Icône pop pendant les années 60, puis figure de la contre culture musicale dès la fin des années 70, Marianne Faithfull n’a plus rien à prouver… ou presque. En 2014, elle nous avait offert Give My Love to London, un album qui témoignait de sa vivacité artistique toujours intacte. Le 2 novembre prochain, elle nous présentera Negative Capability, sans doute l’un de ses albums les plus personnels.
Le nom de Marianne Faithfull fut très souvent associé à celui des Rolling Stones, étant en grande partie connue pour avoir été la muse de Mick Jagger pendant les années 60. Sa vie a pourtant été articulée autour d’une carrière artistique bien remplie qui dure depuis 54 ans. Ayant été l’une des icônes de la musique populaire anglo-saxonne, elle fut également actrice pour le cinéma et comédienne de théâtre, sa première ambition. À certains égards, sa vie personnelle peut être considérée comme ayant été très mouvementée : après s’être remise de certaines périodes de vie difficiles, elle a subi des accidents physiques qui l’ont fragilisée pendant un temps. Cela n’a heureusement pas entamé sa foi en la vie et ne l’a pas empêché de continuer d’écrire et de mettre à profit son énergie artistique. Ce travail lui avait ainsi permis de sortir il y a 4 ans, Give My Love to London, album réussi pour lequel elle s’était entourée de musiciens et de compositeurs de renom, parmi lesquels l’ex Pink Floyd, Roger Waters, et Anna Calvi. Ayant continué sur cette lancée, elle a retrouvé son équipe de musiciens pour la réalisation de Negative Capability, le 21e album de sa carrière qu’elle s’apprête à dévoiler le 2 novembre prochain.
Ce titre (« capacité négative ») désigne un concept poétique qui avait été développé par John Keats, poète romantique anglais du XIXe siècle. Cette qualité, attribuée à l’origine au poète et dramaturge William Shakespeare, renvoie à la capacité chez l’homme de s’abandonner aux doutes et aux incertitudes sans chercher à rationaliser sa pensée. Il s’agit ainsi d’une recherche tournée davantage vers une beauté artistique que vers une pensée totalement cartésienne. Dans le cas de l’album de Marianne Faithfull, les chansons qui le composent sont marquées pour la plupart par une certaine introspection et résonnent comme une sorte de catharsis. En effet, comme elle l’a elle-même déclaré, la chanteuse britannique a voulu que cet album soit le plus sincère possible. Une démarche qui est loin d’être anodine, étant donné que d’ordinaire, elle se garde de dévoiler sa vie privée et d’évoquer des souvenirs parfois douloureux. Mais récemment, elle avait fait exception à cette règle et était revenue sur sa vie et sa carrière lors de sa dernière tournée, dans le cadre d’un documentaire réalisé par Sandrine Bonnaire et diffusé cette année sur la chaîne Arte. À cette occasion, elle avait d’ailleurs confié préparer son dernier album et avait dévoilé la démo de la chanson No Moon in Paris, composée par Ed Harcourt.
À l’image de cette « capacité négative » qu’a voulu incarner Marianne Faithfull, on ressent une réelle recherche de beauté dans le discours musical qu’elle a élaboré avec ses musiciens dans ses chansons. L’instrumentation de la plupart d’entre elles est caractérisée par un effectif instrumental et un jeu élaboré, qui vise davantage une expression profonde des sentiments (affects) que les débordements de passions. À ce sujet, il faut mentionner le rôle central du pianiste Ed Harcourt, dont les mélodies et les enchaînements d’accords résonnent de façon très expressive. De même, le jeu du guitariste Rob McVey est lui aussi assez sobre, comme c’est souvent le cas dans le « folk revival » : alternant entre accords plaqués (Misunderstanding) et « pickings » paisibles (It’s All Over Now, Baby Blue), il accompagne de façon juste le chant de Marianne Faithfull et trouve toute sa cohérence dans l’instrumentation. Quand au jeu du violoniste Warren Ellis, membre des Bad Seeds de Nick Cave, il semble viser davantage la sensibilité que la virtuosité, privilégiant les valeurs rythmiques longues aux ornements et s’alliant parfaitement à la voix de Marianne Faithfull.
Dans les paroles de ces chansons, elle semble exprimer les combats personnels qu’elle continue de mener, évoquant en subtilité les difficultés qu’elle a rencontrées pendant sa vie et les évènements tragiques auxquels elle a fait face. Sa chanson Born to Live, par exemple, est dédiée à son amie Anita Pallenberg, célèbre figure allemande de la mode et des arts, décédée l’année passée et qui fut un temps la compagne de Keith Richards des Rolling Stones. Plus généralement, il est question d’amour dans cet album : celui qu’elle ressent pour les personnes qui lui sont chères. Elle semble exprimer cette même affection de façon déchirante dans sa chanson Don’t Go, l’une des plus poignantes de l’album, qui évoque le combat contre la maladie et la mort. La charge émotionnelle y est effectivement très forte, particulièrement lors de la montée croissante de la tension dans l’instrumentation, accentuée par le jeu crescendo de cymbale du batteur. Elle n’hésite également pas à exprimer son horreur et ce qui semble être une colère dans They Come At Night, composée par Mark Lanegan et qu’elle a écrit en réaction aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Certains passages des paroles, ainsi que l’instrumentation très lancinante de ses musiciens dans cette chanson, font ressortir l’extrême et insoutenable violence de ces évènements : un parcours harmonique tendu et répétitif en tonalité mineure, avec une basse « pesante » et martelée à la guitare dans le registre grave, accompagnée par les sonorités inquiétantes jouées par Warren et Rob Ellis aux synthétiseurs. Une esthétique qui, sur le plan musical, évoque plutôt le courant post punk et le grunge.
