Marc Perelman a publié, aux éditions du Détour en 2021, 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu. Depuis le choix de Paris proclamé par le CIO le 13 septembre 2017 pour organiser les Jeux Olympiques à partir du 26 juillet 2024, jour J des Jeux, il ne se passe pas un seul jour sans qu’un reportage ou un éditorial de la presse nationale et régionale ne soit consacré à la plus spectaculaire manifestation sportive mondiale, à la manière de ce que fut le bicentenaire de la Révolution en 1989. Cette fois, la fête, centennale, rappelle les Jeux parisiens de 1924, et nous abreuve d’un diluvien discours de louange et d’exaltation, sans rappel d’une seule fausse note et indignité. Ou presque.
Plus investigateur peut-être que ses confrères, un journaliste s’est attaché à détailler le programme et les préparatifs, sans oublier les défauts et accrocs qui ont fait tache dans cet unanimisme et ce concert de félicitations : Marc Perelman s’est lancé dans une enquête au titre provocateur, ou amusé selon les points de vue : 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, publié par les éditions du Détour en 2021.
Quelques fausses notes, il est vrai, nous avaient mis la puce à l’oreille pour rappeler, dans ce médiatique ruissellement d’optimisme et de bonheur annoncé, que tout n’est pas ou n’a pas été un tapis de roses pour ouvrir le chemin vers le « barnum » de l’été prochain. Les médias avaient relevé quelques accrocs pouvant ternir la surface lisse et vernissée du tableau olympique. À commencer par les sommes brassées par le comité d’organisation français et son président, Tony Estanguet, bénéficiaire d’un salaire annuel de 270000 euros depuis 2018, problématique dans le cadre d’une association loi 1901, au point d’alerter le Parquet national financier. Pour charger la barque, sans mauvais jeu de mots, on apprend de mois en mois que l’eau de la Seine où nageront les triathlètes conserve, à trois mois de l’événement, des taux d’infection aux entérocoques largement supérieurs aux normes sanitaires qui, en temps normal, interdiraient aux Parisiens de piquer une tête dans le fleuve. Un fleuve le long duquel se masseront 300000 spectateurs, le jour de l’ouverture des Jeux, le 26 juillet, loin des deux millions prévus initialement, sécurité oblige en ces temps d’attentats politiques où la France est une cible de choix pour le terrorisme international. Autant de spectateurs en chair et en os qui assisteront, en même temps que les trois milliards de téléspectateurs, à un inédit défilé d’ouverture porté par les eaux de la Seine « qui traverseront le village olympique, contribuant à fournir aux athlètes un aperçu de la beauté de la France ainsi qu’une atmosphère paisible, idéale pour la concentration et la relaxation », nous dit avec enthousiasme le CIO, attaché à valoriser cet inédit spectacle aquatique gracieusement offert à ceux qui n’auront pas peur de rester debout sur les deux rives tarifées 90 euros à qui voudra poser son séant en tribune et… 2700 euros aux bonnes âmes fortunées, sises aux côtés des personnalités officielles ! Quant aux hébergements, le prix des chambres, quelles qu’elles soient, proposées à la location par le seul Airbnb pendant les JO se situerait autour de 500 € la nuit, « ce qui correspond plus ou moins au prix d’un hôtel 4 étoiles », annonçait le quotidien Ouest France en décembre dernier. Les hôteliers, et les particuliers, proposeraient des chambres pour le seul jour de l’ouverture à plus de 1000 euros !
L’architecte et sociologue, Marc Perelman, peu enclin à admirer le spectacle sportif, y va de sa virulente critique dans ce livre au titre et ton séditieux. Pour lui, « le sport constitue le principal facteur d’aliénation de notre temps », avait-il déjà écrit en 2010 dans L’Ère des stades. Genèse et structure d’un espace historique, psychologie de masse et spectacle total. Les JO de Paris vont donc être le champ d’investigation de ses théories dissidentes et rebelles et notre homme va détailler amplement toutes les brèches idéologiques, philosophiques et politiques qui, selon lui, tranchent dans cet unanimisme de la célébration sportive et ce concert de louanges médiatiques à tout va.
