Guintche de Marlène Monteiro Freitas
Festival Mettre en scène – Musée de la danse
Soirée composée :
Guintche (Cap Vert) de Marlene Monteiro Freitas & Ciel (Brésil) de Volmir Cordeiro
mercredi 20 et jeudi 21 novembre 2013
Comment peut-on devenir quelqu’un d’autre tout en restant soi-même? Cette quête est le point de départ du solo de Marlene Monteiro Freitas. Guintche est le nom donné par l’impressionnante danseuse capverdienne à un personnage qui subit de continuelles métamorphoses et change constamment de personnalité.
Un boxeur, le visage dissimulé par la capuche de son peignoir, accueille les spectateurs. Au fond de la scène est suspendu un punching bag qu’aucun poing ne viendra frapper. Le solo démarre, sans prévenir, à toute allure. Des pieds nus plaqués au sol par quelque champ magnétique ancrent de longues jambes aux muscles ambrés, aussi lisses que vigoureuses, secouées par un violent balancement des hanches, qui suit le rythme de percussions endiablées et fait vibrer le fourreau de plumes pourpres autour de la taille. Ce balancement syncopé dure déjà depuis des heures, depuis des siècles, depuis plusieurs vies passées ; le temps n’a aucune prise sur lui. Le regard s’élève et découvre le buste qui reste raide, coupé de la partie antérieure, comme suspendu en lévitation. Les épaules marquent le rythme, mais les bras démantibulés n’écoutent pas la musique, d’abord amorphes, ils vont s’avancer en signe de défi, faire battre des ailes invisibles et tourbillonner des serres jaunâtres dont les crochets viennent déchirer l’éther devant la poitrine. La tête tourne mécaniquement de gauche à droite. Le visage quant à lui, se décompose et se recompose alors que ses parties autonomes, s’ouvrent et se ferment, se contractent et se dilatent, se gonflent et s’affaissent pour former des masques grotesques aux expressions mobiles que le spectateur saisit d’instinct, mais qu’il ne parviendra pas à décrire, et qu’il ne saura pas non plus mémoriser ; impossible d’en fixer l’image. Le visage de la Guintche incarne des émotions et sensations dans un infralangage en deçà des codes de communication civilisés. Il en pointe les limites, les surpasse, les transgresse avec jubilation.
Ce n’est que le début. La Guintche, fraichement sortie de sa coquille, est désormais bien réveillée. Elle a pris conscience de ses capacités surhumaines. Bientôt des actions frénétiques, déconnectées les unes des autres, vont se succéder, la Guintche emplit tout l’espace scénique. Elle est ici et déjà ailleurs. C’est un véritable cirque à elle seule. Son corps élastique comme un mannequin de caoutchouc ou raide comme un robot résistant à tous les chocs ne connaît pas la fatigue. La Guintche se permet toutes les acrobaties, des plus élégantes aux plus idiotes, et parvient même à conférer une grâce aristocratique aux postures les plus indécentes. Ah, mais quelle frime ! Ces scènes d’hyperactivité spectaculaire sont entrecoupées par des moments d’apathie ou l’oiseau déplumé, déprimé, en proie à une terrible mélancolie pleurniche sur son sort, hésite, se traine lamentablement. Et les quelques caresses sur les tempes ne suffisent pas à la consoler. Dès que son corps est au repos, la Guintche prend amèrement conscience de sa solitude : la solitude de l’oiseau automate… Désemparée, elle cherche un regard dans l’auditoire, quelque-chose à quoi s’accrocher, un encouragement, une idée, un nouveau défi à relever. Elle ne se résigne pas, obstinée, elle ronge son frein, le front plissé. Tout à coup, le visage habité par une émotion inédite s’illumine. Comme grisée par une énergie nouvelle, un dopant surpuissant, les ressorts remontés à bloc, elle se met à rebondir, hilare. Ses sauts font trembler le ring bleu. Alors le punching bag oscille au bout de sa chaine, se fait sismographe.
