L’artiste rennaise Maya Mémin, née en 1943, compare avec pudeur son corps à corps avec la vie à celui de Frida Kahlo « sans les fleurs ». Comment transcender, par l’art, les tours que la vie joue au corps ? D’un dessin des contours du corps souffrant à la grâce pure de la couleur, la réponse en une vie de création. Rencontre avec une grande figure artistique rennaise.
Ses yeux pétillent tandis que Maya Mémin s’affaire à l’atelier, se réjouissant de la netteté retrouvée des formes et la force de la couleur. Elle raconte sortir tout juste d’une double opération de la cataracte. « La vue, cela aurait été trop à perdre », rit-elle. Le corps est présent dès le début et il nous accompagnera tout au long de cette plongée dans l’œuvre de Maya Mémin.
Nos questions préparées, centrées sur ses réalisations récentes, cèdent rapidement la place au récit de vie. C’est comme cela que Maya Mémin désire parler de son travail. Il s’agit de s’inscrire dans le temps, en prenant les choses au commencement. Ce temps, c’est donc aussi celui du corps, qui a marqué ses premiers souvenirs, à quatre ans, avec la poliomyélite. Elle en retira une « bonne patte » et une « folle » dont elle s’arrange avec une farouche énergie et une souriante autodérision.
On remontera le cours des choses, pour comprendre, et parce que, dit-elle, « l’art, ça doit parler de la vie, non ? Sinon, ça n’a pas de sens », en s’excusant tout de même de parler d’elle – c’est difficile. Il ne faudra pas exagérer sur ce qui est douloureux. Ce serait trahir ce qu’elle donne d’elle : son visage lumineux, son rire qui fuse à tout bout de champ, son accent du sud-ouest, jamais perdu, depuis le temps, qui chante une fidélité joyeuse à tout ce qui a été, à tout ce qui est.
Pourtant, dans la première partie de sa vie de créatrice, elle a développé un art « de soi » au plus près de la douleur, un peu « comme Frida Kahlo », mais « sans les fleurs, sombre », raconte t-elle en riant d’elle-même.
Pas tout de suite pourtant. D’abord, elle est venue à l’art tout naturellement. La polio avait nécessité le remplacement des cours de sport à l’école par des heures supplémentaires avec la prof de dessin : « une bonne idée de mes parents ! », se réjouit-elle. Dessiner et vivre, dehors. Elle a « passé son enfance dans les arbres » sans se laisser faire par la « patte folle », perchée avec ses poupées et l’une de ses sœurs : « ma sœur à 6 mètres de haut et moi à 7, pour bien montrer que je pouvais. » Une enfance, entourée de cinq frères et sœurs, dans les vignes de Monbazillac, où son père était viticulteur. Une fois plus âgée, elle goûtait le vin doré afin de participer aux décisions importantes : choisir entre les fûts ceux qui donneront du vin de garde et ceux que l’on vendra vite.
Son enfance, dit-elle, a été « heureuse » parce qu’on ne l’a « jamais surprotégée », traitée ni en malade, ni en handicapée. Maya s’appelle alors Marie-France : prénom de victoire et de revanche attendue, l’année de sa naissance en 1943.
Elle fait les Beaux-Arts, se marie, part au Cambodge pour quelques années, a deux enfants ; en 1978, le corps lui joue de nouveau un sale tour. Elle doit subir une opération, très dangereuse, de neuf heures, pour une grosse tumeur au pancréas. L’opération est suivie d’une chimiothérapie « très raide » qui entraîne en plus une hépatite médicamenteuse. Elle est alitée durant un an. Elle rit de tout avec sa famille ; pas de dramatisation. Pourtant, son art se centre sur le lit, sur le corps, sur son négatif creusé dans le lit par la forme des draps.
