Les Mémoires de Madame de Rémusat viennent de reparaitre au Mercure de France. Elles offrent un inestimable témoignage de la vie des cours consulaire et impériale du XIXe naissant, précisément entre 1802 et 1808. Cette comtesse de Rémusat, dame de cour de Joséphine de Beaumarchais, présente un esprit hors norme : témoin sagace, analyste intimiste, chroniqueuse avant l’heure des allées les plus secrètes d’une époque dominée par Fouché, Talleyrand et Napoléon.
Dans ces mémoires, les anecdotes les plus inutiles succèdent aux détails croustillants. Tous les ingrédients sont réunis pour passionner le lecteur : les complots les plus bas, les intrigues les plus tortueuses, les querelles les plus virulentes, les jalousies les plus tordues, les turpitudes des uns et des autres, les rumeurs les plus fondées et infondées… On se croirait non en 1807 mais en 2007…
De fait, cette plongée quasi sociopsychologique dans l’histoire conduit le lecteur à constater que les cours impériales fonctionnent de la même façon que les républicaines. Un constat qui, au final, n’étonnera plus grand monde. Toutefois, sa puissance repose dans une qualité rédactionnelle susceptible de faire pâlir nombre d’actuels chroniqueurs patentés de la vie des politiques. Le style est concis, la narration des événements haletante, les portraits tracés sont sans bavure.
Un appréciable livre de chevet. De quoi encore mieux apprécier les grandeurs et décadences de notre actuelle classe politicienne.
Mémoires de Madame de Rémusat, La vie des cours consulaire et impériale entre 1802 et 1808, Mercure de France, mars 2013, 370 p., 20,50 €
Extrait : Livre II – Chapitre XII – 1805 – Rapport de Monsieur de Talleyrand – pp. 120-125
Ce même jour, 4 février, le Sénat ayant été réuni, M. de Talleyrand présenta un rapport très habilement fait, dans lequel il développa le système de conduite qu’avait suivi Bonaparte à l’égard des Anglais. Il le montra faisant toujours des démarches pour la paix, tout en ne craignant point la guerre, fort des préparatifs qui menaçaient les côtes anglaises, ayant plusieurs flottilles équipées et prêtes dans les ports, une armée considérable et animée. Il rendit compte des moyens de se défendre que l’ennemi avait réunis sur ses côtes, ce qui prouvait qu’il ne regardait point la descente comme impossible, et, après avoir donné de grands éloges à la conduite de l’empereur, il lut au Sénat assemblé cette lettre que celui-ci avait adressée, le 2 janvier, au roi d’Angleterre :
« Monsieur mon frère, appelé au trône de France par la Providence et par les suffrages du Sénat, du peuple et de l’armée, notre premier sentiment est un vœu de paix. »
« La France et l’Angleterre usent leur prospérité ; elles peuvent lutter des siècles. Mais leurs gouvernements remplissent-ils bien le plus sacré de leurs devoirs ? et tant de sang versé, inutilement et sans la perspective d’aucun but, ne les accuse-t-il pas dans leur propre conscience ? Je n’attache point de déshonneur à faire le premier pas. J’ai assez, je pense, prouvé au monde que je ne redoute aucune des chances de la guerre. Elle ne m’offre d’ailleurs rien que je doive redouter. La paix est le vœu de mon cœur ; mais la guerre n’a jamais été contraire à ma gloire. Je conjure Votre Majesté de ne pas se refuser au bonheur de donner elle-même la paix au monde. Qu’elle ne laisse pas cette douce satisfaction à ses enfants ! Car, enfin, il n’y eut jamais de plus belle circonstance, ni de moment plus favorable, pour faire taire toutes les passions et écouter uniquement le sentiment de l’humanité et de la raison. Ce moment une fois perdu, quel terme assigner à une guerre que tous mes efforts n’auraient pu terminer ? Votre Majesté a plus gagné depuis dix ans en territoires et en richesses que l’Europe n’a d’étendue ; sa nation est au plus haut point de prospérité. Que veut-elle espérer de la guerre ? Coaliser quelques puissances du continent ? Le continent restera tranquille. Une coalition ne ferait qu’accroître la prépondérance et la grandeur continentale de la France. Renouveler des troubles intérieurs ? Les temps ne sont plus les mêmes. Détruire nos finances ? Des finances fondées sur une bonne agriculture ne se détruisent jamais. Enlever à la France ses colonies ? Les colonies sont pour la France un objet secondaire, et Votre Majesté n’en possède-t-elle pas déjà plus qu’elle n’en peut garder ? Si Votre Majesté veut elle-même y songer, elle verra que la guerre est sans but, sans aucun résultat présumable pour elle. Eh ! quelle triste perspective de faire battre des peuples pour qu’ils se battent ! »
« Le monde est assez grand pour que nos deux nations puissent y vivre, et la raison a assez de puissance pour qu’on trouve le moyen de tout concilier, si de part et d’autre on en a la volonté. J’ai toutefois rempli un devoir saint et précieux à mon cœur. Que Votre Majesté croie à la sincérité des sentiments que je viens de lui exprimer, et à mon désir de lui en donner des preuves. Sur ce, etc.
