Alors que le secteur industriel a permis le développement massif de l’économie française entre le milieu du XIXe siècle et les années 1970, les vestiges de cette époque, encore bien visibles, ont longtemps suscité peu d’intérêt dans le petit monde de la culture. Grâce au travail d’associations et au soutien des collectivités publiques, les mentalités ont progressivement changé et un véritable « patrimoine industriel » a pu se constituer, fruit de reconversions, revalorisations et d’un effort de sauvegarde de la mémoire de ceux qui ont vécu cette époque, entrepris par des artistes, des historiens ou des sociologues. C’est cette histoire que raconte le dernier hors-série de la revue 303 consacré aux « mémoires industrielles ».
L’histoire industrielle de la France a d’abord été celle d’un développement massif : au début du XIXe siècle, le pays est l’un des premiers à connaître la révolution industrielle, portée par l’essor de la sidérurgie et du charbon. Le secteur de l’industrie est tellement dynamique que, durant la première moitié du XXe siècle, la France figure au rang de puissance industrielle mondiale, au même titre que l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis. Mais c’est aussi l’histoire d’un déclin progressif à partir de la fin des années 1970, causé d’une part par la tertiarisation de l’économie, d’autre part par la concurrence des pays émergents à faible coût de main-d’œuvre, notamment en Asie. En conséquence, la part de l’industrie dans l’économie française a diminué de moitié en 40 ans, avec à la clé des fermetures d’usines et des milliers d’emplois détruits.
De l’oubli à la patrimonialisation
De cette époque, il reste encore de nombreux vestiges : usines abandonnées, friches industrielles, fosses, équipements techniques, mais aussi terrils, corons, bureaux, cités ouvrières… Pourtant, comme le souligne Jean-Yves Andrieux dans son article introductif au dernier hors-série de la revue 303 consacré aux mémoires industrielles, la prise de conscience de l’intérêt d’une patrimonialisation, soit le processus de reconversion, revalorisation et protection des vestiges de l’époque industrielle, a été plus tardive en France que dans d’autres pays ayant eux aussi connu une forte industrialisation, comme l’Angleterre ou l’Allemagne. « Nul ou presque ne s’en soucie avant la fin des Trente Glorieuses : la France est alors trop occupée à reconstruire son tissu productif anéanti par la guerre », écrit le professeur émérite d’histoire de l’art contemporain à la faculté des Lettres de l’université de la Sorbonne.
La tendance s’inverse lentement à partir des années 1970, au gré des fermetures et destructions. Le ferraillage des halles de Baltard, « chef-d’œuvre universel de l’architecture métallique » dans la capitale, en 1972, pour construire le centre Pompidou, apparaît comme un moment fondateur. La première exposition consacrée à l’héritage industriel est organisée l’année suivante. En 1983, une cellule dédiée au patrimoine industriel est créée au ministère de la Culture, suivie d’une sous-commission pour le patrimoine industriel dans la commission des monuments historiques en 1985. Les opérations de reconversion, portées par des associations et soutenues par l’État ou les collectivités locales, se multiplient. Comme l’écrit Jean-Yves Andrieux, « après la tentation d’effacer – souvent -, de garder – parfois – des objets fonctionnels, puissants mais isolés, on convient de préserver des vestiges physiques qui, par leur cohérence et leur étendue, atteignent la dimension de “morphologies urbaines et de paysages sociaux” ».
Les Pays-de-la-Loire, un patrimoine industriel riche
Des traces de l’héritage industriel, il en subsiste encore de nombreuses en région Pays-de-La-Loire, du fait de son histoire industrielle riche. On pense bien sûr aux chantiers navals et à l’aéronautique à Nantes et Saint-Nazaire, qui ont marqué leur territoire par leur poids économique (à leur apogée, les chantiers Dubigeon à Nantes employaient plus de 7600 ouvriers), mais il y en a bien d’autres : tabac à Nantes, textile et chaussure dans les Mauges, carrières et mines en Anjou, moulins à papier sur le Loir, etc. Ce numéro spécial de la revue 303 raconte l’histoire et le destin de ces symboles qui ont profondément marqué l’histoire et la géographie de leur territoire. Il met en exergue le dynamisme des acteurs ayant œuvré à la préservation de ces marqueurs d’une époque, au premier rang desquels figurent les associations d’anciens travailleurs.