Célébration, le mot n’est pas trop fort dans un siècle où l’Amérique et l’Europe portent le sport au niveau d’une véritable religion, écrit Marc Perelman, « avec sa doctrine – la Charte olympique –, leurs officiants – les dirigeants –, leurs espaces sacrés – les stades –, leurs cultes, souvent primitifs, leur liturgie et leurs fidèles, leurs excommuniés et leurs dissidents, leurs enfers – les dopés –, et leur paradis – le podium –, bref leur propre religion, certes profane, où la foi est obligatoire ; doxologie vivace, immortelle, ponctuée par les olympiades tous les quatre ans ».
Le choix de Paris n’était pourtant pas joué d’avance et Anne Hidalgo n’a pas toujours été le fer de lance de la cause parisienne. En 2014 puis 2015, elle affirmait sans ambiguïté sur BFM et dans Le Figaro : « Les Jeux, c’est très joli mais il n’y a pas une ville engagée pour les Jeux qui s’y soit retrouvée sur le plan financier. […] Les Jeux, ça coûte cher, la candidature coûte cher. Et les Jeux dispendieux, ce n’est pas d’actualité. »
Autres temps, autres mœurs, donc, et la Maire de Paris se fera finalement l’ardente ambassadrice de la cause sportive, une cause dont le patron du CIO prétend même faire le socle d’une philosophie générale de l’existence, ni plus ni moins ! « Le sport continue d’être indispensable aux sociétés, dit-il, et constituera le lien permettant de répondre aux grands défis sociétaux actuels et futurs. Les Jeux de Paris 2024 montreront que la pratique du sport favorise les changements positifs dans des domaines aussi divers que l’éducation, la santé, la cohésion sociale et le bien-être. » La jeunesse sportive, se demande Marc Perelman, mi-amusé, mi-inquiet, devrait-elle bien avoir aussi « comme modèle des athlètes et non des écrivains ou des artistes » ? Le président de l’université de Nanterre de 2012 à 2020, Jean-François Balaudé, ne semble pas loin de penser, lui aussi, que « les JO participent de l’humanisation de l’homme, qui a forgé son humanité par la course » (in: The Conversation, 22 août 2016). Et la Charte olympique a tout pour lui donner raison, qui promeut « un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect des principes éthiques fondamentaux universels, […] le développement harmonieux de l’homme, la compréhension mutuelle et l’esprit de fair-play, [qui rejetteront] toute forme de discrimination à l’égard d’un pays ou d’une personne. » Les Jeux de Berlin, en 1936, en plein nazisme triomphant, avaient pourtant bien tordu le cou à ces principes d’honneur, de valeur et d’égalité, principes dont un certain Jesse Owens allait être le vivant symbole sous le regard furieux d’un Adolf Hitler quittant immédiatement la tribune après la victoire de l’Américain en finale du sprint devant les Allemands aryens. On sait aussi que c’est le Parti communiste chinois qui avait organisé, et lui seul, les Jeux de Pékin de 2008. Qui voudra bien croire que la Chine place les droits de l’homme au centre de son action politique ? Certainement pas les Tibétains. Un CIO prêt à toutes les compromissions ? Surtout prêt à toucher, et lui seul, les juteux et exclusifs royalties de l’entreprise de droit privé qu’elle entend rester face aux droits nationaux des pays d’accueil des Jeux.
Voilà donc bien des discours olympiques qui peuvent plaire et complaire à toute forme de gouvernement, démocratique ou totalitaire, dans « une dynamique irrésistible de captation », écrit Marc Perelman ajoutant avec ironie : « Hors du sport, point de salut ! ». Compris ? Alors rompez les rangs, dissidents de l’olympisme ! Et que tout débat ne soit plus jamais de mise ! L’opportunité d’un référendum sur l’intérêt économique, politique et environnemental de ces Jeux n’aura d’ailleurs jamais été évoquée dans les moindres discours des gouvernements et de la haute administration française, ni dans un seul paragraphe du dossier de candidature. À quoi bon ? « Les athlètes olympiques concourront dans un décor symbolisant la liberté, l’égalité et la fraternité mais aussi le rêve, le romantisme et la joie ». Pas moins ! Quant à la classe politique, elle ne fera guère entendre de voix discordantes. Seuls, ou à peu près, Danielle Simonnet, élue de La France Insoumise, et le footballeur Vikash Dhorasoo dénonceront « une catastrophe écologique et sociale » devant la caméra de FranceTVInfo et dans les colonnes de L’Express en novembre 2019, leur préférant des Jeux « émanant de la souveraineté des peuples et non des multinationales via un CIO opaque, gangrené par la corruption ». Pour n’être pas en reste, nos deux complices, sans crainte de passer pour des passéistes, opteront pour l’organisation de « Spartakiades relookés » opposées aux « Jeux capitalistes ». Pour eux, et nombre d’autres adversaires des Olympiades, les Jeux, au principe ressassé du « Citius, altius, fortius », plus vite, plus haut, plus fort, sont « le pendant sportif de la lutte de tous contre tous du système capitaliste actuel », serment torturé par les faits de dopage régulièrement avérés et l’image d’une flamme relayée de villes en villes, trouvaille de l’Allemagne nazie pour les JO de 1936.