Cependant, on trouve également dans cet album des chansons à l’atmosphère apaisée et presque magique. Preuve en est avec The Gypsy Faery Queen, inspirée du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare et dont la musique fut composée par Nick Cave. C’est d’ailleurs ce dernier qui assure la partie de piano et accompagne Marianne Faithfull au chant, contribuant à conférer le caractère enchanté de l’accompagnement instrumental.
Si Marianne Faithfull a écrit la plupart de ces chansons, co-composées avec ses musiciens et d’autres artistes, son album met également à l’honneur des chansons emblématiques des années 60, période pendant laquelle elle a commencé sa carrière. Elle démontre ainsi son grand talent pour la réinterprétation et confère à ces chansons une atmosphère parfois très différente, mais non moins envoûtante, de celles de leurs versions originales. La première d’entre elles est sa toute première chanson As Tears Go By. C’est ce titre, écrit par Mick Jagger et Keith Richards, qui l’avait fait découvrir au grand public en 1964. Son interprétation originale s’accompagnait d’une instrumentation assez fournie, dynamique et quasi orchestrale (une des conventions de la pop de l’époque). À l’inverse, cette nouvelle version est construite autour d’une instrumentation épurée et confidentielle qui fait l’économie de ces conventions et semble correspondre davantage au sujet nostalgique de la chanson. Son chant semble également mieux exprimer le caractère contemplatif des paroles et la sensibilité qui la caractérise. Parmi ces reprises, on notera également son interprétation passionnée de It’s All Over Now, Baby Blue de Bob Dylan, dont l’accompagnement en « picking » de Rob McVey n’est pas sans rappeler le style guitaristique du même Dylan.
À l’écoute de cet album, on est heureux de retrouver la vocalité si particulière que Marianne Faithfull a entretenue depuis des années. Légèrement irrégulière dans son phrasé, elle a conservé ce timbre grave qu’elle avait acquis et développée depuis l’enregistrement de son album culte Broken English, paru en 1979. À l’instar de personnalités comme Leonard Cohen et de Bob Dylan, Marianne Faithfull semble faire partie des artistes qui ont su tirer profit, avec talent, d’évolutions vocales parfois impressionnantes. Ces transitions auraient pu être considérées comme déclinantes, mais au contraire, leur art leur a permis de sublimer ce changement pour exploiter une autre forme d’expression. De son côté, Marianne Faithfull tire le meilleur parti de sa voix, exploitant les sonorités de chaque syllabe de façon claire et distincte. Elle alterne par moments le chant et la récitation poétique, ce qui, à certains égards, rappelle le style vocal d’interprètes comme Leonard Cohen. C’est cependant sa propre sensibilité et ses émotions qu’elle fait transparaître, dans un style personnel au lyrisme subtil.
On peut ainsi considérer que cet album de Marianne Faithfull a été placé sous le signe de la mélancolie : tout en évoquant ses blessures et ses tourments, elle captive toujours et continue d’exercer le même charme. La chanson No Moon in Paris, l’avant-dernière de l’opus, semble ainsi étonnement lumineuse et évoque presque la douce lumière du rayon de lune recherché par la chanteuse : son instrumentation, enveloppante comme beaucoup des chansons de l’album, est très posée. Elle bénéficie d’un parcours harmonique en tonalité majeure, articulée autour des doux accords et les arpèges joués au piano par Ed Harcourt, ainsi du timbre feutré de l’instrument. Dans le même temps, les mélodies jouées au violon par Warren Ellis viennent se mêler harmonieusement au chant de Marianne Faithfull. On découvre, au fil de la chanson, qu’il s’agit en réalité d’une ultime ode à l’amour ressenti par l’artiste pour ses amis et sa famille. (« As below, then so above, The only thing that stays the same is love. »/« Ici-bas comme dans l’au-delà, la seule chose qui ne change pas, c’est l’amour »). C’est d’autant plus vrai que Marianne Faithfull a elle-même confié avoir écrit cette chanson pendant « un grand moment de solitude », après un soir de Noël passé avec ses proches. Heureusement, la musique a un certain pouvoir de calmer les plaies, aussi intérieures soient-elles. Dans tous les cas, nous aurons le plaisir de partager avec elle ce très bel album et de goûter à sa voix singulière qui résonne maintenant depuis des décennies. À ne manquer sous aucun prétexte…
Le nouvel album de Marianne Faithfull, Negative Capability, comporte 11 titres et a été produit par Warren Ellis – qui joue avec Nick Cave dans les Bad Seeds – et Rob Ellis, collaborateur régulier de PJ Harvey. Dans les bacs le 2 novembre 2018.