Liberté dans la montagne de Marc Graciano, Ötzi le vieux n’était pas seul…

Ötzi !
C’est son nom.
Celui qui lui fut donné près de 5000 ans après sa naissance par ses découvreurs – ses inventeurs ?
Il serait mort à 45 ans. Avec toutes les balivernes qu’on nous raconte sur l’espérance de vie – le progrès fulgurant par la modernité de sa longévité – autant dire qu’il était vieux. Très vieux. Pourquoi courait-il ainsi les Alpes à y gravir des cimes ? Un Naramaya. Un rassemblement d’âmes défuntes ?
marc graciano, liberté dans la montagneÖtzi – je ne me rappelais plus du nom et ignore le sien –, c’est son souvenir qui a surgit après la lecture des cinq premiers chants de Liberté dans la montagne, le magnifique roman de Marc Graciano. Parce qu’Ötzi, le vieux, n’était pas seul. Il y avait la petite. « Quelquefois le vieux tenait la main de la petite mais, le plus souvent, il la laissait voyager seule autour de lui. » C’est sans doute la raison pour laquelle Erika et Helmut ne l’ont pas retrouvée, dans ce glacier du Hauslabjoch en 1991. Pensez, même si les voyages rapprochent parfois, il arrive que les mains se perdent.
Au sixième chant – mais s’agit-il de cela ? – l’envoûtement opérait. Le vieux portait bâton, son extrémité supérieure était ceinte d’une coiffe. Le sixième chant, composé de deux phrases, la décrit. Je vous recopie la première : « La coiffe possédait la rémige d’une corneille et la rémige était d’un noir de jais que la lumière du jour lorsqu’elle changeait, ou alors le mouvement de la plume lui-même au sommet du bâton durant la marche, moirait de gris et la coiffe possédait une rémige d’autour et la rémige était grise et elle était finement striée de noir et la coiffe possédait la rectrice d’une buse et la rectrice était fauve avec des bandes noires et la coiffe possédait la rémige d’une effraie et la rémige était rousse et doucement floconnée de gris et la coiffe possédait aussi la toute petite alule d’un geai et la plume était bleu vif et elle était striée de noir et la coiffe possédait la penne du héron et la penne était bleu gris comme de l’ardoise claire et la coiffe possédait la plume d’une grue et la plume était uniformément du même gris que le pelage d’une souris et, à son extrémité, les barbes de la plume étaient rares et effilées. »
Ah ! C’est agaçant, je suis sûr que lire cet extrait. Comme ça. Sur un écran. Sans avoir entendu les cinq premiers chants. Ne procure pas cette sensation intense. Celle que l’on peut commencer à éprouver à ce moment du récit. Composé de dix-neuf tableaux qui longent la rivière lorsqu’on en cherche la source. Autant de nœuds facilitant l’ascension. Malgré la troupe, le combat, l’échafaud, le marais, la poursuite et la fièvre.
C’est agaçant parce que ce qui pourrait être pris par un lecteur distrait comme répétitions, liaisons douteuses est précisément leur absence, comme dans ces invocations où lentement nous tournons autour d’un pivot avec ce « et » descriptif et ce « puis » temporel. Leur absence parce qu’à mesure que ce récit vous prend, vous ne les voyez plus. Elles bercent votre lecture et vous amènent à penser au-delà. Cette liberté de contempler les cimes que nous n’atteindrons pas.
Ötzi n’y est pour rien – il m’a bien aidé pourtant. Il s’agit du Moyen Âge. Un temps bien proche. Les mots ne nous trompent pas. Ni ce souventefois de la quinzième ligne, ni la présence d’une épée, d’une muraille, d’un gibet, d’une abbaye, d’une coquille Saint-Jacques. Que sais-je ? Sa modernité.
Le temps ne compte pas. Il est passé. Nous sommes l’avenir de ce récit. Son après. Quoi que nous puissions penser d’aujourd’hui, nous savons que l’hier n’était pas bouché. Il est lentement optimiste à mesure que la petite et le vieux gravissent ce col. Ce passage entre deux aiguilles. Celui qui nous relie. Comme le saumon et la pie.
En refermant ce livre, j’ai repensé à La Route de Cormac McCarthy. Des correspondances, une inversion. L’homme et le petit. Ils descendent. De nous, de notre époque, vers le Sud. Le gris. Toujours le gris. Même transmission d’une génération à l’autre. La perpétuation des rites. Mais ça se déroule demain et si les quelques dernières lignes offrent un espoir, il ne peut être que tragique. Parce que demain et son après. Nous n’y pouvons rien.
Liberté dans la montagne, lisez-le, de préférence en plein air, et pourquoi pas en marchant aussi à faire craquer des brindilles de bois. Ce que je fis. Vous l’aimerez ou il vous étonnera. Les deux, je l’espère.