Quant aux écologistes, leurs propositions iront vers des « Jeux écosportifs alternatifs » ou « Ecolympiques ». Des positions et propositions bien souvent solitaires et bien rarement solidaires entre partis de gauche…
Anne Hidalgo refusera, elle, d’offrir un référendum aux habitants de la capitale, ce qui ne fut pas le cas à Hambourg, Rome ou Budapest, capitales où les Jeux 2024 ont été rejetés après vote de l’équipe municipale ou des habitants : « La question sans nuance, oui ou non, ne permet pas le débat. Les Jeux, ce n’est pas un sujet manichéen » écrira-t-elle dans Le Monde du 14 juillet 2017. Les membres du CIO s’en frotteront les mains !
L’écologie n’est pas pour autant mise à l’écart, plaideront le CIO et le Comité olympique français. À commencer par les constructions nouvelles qui architectureront le village olympique et bénéficieront de « toutes les solutions localisées de production d’énergies renouvelables » conçues pour un recyclage des matériaux et une reconversion des habitats des années post-olympiques. À y regarder de près, les bâtiments projetés et à présent construits ne sont malheureusement que des « blocs de béton » qui ont artificialisé des espaces considérables de verdure et n’ont, selon Marc Perelman, pas plus « d’intérêt architectural que les anciennes cités dortoirs. »
Quant à l’architecture et les bâtiments historiques de la ville de Paris, on assiste à ce que Marc Perelman appelle une « olympisation » (néologisme attribué à Pierre de Coubertin) des monuments. À commencer par Notre-Dame de Paris dont la réouverture, après son incendie et l’effondrement de sa flèche, devra coïncider, peu ou prou, avec le temps des Jeux, ordre donné par Emmanuel Macron au Général Georgelin, rugueux commandant en chef de l’opération de reconstruction, en lieu et place de Philippe Villeneuve, architecte en chef des monuments historiques, sommé sans ménagement par notre officier supérieur de « fermer sa gueule » ! Tous les bâtiments et lieux de mémoire de ces bâtiments iconiques de la capitale devront être ainsi « durablement colonisés par l’olympisme ». « Et pourquoi pas, en attendant mieux, une flèche éphémère en forme d’anneaux olympiques ? » se demande avec une piquante ironie notre sociologue des Jeux ! Peu à peu, les édifices parisiens majeurs porteront frontalement les cinq anneaux du symbole olympique, Hôtel de Ville en tête bien sûr, suivi par la Tour Eiffel, le Musée du Louvre, les Grand et Petit Palais, la BNF, la Place de la Concorde, avec, en point d’orgue, la « merveilleuse histoire des JO projetée sur la façade de l’Arc de Triomphe soigneusement expurgée de ses côtés sombres et de son histoire coloniale » sous les mandats des complaisants Pierre de Coubertin, Avery Brundage ou Juan Antonio Samaranch, présidents aux discours mâtinés de racisme, d’antisémitisme et de fascisme, excusez du peu !
L’architecture et les bâtiments historiques et mémoriels de la capitale ne seront pas les seules cibles d’un détournement d’image et de représentation. Les financements, eux aussi, selon Marc Perelman, seront au cœur de cette dérive, non plus symbolique, mais plus concrète et matérielle, et plus rude à ressentir pour les contributeurs de l’impôt que sont les collectivités et les citoyens. La dépense publique sera l’autre victime de l’imprudence financière des prévisionnistes de l’olympisme. « Les budgets des JO dépassent en moyenne de 179% les prévisions » ont constaté deux chercheurs de l’université d’Oxford. Record absolu pour les JO de Pékin avec « un budget initial multiplié par 12 » ! Seuls, les JO de Los Angeles ont échappé à la règle, sauvés, il est vrai, par un financement exclusivement privé.
