La bande dessinée Mediator, un crime chimiquement pur, coécrite par Éric Giacometti et la pneumologue et lanceuse d’alerte Irène Frachon, est parue en ce début d’année 2023. Alors que le procès contre le laboratoire Servier est toujours en cours, cette remarquable BD dresse un réquisitoire implacable d’un scandale sanitaire où le cynisme et l’argent ont trop longtemps fait la loi. Glaçant.
Mediator, un nom dont on croit tout savoir et auquel s’associent immédiatement, dans notre mémoire collective, les termes de médicaments, poisons, scandales, décès, Servier. Ce drame fit l’objet de multiples articles, livres et même d’un film, La fille de Brest d’Emmanuelle Bercot dont le titre désignait la principale protagoniste de l’affaire, la lanceuse d’alerte, Irène Frachon. C’est bien elle, pneumologue à l’hôpital de Brest, qui un jour de 2005, fit le lien entre l’hypertension artérielle pulmonaire et la prescription d’un médicament des laboratoires Servier, le Mediator. Dès lors sa vie change radicalement et la scientifique va se transformer en une empêcheuse de tourner en rond, en bulldozer inflexible pour convaincre les plus hautes autorités de l’État, agences sanitaires ou hauts responsables politiques. La lutte du pot de terre contre le pot de fer. Et pourtant c’est le pot de terre qui va gagner.
Femme discrète, elle va se muer par nécessité en femme publique, cherchant à alerter les médias à l’appui de ses démarches, écrivant même un ouvrage édité par un libraire de Brest, Mediator 150 mg : Combien de morts ? dont Anne Jouan, journaliste et investigatrice au Figaro déclare : « C’est chiant à lire mais il y a de quoi gratter ». Près de 25 ans plus tard, avec le recul nécessaire, cette BD, dont Irène Frachon est à nouveau la principale instigatrice, remplace la complexité du livre initial par un album d’une clarté totale et d’un plaisir de lecture rare. À Irène Frachon, se sont joints Éric Giacometti, journaliste d’investigation qui eut à connaitre des aspects de ce scandale et François Duprat au dessin. Il fallait bien deux scénaristes pour raconter chronologiquement un récit qui donne la nausée devant le cynisme d’une entreprise commerciale, connaissant et dissimulant les dangers de son médicament susceptible d’entrainer la mort mais emploie tous les moyens à sa disposition pour continuer à vendre. Vendre au mépris de la santé et de la vie des patients, devenues simples paramètres arithmétiques dans une économie de marché. Une sorte de « pertes et profits » : cinq cents morts, évaluation des débuts du scandale, contre des millions d’euros de chiffres d’affaires. Le choix de Servier est fait : celui du profit.
Le constat est d’autant plus terrible que le Mediator n’est que la reproduction d’un scandale et d’un médicament précédents : l’Isomeride qui finit par être interdit mais dont les méfaits et le processus de défense de Servier annonçaient sa répétition avec le Mediator. Un passé tout proche qui aurait dû alerter l’Agence du Médicament dont la complaisance fait froid dans le dos.
Complaisance, aveuglement ou corruption ? Ou tout à la fois ? On mesure à la lecture de la BD combien un groupe industriel de cette importance pèse de son poids financier, directement en finançant par exemple le principal journal des médecins, ou indirectement, en subventionnant un club de rugby cher à un élu, mais aussi en n’hésitant pas à utiliser des barbouzes. Moyens de pression physique, appels téléphoniques anonymes, la gamme complète des truands est mise en œuvre. Y compris la rédaction de milliers de fiches, montées par d’anciens militaires, d’anciens membres des renseignements généraux pour renseigner sur des candidats à l’embauche, dont la couleur de peau ou la judéité étaient des critères, ou sur des invités de haut vol de l’hôtel particulier de Neuilly de Servier. Trafic d’influence, l’album révèle ce que peuvent cacher d’ignominie, ces deux mots simples et laconiques.
Les dessins de tapis rouge élyséen, de statue marmoréenne du « Grand » patron, les paroles méprisantes des avocates et avocats du laboratoire face aux plaintes des malades sont glaçantes et éprouvantes.
Il fallut l’opiniâtreté incroyable d’Irène Frachon, dont la vie tranquille fut, et est encore bouleversée par ce scandale, mais aussi de quelques autres médecins, utilement cités, pour faire apparaitre la vérité et sauver, malheureusement avec retard, des milliers de vies. La nausée, écrivions-nous plus haut, c’est bien ce sentiment qui prédomine, quand la mégalomanie d’un homme, élevé au rang de Grand Croix de la Légion d’Honneur, prédomine sur la santé de millions de patients à qui on prescrit un prétendu médicament coupe-faim, bombe à retardement dans l’organisme.
Complète, didactique, instructive, d’une lecture aisée, cette BD est essentielle et sa mise en image facilite sa lecture. Transposable sans doute dans d’autres domaines privilégiés du lobbying, elle attire notre attention et notre vigilance, sur des positions dominantes, voire de monopoles, où l’argent, mais pas seulement, dépassent toutes les autres valeurs, y compris celle primordiale de la santé publique. Et osons, l’écrire, celle de la morale.
Mediator, un crime chimiquement pur. Scénario : Éric Giacometti et Irène Frachon. Dessin : François Duprat. Couleur : Paul Bona. 2023. Éditions Delcourt. 186 pages. 23,95€.