12 nivôse an XIII
Paris, le 2 janvier 1805.
NAPOLÉON. »
Après avoir présenté cette lettre, au fond assez remarquable, comme une preuve éclatante de l’amour de Bonaparte pour les Français, de son désir de la paix, et de sa modération généreuse. M. de Talleyrand donna communication de la réponse que lui avait faite lord Mulgrave, ministre des Affaires étrangères. La voici :
« Sa Majesté a reçu la lettre qui lui a été adressée par le chef du gouvernement français, datée du deuxième jour de ce mois. »
« Il n’y a aucun objet que Sa Majesté ait plus à cœur que de saisir la première occasion de procurer de nouveau à ses sujets les avantages d’une paix fondée sur des bases qui ne soient pas incompatibles avec la sûreté permanente et les intérêts essentiels de ses États. Sa Majesté est persuadée que ce but ne peut être atteint que par des arrangements qui puissent en même temps pourvoir à la sûreté et à la tranquillité à venir de l’Europe, et prévenu le renouvellement des dangers et des malheurs dans lesquels elle s’est trouvée enveloppée. Conformément à ce sentiment, Sa Majesté sent qu’il lui est impossible de répondre plus particulièrement à l’ouverture qui lui a été faite, jusqu’à ce qu’elle ait eu le temps de communiquer avec les puissances du continent, avec lesquelles elle se trouve engagée par des liaisons et des rapports confidentiels, et particulièrement avec l’empereur de Russie, qui a donné les preuves les plus fortes de la sagesse et de l’élévation des sentiments dont il est animé, et du vif intérêt qu’il prend à la sûreté et à l’indépendance de l’Europe. »
14 janvier 1805
Le caractère vague et indéterminé de cette réponse, toute diplomatique, donnait un grand avantage à la lettre de l’empereur plus ferme, et, en apparence, portant toutes les marques d’une magnanime sincérité. Elle fit donc un assez grand effet, et les différents rapports de ceux qui furent chargés de la porter aux trois grands corps de l’Etat, la présentèrent plus ou moins habilement dans le jour qui devait lui être le plus favorable.
Présentation éditeur :
Édition établie et présentée par Sandrine Fillipetti
« Dans l’histoire […] de la conversation en France, un trait suffirait à qualifier Mme de Rémusat, à lui faire sa part, et on peut se rapporter à ce qu’il signifie pour le mélange du sérieux et de la grâce: elle est peut-être la femme avec laquelle ont le mieux aimé causer Napoléon et M. de Talleyrand. » Cette assertion de Charles Augustin Sainte-Beuve donne la pleine mesure de celle qui fut dame du palais de Joséphine de Beauharnais et s’imposa, à ce titre, comme un témoin privilégié des premières années du XIXe siècle. Détruits de sa propre initiative pendant les Cent-Jours, recomposés à partir de 1818 dans le souci de fixer sa vision de l’Empire, ces Mémoires retracent avec sagacité la vie des cours consulaire et impériale entre 1802 et 1808, pointant aussi bien les querelles internes et les rivalités sans merci des clans Bonaparte et Beauharnais que les intrigues orchestrées par les deux grandes figures du gouvernement, Joseph Fouché et Charles-Maurice de Talleyrand Périgord.