Il y a 38 ans, le 22 janvier 1981 très précisément, Marguerite Yourcenar prononçait son discours de réception à l’Académie française. Fait sans précédent puisqu’elle était la première femme admise sous la Coupole d’une institution créée par Richelieu en 1635.
Elle fut élue le 6 mars 1980 au fauteuil de Roger Caillois. Après des sollicitations réitérées et initiées dès 1977, année où elle reçut le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Jean Dausset, de l’Académie des sciences, l’avait approchée cette année-là pour qu’elle pose sa candidature. Sans succès. « Elle refuse », avait écrit dans ses carnets Grace Frick, sa compagne. Claude Gallimard s’y attela aussi, en janvier 1978. Nouveau refus, mais plus nuancé : elle ne découragera pas l’effort de ceux qui tiendront à l’élire, lui répond-elle.
L’homme qui œuvrera le plus fortement pour la présence de Marguerite Yourcenar au milieu des Quarante immortels fut Jean d’Ormesson, « Jean d’O » pour ses amis et admirateurs. L’opposition dans les rangs académiciens fut assez vive, parfois discourtoise et inélégante, au mieux futile. N’est-elle pas Belge ? Voire Américaine réfugiée dans sa lointaine île du Maine ? La préséance, en sa qualité de femme, la fera-t-elle passer devant des académiciens plus anciens et plus âgés ? « À l’Académie nous vieillissons entre nous. Comment supporterons-nous de voir vieillir une femme ? » ira même jusqu’à dire avec cynisme un académicien, rapporte Josyane Savigneau, sa biographe.
« Jean d’O » lui-même fit l’objet d’attaques de ses pairs. André Chamson, 80 ans, traita le « jeune » d’Ormesson (âgé de 54 ans, quand même !) de « galopin » attiré, dans l’affaire, uniquement par les caméras, comme c’est son habitude ! Avec son savoir-faire et sa diplomatie coutumière, Jean d’Ormesson retournera la situation et arrivera à ses fins, rappelant que son ami Roger Caillois lui avait dit qu’elle était « une proie toute désignée pour l’Académie ».
Marguerite Yourcenar prononça un discours tout d’élégance, d’équilibre et d’érudition. « C’est seulement il y a un peu plus ou un peu moins d’un siècle que la question de la présence de femmes dans cette assemblée a pu se poser », souligna-t-elle. Elle y rappela que Germaine de Staël n’eût pu sans doute y être admise, d’ascendance suisse et mariée à un suédois, tout comme la généreuse et très turbulente George Sand, « si admirablement femme », ou Colette, elle-même pensant « qu’une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix, et je ne puis qu’être de son avis ». Suivant ce principe, Marguerite Yourcenar ne rendit donc visite à aucun académicien avant l’élection, dérogeant ainsi à la tradition. Avec justesse et opportunité, elle rappela aux académiciens le rôle des femmes de l’Ancien Régime, « reines des salons et des ruelles », plus portées à inspirer les écrivains qu’à se mettre en avant et se souciant « fort peu d’être elles-mêmes candidates et franchir votre seuil », s’épargnant de mettre ainsi à mal « leur souveraineté féminine ».
Après son élection, Marguerite Yourcenar brilla par son absence aux séances de travail. « J’y suis allée une fois. Ce sont de vieux gamins qui s’amusent ensemble le jeudi. Je crois qu’une femme n’a pas grand-chose à faire là-dedans », dira-t-elle, un brin distante et amusée.
Depuis ces trois dernières décennies et plus, les choses ont bien changé et cette élection fut un déclencheur. Les femmes à présent font partie des Quarante et elles ont été huit élues depuis 1980, historiennes, femmes politiques, écrivains. Le Secrétaire perpétuel est même, depuis 1999, une femme, Hélène Carrère d’Encausse qui, soit dit en passant, tient absolument à garder le genre masculin pour désigner son titre et son rôle.
Être une femme ne suffit toujours pas pour s’asseoir sous la Coupole. Mais être une femme ne suffit plus pour être empêchée de s’y asseoir.
dira Jean d’Ormesson dans sa réponse à l’auteur des magnifiques Mémoires d’Hadrien le 22 janvier 1981.
Jean d’Ormesson la reçoit le 22 janvier 1981 avec ces mots : « Madame, C’est une grande joie de vous souhaiter la bienvenue dans cette vieille et illustre maison où vous êtes, non pas certes le premier venu, mais enfin la première venue, une espèce d’apax du vocabulaire académique, une révolution pacifique et vivante, et vous constituez peut-être, à vous toute seule, un des événements les plus considérables d’une longue et glorieuse histoire. Je ne vous cacherai pas, Madame, que ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous êtes ici aujourd’hui : c’est parce que vous êtes un grand écrivain. »
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