Elle traite les plis et les drapés des draps de son lit comme un paysage. Inlassablement, elle dessine non pas le corps lui-même, mais ce qui le touche au plus près. Elle crayonne, photographie, jour après jour, la forme des draps – déconcertant la photographe qui développe les pellicules. Elle profite du passage d’amis des Beaux-Arts pour réaliser un moulage de son corps avec du plâtre, un modèle « vivant », espère t-elle. Elle le réalise entouré de bandelettes. Le résultat l’horrifie : « un suaire, la mort » ! Elle en rit : « Je l’ai planqué dans ma cave derrière des cerfs-volants, et un jour, quand j’ai déménagé, je l’ai emmené à la déchetterie, balancé dans la benne où il a explosé ! » Une délivrance, précise t-elle.
Il est difficile d’illustrer cette période artistique, ses infinis travaux de corps en creux dans les draps. C’est que cette période est complètement occultée dans l’ouvrage où elle retrace son œuvre: Maya Mémin, Gravures 1985-2005. Il faut croire qu’il fallait traverser la douleur, comme dans une lutte au corps à corps avec l’ange. Mais ne pas la retenir et sortir victorieuse, changer de direction du tout au tout, une fois au bout de cette « impasse », comme peut apparaître un combat terminé.
« Le papier, j’en mangerais »
Comment repartir après ce qui lui est apparu comme la mort au lieu de la vie recherchée ? De quelle manière reprendre à partir d’où l’art s’origine ? Elle a cherché à partir de ce qui la nourrit au plus profond, « repartir de la base ».
Certaines font du levain et du pain pour revenir aux fondamentaux. Pour Maya Mémin, c’est du papier : « je suis folle du papier. J’en mangerais ». Elle se met alors à broyer au moulin à légumes de vieux journaux, les brouillons des calculs de son mari chercheur en mathématiques, de vieux livres de messe (« ça, ça fait du beau papier ! »), des nuanciers de papier peint. Elle les détrempe et les étend sur des cadres tendus de gaze. Elle y met des bouts de son existence quotidienne : morceaux d’algues des vacances avec les enfants, herbes au printemps, feuilles de l’automne, des petits os de grenouille. Le papier inclut le temps qui passe et les saisons – la vie même.
Elle obtient des feuilles qu’elle assemble en les collant entre elles, encore humides, par les bords, « comme de la pâte à tarte ». Cela devient des bannières, ses premières, qu’elle suspendra dans de grands espaces où elle expose : au Centre Culturel de Champagne à Troyes en 1985, au musée des Beaux-Arts d’Angers en 1987.
Cette période est un moment de tournant. Elle ajoute de la couleur au papier qu’elle a fabriqué. Elle le fait « vivre » métaphoriquement, mais aussi littéralement : elle comprime du papier en briques, sur lesquelles elle sème des herbes qui poussent en pleine exposition. Elle continue cette réappropriation du « corps », qu’elle fabrique et qui devient un lieu de vie, de croissance et de germination.
Renaître par la gravure
Après le papier, Maya Mémin se lance dans la gravure. La gravure, c’est d’abord une grosse machine, la presse. Et une attaque : « tu graves, tu attaques la plaque de zinc » et lui infliges la « morsure » de l’acide. Après la réappropriation « gentille » du papier, cela devient « guerrier ».
Elle imprime en noir des plaques de zinc provenant du toit du musée des beaux-arts de Rennes. Ces gravures font aujourd’hui partie des collections du musée, auquel elle en a fait don, par l’intermédiaire de Anne Dary : « un retour à la source ».
Elle aime la médiation de la presse. La gravure « oblige à se détacher de l’acte volontaire du crayon ». On grave une plaque, la chimie des bains opère ensuite, on encre, essuie, passe à la presse : le résultat comporte toujours une part de surprise. La gravure est moins entre soi et soi que la peinture et le dessin, davantage artisanale ; elle est humble, en ce sens. La gravure permet a Maya Mémin d’arriver à ce moment où l’art « devient méditation » et « détachement ».
Maya Mémin, Rothko et le syndrome de Stendhal
Afin d’arriver à la plénitude de cet art « méditatif », il y a enfin la phase finale de la révolution de Maya Mémin : une grande rétrospective Rothko vue à Londres en 1994. « J’ai vraiment eu le syndrome de Stendhal ». Elle se sent mal de beauté, comme l’auteur dont ce « syndrome » porte le nom et qui fut si frappé par la beauté du Printemps de Botticelli à Florence qu’il perdit connaissance. « Des sueurs, des battements de cœur ; j’ai presque fait un malaise ». Elle ne connaissait auparavant la peinture de Rothko que par des reproductions dans des livres : « ça n’a rien à voir » avec la rencontre des œuvres grandeur nature, avec leurs vraies couleurs.