Le vieux était un vétéran
Un sage.
Un fou.
(fin du 13e chant de La Rivière – 1er chapitre)

Christian Domec

Liberté dans la montagne de Marc Graciano, éd. Corti, janvier 2013, 311 p., 19,50€

 

Extrait

1

Depuis bien des jours le vieux cheminait avec la petite le long de la rivière. Quelquefois le vieux tenait la main de la petite mais, le plus souvent, il la laissait voyager seule autour de lui. À cette fin, le vieux veillait à libérer la petite de tout faix. Le vieux veillait aussi à toujours régler son pas sur celui de la petite. Le vieux marchait doucement et quand la petite découvrait une chose inconnue et qu’elle s’arrêtait pour l’observer et qu’elle s’accroupissait sur les talons et qu’en se grattant impudiquement les fesses elle questionnait le vieux, le vieux s’arrêtait aussi. Le vieux interrompait leur voyage et, chaque fois qu’il le pouvait, il nommait à la petite ce qu’elle voyait. Chaque fois qu’il le pouvait, le vieux enseignait la petite sur les êtres et sur les choses qu’ils rencontraient. Le vieux nommait à la petite toutes les choses qu’elle découvrait et, quand il le connaissait, il lui en décrivait l’usage. Souventefois aussi, la petite demandait au vieux l’origine des choses et le vieux faisait toujours l’effort de lui répondre le plus sérieusement et le plus complètement possible mais, quand il ignorait la réponse, le vieux l’avouait à la petite.

2

Presque toujours en fin de journée, parce qu’elle était fatiguée, la petite demandait à être portée. Le vieux prenait alors la petite dans ses bras ou bien il la laissait grimper sur son dos. La petite s’affourchait sur le dos du vieux en accrochant ses bras autour du cou du vieux mais inexorablement, à cause des cahots de la marche, son corps finissait par glisser vers le sol et, de ce fait, elle étranglait le vieux. Le vieux tançait alors la petite et il lui demandait de mieux se tenir et, d’un brusque mouvement de hanches, il la remettait droite sur son dos mais quand, malgré ses remontrances, la petite recommençait à mollement se laisser aller et à l’étrangler de nouveau, le vieux la reposait à terre. Le vieux savait alors qu’il était temps de faire étape.

3

La petite était sortie de l’infans. Elle avait les membres allongés et amincis par la croissance et elle était autonome dans ses déplacements et elle était capable d’un début de raisonnement et elle était capable de jugement et elle était aussi capable d’affirmer ses goûts naissants mais elle avait gardé cependant de la gaucherie et de la maladresse dans ses mouvements. Elle avait aussi conservé, comme une petite enfant, le besoin d’établir, à temps réguliers, un contact physique avec le vieux. Quelquefois aussi, la petite s’effrayait des choses et des êtres inconnus rencontrés sur le chemin et elle cherchait alors refuge dans les bras du vieux.
Le vieux acceptait la petite dans ses bras chaque fois qu’elle le voulait.

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