En fait, les candidats aux JO, quel que soit le pays d’accueil, minimisent les prévisions financières pour les faire filer vers des sommets, une fois le choix du CIO arrêté ! « C’est la malédiction du vainqueur », constate Wladimir Andreff, économiste du sport.
Et puis, les JO, « c’est l’union sacrée », diront de conserve la socialiste Anne Hidalgo, d’abord contemptrice des Jeux devenue peu après héraut de la candidature de la capitale, et le chiraquien Guy Drut, membre du CIO, ancien champion olympique du 110 mètres-haies, condamné pour financement illégal du RPR, puis amnistié par… Jacques Chirac lui-même !
Quant au département de Seine-Saint-Denis, censé bénéficier des Jeux pour faire grimper le taux d’emploi local et l’activité économique, rien n’est moins sûr. Les acteurs économiques ne prévoient que 4000 emplois temporaires, épaulés par 70000 bénévoles, aucun travail pérenne en perspective. Le tourisme, on le sait depuis les Jeux de Londres, ne bénéficie pas plus d’un tel événement, bien au contraire, les visiteurs d’un jour se dirigeant plus vers les stades que vers les cathédrales, monuments et musées. Pire, la population locale, devant les coûts inflationnistes des logements locatifs, fuient le « 9-3 ». Les JO sont « une centrifugeuse sociale, où les pauvres sont systématiquement éloignés de leurs quartiers d’origine », rappelle Marc Perelman, comme l’ont montré les villes de Londres, Athènes, Sotchi ou Rio.
Bref, voilà bien des perspectives éloignées des attentes gouvernementales et départementales, dont il n’est pas illégitime de se demander si elles sont véritables et non pas l’effet d’un discours de la plus banale des propagandes politiques, loin de la sincère recherche du bien-être des populations et l’amélioration de ce qu’il est convenu d’appeler le « vivre-ensemble ».
Pour clore son livre, et enfoncer le clou, Marc Perelman ne manque de nous présenter un florilège des déclarations de Pierre de Coubertin. « Pour le timide, le faible et l’indolent, la vie n’est pas tenable. Il y a deux races distinctes : celles des hommes au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée et celle des maladifs à la mine résignée et humble, à l’air vaincu. Eh bien, c’est dans les collèges comme dans le monde : les faibles sont écartés ; le bénéfice de cette éducation n’est applicable qu’aux forts ! » a déclaré le chantre de l’olympisme en 1887, un homme qui ne manquait pas d’affirmer, non plus, en 1914, que « le sport épurera les Lettres et tuera l’érotisme en lui enlevant ses lecteurs. Ce cancer littéraire, dont les générations précédentes s’étaient flattées bien étrangement d’annihiler l’action délétère, ne peut être combattu que par l’hygiène intégrale de l’esprit réalisée en procurant à la jeunesse des distractions honnêtes ! » Le grand homme des Jeux affichera aussi un colonialisme, un antisémitisme et un culte de la force physique et de la violence politique bien dans l’air du temps entre les deux conflits mondiaux. « Les Jeux de Berlin en 1936 ont été très exactement ce que j’ai souhaité qu’ils fussent. À Berlin on a vibré pour une idée que nous n’avons pas à juger, mais qui fut l’excitant passionnel que je recherche constamment. […] Cette glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement immense que [les Jeux] ont connu » (in : L’Auto, 4 septembre 1936, « Comment Monsieur de Coubertin conçoit les Jeux olympiques », article de Fernand Lomazzi). Ouf, n’en jetez plus !
►Marc Perelman, 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Editions du Détour (Bordeaux), 2021, 191 p., ISBN 979-10-97079-50-5, prix : 18 euros.
►À lire aussi ce très intéressant article de l’hebdomadaire Marianne sur les Jeux de Berlin de 1936: https://www.marianne.net/societe/le-fantome-de-coubertin-et-une-mystique-d-extreme-droite-planent-sur-les-jo