Elle revient à Rennes ivre de couleurs et se met à graver des bannières flamboyantes. Pour ce faire, elle bricole une technique toute propre qui emprunte à ses inspirations asiatiques et à son goût pour la récupération des morceaux de papier. En effet, une amie du Japon lui envoie les longs rouleaux de papier de riz sur lequel elle imprime ses bannières. Or, ces lés de papier arrivent emballés dans du papier kraft épais, renforcé de fils de fer fin, qui sont inclus dans le kraft de manière à former un motif de losanges.
Elle utilise ces papiers kraft comme matrice, en lieu et place des traditionnelles plaques de cuivre ou de linoléum gravées. Elle enduit de couleur chacune des deux faces d’un morceau rectangulaire de kraft renforcé et plie sa feuille de papier Japon en deux, un côté en contact avec le dessous du kraft, l’autre avec le dessus. Elle continue comme cela avec un nouveau morceau de kraft enduit des deux côtés, autour duquel elle plie la suite de la feuille. La feuille de papier Japon est donc pliée « comme un accordéon », avec entre ses « soufflets », le kraft texturé de losanges, enduit d’encre. Elle les déplie au sortir de la presse et de ce feuilletage, il résulte une bannière multicolore, marquée de losanges, comme une trame. C’est ce travail qui à présent l’habite et qu’elle expose.
Marcher dans la couleur
Elle aime scénographier les lieux, que « les gens marchent dans la couleur ». Parfois, elle expose « partout sauf sur les murs », dans les lieux qu’elle investit. Un jour, à Marrakech, elle a vu, une journée entière, travailler les teinturiers du souk. « Le matin, ils font le bain de jaune d’abord, et accrochent les écheveaux et les étoffes jaunes le long de la ruelle. Puis ils ajoutent un peu de rouge, et accrochent les étoffes oranges qui sortent du bain. Ensuite c’est rouge vif. Puis le déjeuner. L’après-midi, on part du bleu. Puis un peu de jaune, du vert, et enfin du violet. Ça donne un arc-en-ciel dans lequel on marche. J’adore ça ; c’est ce que je veux faire à ma manière. » Elle veut que les gens puissent « oublier le temps. Se mettre dans la couleur ».
Pas d’exposition ? Qu’à cela ne tienne
« Lorsque je n’ai pas de lieu où exposer, comme maintenant, où tout a été annulé, je fais plein d’autres choses. Je fais des crayonnés de plaques d’égout » ; relevés à la mine graphite sur des lés de papier Japon. Notamment les plaques de gaz et d’électricité qui sont juste sous son porche. Elle ira au plus près, puisqu’on ne peut bouger. Elles sont belles sous son regard et elles nous les rends transfigurées, graphiques, quasiment des sceaux d’empereurs chinois, ces plaques qu’on ne voit pas et que l’on foule aux pieds.
Elle fait feu de tout bois, métamorphosant tout en art, tout peut décidément se retrouver “inclus” dans ses petits et grands papiers : confinement, maladie, douleurs, moisissures et dégâts des eaux. « J’ai eu une fuite à l’atelier… Tout le papier Japon a moisi ». Finalement, ces fleurs et champignons qui s’épanouissent lui paraissent superbes. Elle les photographie et ces images deviennent le papier d’un livre d’artiste dans lequel son ami Jacques Josse pose les mots de son poème.
De la lutte avec l’ange qu’elle a menée autrefois dans le champ de bataille des draps, Maya Mémin est sortie victorieuse. Elle a jeté derrière elle, « à la benne », littéralement, il fallait le faire, les oripeaux du corps à corps. Puis a embrassé le monde et la lumière, le dehors. De là ont pu émerger ces bannières qui, depuis vingt ans, offrent autant de sereines et vibrantes méditations.
Site de Maya Mémin
Photos : Christophe Le Dévéhat et Christine van Geen