Musées, centres culturels, bureaux… Les exemples de reconversion sont aussi divers que nombreux. À Cholet, ville marquée par l’industrie textile, une association a vu le jour au début des années 1980 sous l’égide d’un professeur d’histoire-géographie et d’un ancien cadre de l’industrie textile, avec pour objectif de construire un musée dédié à cette industrie. Grâce au soutien de la mairie, qui racheta une ancienne blanchisserie, l’initiative put se concrétiser en 1995 avec l’ouverture du Musée du Textile, rebaptisé Musée du Textile et de la Mode en 2015 pour mettre l’accent sur le prêt-à-porter, qui fait encore l’actualité du territoire. Le destin des vestiges industriels est parfois soumis aux contingences politiques. Ainsi en est-il de l’ancienne manufacture de tabacs de Nantes, fermée en 1965, qui, d’abord vouée à la destruction, sera finalement transformée en un véritable lieu de vie (auberge de jeunesse, foyer pour personnes âgées, maison des associations) à la suite de l’élection en 1977 d’une municipalité de gauche, dont le maire, Alain Chénard, est un ancien salarié des tabacs…
L’ouvrage montre que, loin d’avoir totalement disparu, l’héritage industriel est en mutation. Certaines entreprises ont résisté à la désindustrialisation et se perpétuent, car elles ont su s’adapter aux changements. Dans son article consacré aux Toiles de Mayenne, Pascaline Vallée montre comment cette entreprise créée en 1806 reste aujourd’hui une référence en matière de tissus d’ameublement : alors que l’entreprise a vu son nombre d’employés décroître considérablement depuis la fin des années 1990, l’entrepreneur Jérôme Couasnon relance la marque (déposée en 1952) par un approvisionnement local et une fabrication éco-responsable. De nouvelles boutiques ont été ouvertes à Paris, Lyon et Lille, et « si la crise liée à l’épidémie de Covid-19 n’était pas passée par là, Toiles de Mayenne serait redevenue bénéficiaire en 2020 ». Dans la même veine, comme le soulignent Florence Falvy et Marie Hérault, les 24 Heures du Mans, témoignage des grandes heures de l’industrie automobile en Sarthe, prévoient d’engager des voitures de course à hydrogène, moins gourmandes en émissions de gaz à effet de serre, à l’horizon 2024.
Les mémoires de l’industrie : l’usine au cœur du social
Mais le patrimoine industriel ne se résume pas à des usines ou des machines. C’est aussi tout un patrimoine immatériel, constitué des savoir-faire, des témoignages, des mémoires de ceux qui l’ont vécu. Précisément parce qu’il est immatériel, ancré dans les existences individuelles, ce patrimoine est peut-être le plus fragile. Mais il est paradoxalement le plus essentiel, car il montre que l’industrie n’est pas uniquement un secteur économique : elle façonne le social et l’archéologie urbaine. On a pu aller jusqu’à parler de « paternalisme » pour évoquer l’emprise de l’usine sur ses salariés, jusqu’à influencer leurs modes de vie. Une usine comme la fonderie Chappée de Sainte-Jamme-sur-Sarthe, dont le cas est évoqué par Julie Aycard, est à ce titre emblématique : « Pour des raisons de facilité financière, ouvriers, conseil communal et patronat s’en remettent aux administrateurs de la fonderie qui prend en charge la fourniture de gaz aux écoles, l’achat du matériel scolaire, le financement des travaux municipaux, le ramassage des déchets ménagers, etc. […] L’entreprise se met à organiser de nombreuses manifestations religieuses, elle crée une école ménagère, maillon fort de la moralisation des ménages, ainsi qu’une salle des fêtes et une salle de cinéma pour offrir des lieux de distraction « convenables » aux familles ouvrières ».