La Guintche suit avant tout ses impulsions et ne se conforme pas à programme préétabli. Ainsi le mercredi, prise d’une colère que rien ne justifiait à part son propre désordre intérieur, la Guintche arrache sa tresse, la fait tournoyer comme un lasso avant de la rejeter au loin, avec mépris. Le jeudi par contre, elle passe la main dans ses cheveux par coquetterie, et la tresse se détache alors comme la queue d’un lézard. La Guintche, effondrée par terre, est secouée de sanglots alors qu’elle caresse ce pauvre fétiche…
Décidément les problèmes d’identité se multiplient, on dirait bien que plusieurs personnalités possèdent simultanément ce corps, parfois elles collaborent ensemble, parfois elles se font concurrence, et en luttant pour imposer une domination exclusive, elles impulsent des gestes contradictoires et des enchainements sans queue ni tête. Parfois la Guintche regarde stupéfaite certaines parties de son corps qui sont devenues étrangères, ne lui appartiennent plus. La vue de ces contorsions bizarres, de ces soubresauts égarés, procurent à certains spectateurs une sorte de plaisir sadique. Mais la Guintche ne s’en offusque pas, tant que l’attention se porte sur elle !
Imaginez qu’une danseuse, en l’occurrence Marlene Monteiro Freitas, décide de mettre sa conscience en veilleuse, ou tout au moins en retrait, et abandonne son corps à l’esprit de la Guintche. Imaginez que la Guintche ne soit pas juste un personnage archétypal de théâtre aux attributs et symboles fixes, mais un être sensible et imprévisible. Certains psychanalystes proclament qu’il n’y a pas d’unité du moi. Cette théorie semble validée par la Guintche, être à la cohérence organique certes, mais multipolaire dont voici quelques facettes: un furieux ptérodactyle, un oiseau de paradis, un jouet de bazar aux ressorts déglingués, un boxeur teigneux, un escrimeur, une prostituée romantique, un cheval sauvage, un maître d’équitation, une ballerine mélancolique, un clown ivre, etc. , etc.
Et le spectateur croit aussi reconnaître des échos de personnages et de personnalités de la culture populaire contemporaine comme la nexus punk de Bladerunner, le Bib Bib (Roadrunner) de Chuck Jones, le Daffy duck de Tex Avery, la wonder woman de DC comics, Charlie Chaplin, Josephine Baker, Copi ou encore Jerry Lewis. Mais rien n’atteste vraiment qu’il s’agit des références de Marlene Monteiro Freitas et l’on peut supposer que le spectateur projette mentalement ses propres images stimulées par le corps de la Guintche à l’extraordinaire richesse expressive.
Ainsi lors de ce rituel carnavalesque, l’esprit de la Guintche se déploie horizontalement, dévoile un panorama des différentes humeurs qui constituent tout être humain dans sa complexité et dans ses contradictions: il y a la Guintche gaie, la Guintche triste, la facétieuse, la colérique, etc., mais la Guintche se déploie aussi, disons, verticalement, dans une temporalité qui dépasse la simple existence individuelle : du passé le plus lointain, proto-humain, jusqu’à la surhumanité à venir, des zones les plus sombres et primitives jusqu’aux plus subtiles et intellectuelles, depuis l’archaïque cervelet reptilien, atavisme préhistorique, jusqu’au schizophrène cerveau post-moderne dont les connexions neuronales sont constamment altérées par des contacts avec la technologie cybernétique.
La Guintche danse seule, et son spectacle serait une fête un peu triste si elle n’emportait pas le spectateur dans sa transe rituelle. Elle le cherche des yeux et surtout capte ses effluves par le nez et la bouche. Elle s’en nourrit. Mais le spectateur aussi est affamé, mu par d’étranges instincts, il cannibalise des yeux la Guintche, il voudrait qu’elle donne tout, qu’elle se consume jusqu’au bout sur scène, qu’elle irradie la totalité de son énergie dans un ultime sacrifice. Boom ! La voici foudroyée, tous muscles tendus. Ses fusibles ont sauté. C’est fini. Le temps imparti au spectacle est terminé. Le rituel est achevé. Temps profane et temps sacré se sont superposés. Marlene Monteiro Freitas apparaît affichant un sourire radieux. L’esprit de la Guintche s’est évaporé. Sur le ring bleu, quelques plumes, une tresse postiche, un gant de latex couvert de salive et quelques informes trainées de maquillage aux couleurs panachées attestent encore de son existence.
Guintche (Cap Vert)
Conception et interprétation : Marlene Monteiro Freitas
Lumière: Yannick Fouassier
Musique: Cookie
Costume: Catarina Varatojo
Production, diffusion: Erell Melscoët, Andreia Carneiro (Bomba Suicida)
+ d’infos:
http://www.t-n-b.fr/fr/mettre-en-scene/soiree_composee__guintche_et_ciel-377.php
http://www.museedeladanse.org/events/soiree-composee
http://cargocollective.com/marlenefreitas/g-u-i-n-t-c-h-e
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Marlene Monteiro Freitas, la Guintche à Mettre en scène