Manuscrit trouvé à Saragosse chef d’œuvre de la littérature francophone est un texte magique. C’est-à-dire, au sens étymologique du mot persan d’où dérive les termes Mages et Magie, « porteur de Science et de Sagesse ». Et ce, à plusieurs degrés…
D’abord, par son auteur Jean Potocki (1761-1815)
Grand Seigneur polonais, éduqué en Français par une mère qui refusait de parler polonais, doté d’une culture encyclopédique, impliqué dans la vie politique de son pays : il est d’abord et avant tout un grand voyageur et un grand savant à l’instar d’un Volney ou d’un Humboldt. C’est un ethnolinguiste spécialiste des langues slaves mais qui visita aussi toute la Méditerranée, dont les pays musulmans (Maroc, Égypte) et eut sans doute des contacts avec les sectes hermétiques de ces pays.
Il se rendit aussi en Sibérie et même en Mongolie. Il sera fait Chevalier de l’Ordre de Malte et vraisemblablement franc-maçon. Il se frotte aux évènements révolutionnaires et tente de participer à l’émancipation de son Pays. Il sera à la fois Imprimeur, Publiciste et ouvrira un cabinet de lecture : activités que l’on retrouvera à maintes reprises dans le Manuscrit.
Il aura ensuite des missions de diplomate, peu couronnées de succès. Se passionnera pour l’Antiquité, la Philosophie, la Chronologie et même les mathématiques qu’il enseigne à ses enfants issus de son second mariage. Son intérêt intellectuel pour les mathématiques est patent dans le Manuscrit.
Passionné par les peuples nomades et les Bohémiens, il préfigure en quelque sorte le Gypsy Scholar, version de l’intellectuel libre de ses questionnements et refusant l’académisme. Écrivain prolifique, il publiera peu et à peu d’exemplaires. Son suicide en 1815 contemporain de celui de l’Empire trahissait-il une certaine désillusion sur son époque ?
Puis par son origine en tant que texte
Il est quasi certain que ce texte ne fut jamais réellement retrouvé à Saragosse ni écrit dans cette ville même si Potocki passa par l’Espagne au cours de ses voyages. Si le texte initial semble avoir été écrit en Français, l’œuvre ne fut pas publiée dans sa totalité et des soixante-six journées qui la composent seules les treize premières Journées furent imprimées sous forme de placard à Saint-Pétersbourg, mais non mises dans le commerce pour les diffuser. Edmond Chojecki, autre grand voyageur polonais, installé en France en 1844, fuyant les persécutions politiques, publia à Leipzig en 1847 une traduction intégrale en polonais, d’après un manuscrit en français qu’il tenait des archives de la famille Potocki, manuscrit qu’il aurait ensuite détruit, chose étrange de la part d’un homme qui occupa en France et en Algérie des postes de bibliothécaire dans des institutions renommées.
L’œuvre telle qu’elle peut aujourd’hui se lire dans sa langue initiale, le Français, résulte de la compilation des différentes versions retrouvées en Europe témoignant du long travail de l’auteur n’hésitant pas à remettre plusieurs fois et à différentes époques de sa vie « l’ouvrage sur le métier ». Il est d’ailleurs quasi certain que Potocki ne la vit jamais ainsi.
Ensuite par son contenu
Le jeune Alphonse Van Worden, figure du Chevalier héroïque, arrive en Espagne pour devenir capitaine des Gardes wallonnes, il est vite entraîné dans une étrange épreuve fantastique, initiatique et libertine sorte de roman picaresque après l’heure. Pendant les deux mois qu’il passe dans la Sierra Morena, il est d’abord confronté à plusieurs épreuves réellement horrifiques autour d’un gibet, destinées à créer une angoisse mortelle source d’autres connaissances.
Il y rencontrera plusieurs personnes étranges : Ermite, Bandit d’honneur, Cabaliste, Scheik, Alchimiste, Encyclopédiste et surtout des figures de la féminité séductrice et amoureuse qui lui racontent l’histoire de leur vie, où interviennent d’autres narrations faites par d’autres personnes qui relatent à leur tour les récits qu’elles ont entendus par une suite d’enchâssement des nouvelles destinées à perdre le lecteur pour l’obliger sans doute à une lecture nécessairement plus approfondie. Le décompte de tous les personnages reste à faire.
Le Manuscrit devient une sorte de jeu de l’Oie ou chaque narration ouvre des possibilités multiples et contrastées. Grand voyageur, Potocki sait que le monde ne peut être vu sous un seul regard et qu’il n’y a pas qu’une seule vérité. Chacune de ces histoires est une nouvelle et l’on ne peut s’empêcher de songer à l’Argentin Borgès, grand lecteur et polygraphe de génie. La technique de l’« enchâssement » consistant à inclure un récit dans un autre qui lui-même contiendra une autre histoire fut repris au XXe siècle dans Locus Solus et Impressions d’Afrique par un autre dandy de la littérature Raymond Roussel, grand voyageur, inventeur du camping-car et « suicidé » de la littérature encensé post mortem par les surréalistes.
Enfin par son propos
Le roman aborde les différentes sociologies d’une Espagne gavée de richesses ultramarines et déjà sur le déclin. Ce qui est sur c’est que le Manuscrit est un roman qui se lit à plusieurs niveaux et que les allusions hermétiques de l’auteur invitent à chercher plus loin et dans plusieurs directions. Les différentes philosophies et religions y sont considérées : la région où se déroule le roman est celle proche des derniers royaumes Maures ou l’Inquisition s’illustra par la force et la violence pour convertir les hérétiques de tout poil : ces montagnes isolées furent le refuge des pratiques cachées.
Le thème du Juif errant permet de revenir aux sources du monothéisme et d’une possible transition entre les religions égyptiennes et judaïques. On ne sait si l’auteur connut Joseph Balsamo, l’aventurier, escroc et autre grand voyageur à l’origine du rite dit de Misraïm, Joseph Balsamo plus connu sous le nom de Cagliostro. Si ce n’est aux mêmes époques, ils ont cependant visité les mêmes lieux, dont l’Égypte. En tant qu’écrivain Potocki annonce les romantiques, les premiers fantastiques (Shelley, Lewis) et bientôt la science-fiction. On ne peut à la lecture de certains passages de s’empêcher de songer à d’autres « scandaleux » et aventuriers de ses contemporains que sont Sade et Choderlos de Laclos. Deux films, un polonais et une série française, reprendront en partie ce roman. Peu publié, Jean Potocki a aussi été plagié et non par les moindres, notamment Pouchkine et Nodier.
Il y a des livres que l’on ne quitte jamais vraiment, ainsi reste on un peu dans l’ile de Robinson ou le fleuve d’Au cœur des Ténèbres. Il en est sans doute de même pour Le manuscrit retrouvé à Saragosse qu’il faut lire, relire et faire connaître.
Marc Gentili