Parfois, comme le souligne Natacha Bonnet-Guilbaud, le fait de travailler à l’usine s’impose presque comme une évidence, comme en Vendée. Dans cette région de tradition agricole, l’industrie a connu une expansion spectaculaire en à peine deux décennies, dans les années 1950-60, qui a pu être qualifiée de « miracle vendéen ». D’une part, la mécanisation a réduit le besoin de main-d’œuvre dans le secteur agricole, ce qui oblige les jeunes à se tourner vers l’industrie. D’autre part, l’usine produit un fort consensus social : mieux payés que les agriculteurs ou les artisans, disposant d’un emploi stable, les ouvriers de l’usine sont relativement « dociles », ce que le sociologue Benoît Raveleau qualifie de « contrat de loyauté ». Mais l’histoire ouvrière est aussi faite de conflits, comme les grandes grèves des chantiers navals de Saint-Nazaire, en 1955 et 1967, que David Prochasson qualifie de « mobilisation hors-norme, au retentissement national », et qui ont débouché sur des avancées sociales dans d’autres secteurs, mais dont la Ville a délaissé la mémoire au profit de l’image des paquebots monumentaux sortis des chantiers. Là encore, le rôle des historiens, sociologues, artistes, est vital pour graver les mémoires dans le marbre.
Quand l’art rencontre l’industrie
L’ouvrage s’attarde particulièrement sur le rôle des arts dans la préservation et la transmission des mémoires industrielles, tout d’abord pour « mettre en exergue l’architecture industrielle » selon les mots d’Eva Prouteau. Emblématique de cette ambition est l’œuvre photographique des Allemands Bernd et Hilla Becher, qui ont photographié durant cinquante ans plus de seize mille châteaux d’eau, tours de refroidissement, silos et autres fourneaux, dans une démarche autant artistique qu’historique. Certains artistes utilisent la photographie dans une visée plus fictionnelle, en assemblant des clichés pour créer un univers imaginaire, à l’instar de Manuia Faucon et ses Maisons Becher ou de Jérôme Maillet et Macula Nigra et leur série Repaire. Mais, comme l’écrit Eva Prouteau, « si bon nombre d’artistes mettent ainsi en exergue l’architecture industrielle, ils la déréalisent dans un même mouvement. » À ce titre, on peut évoquer la biennale Estuaire Nantes <> Saint-Nazaire, dont les œuvres mettent en lumière l’histoire industrielle de l’estuaire autant qu’elles la réinventent (voir notre article à ce sujet).
Il arrive cependant que l’artiste ne soit pas cantonné à un rôle d’observateur extérieur, mais entre de plain pied dans cet univers plutôt fermé de l’usine, où s’est longtemps cultivée une culture de l’entre-soi. Xavier Nerrière rend ainsi hommage à Hélène Cayeux, photojournaliste qui a érigé le travail en patrimoine, par ses clichés immortalisant le « corps-à-corps entre l’humain et son outil ». La puissance des images comme témoin du passé se retrouve aussi dans le cinéma, dont Arnaud Hée relate l’intérêt croissant pour le monde du travail : si, au départ, les productions cinématographiques sur le travail ont surtout une forme documentaire et sont réalisées par les entreprises elles-mêmes dans un souci de promotion d’un « présent gagné par la modernité et le progrès » (on pensera bien sûr à Sortie d’usine des frères Lumière), le cinéma militant d’après guerre, porté par des réalisateurs comme Jacques Demy ou Jean-Daniel Pollet, va ouvrir la voie à une dimension archivistique en documentant « des gestes et des métiers ». « La perspective mémorielle va de soi d’une certaine manière : on s’attache à filmer ce qui est en train de disparaître, on constitue – puisque le présent est du passé en devenir – une archive. »
Un devenir en questions
Finalement, la revue interroge le devenir des mémoires industrielles. Si, comme le soulignent Jean-Louis Kerouanton et Florent Laroche, les avancées technologiques, et notamment la modélisation 3D, ouvrent de nouvelles possibilités en permettant de reconstituer des bâtiments historiques le plus précisément possible par une fine prise en compte de leur histoire et de leur environnement, la montée des enjeux écologiques, ainsi que l’affirment François Jarrige et Thomas Le Roux, obligent la mémoire de l’industrie, dont personne ne peut aujourd’hui ignorer l’impact environnemental, à « abandonner la célébration de la puissance et des innovations pour retrouver la pluralité des chemins et des expériences passées ». En d’autres termes, « il convient de promouvoir une mémoire plurielle de l’industrie et de ses réalisations, sans tabou ni oubli. »
Faisant des ponts entre passé, présent et futur, interrogeant la mémoire d’hier autant que ce que la société veut pour demain, « parce que, en fait, le passé est aussi incertain que l’avenir », ce numéro de la revue 303 constitue lui-même, à n’en pas douter, un précieux témoignage.