La Roumanie est un pays un peu oublié de l’Histoire. Lionel Duroy, qui s’y intéresse depuis de nombreuses années nous invite à un nouveau voyage dans le temps, dans la littérature, dans l’horreur, dans la manière réussie d’une nation à effacer une partie de son passé. Glaçant et indispensable.
« Il y a eu de nombreux pogroms en Roumanie. Aujourd’hui encore peu de Roumains le savent ». Cette phrase, Adèle Codreanu, journaliste un peu déjantée, va l’entendre souvent lorsqu’elle se rend dans le pays natal de ses parents, anciens communistes qui se sont exilés à Paris à l’été 1983. Elle qui obtient, par sa beauté notamment, tout ce qu’elle veut des hommes, va se rendre pour son journal à Bucarest, obligée d’abord, puis tentée intimement, de renouer le fil avec un passé familial secret et tu depuis des décennies. Elle se déplace à Bucarest et Iasi, deux lieux où a vécu sa famille, sur les traces de laquelle elle pense partir, mais où elle va finalement chercher, après une rencontre imprévue, des traces et des témoignages éclairant le massacre des juifs. Des lieux qui parlent aux lecteurs de Lionel Duroy, lui qui, de lecture en lecture, arpente, y compris à vélo, cette région de l’Europe un peu mystérieuse et inconnue à beaucoup de Français. On se rappelle que dans son livre Eugenia, s’inscrivant dans les pas du romancier Mihail Sebastian, l’écrivain avait décrit en détail la journée du 29 juin 1941 à Iasi, où furent assassinés 13 226 juifs. Reprenant cette thématique, il élargit cette fois-ci le spectre en convoquant, comme à son habitude, des livres et des écrits notamment ceux de Aaron Appenfeld et de Edgar Hilsenrat.
Adèle va suivre le processus habituel chez Duroy. Lire, se documenter et puis confronter ces écrits avec les lieux évoqués, à la recherche de traces ou de témoignages. Cette quête sur place est hallucinante tant elle révèle comment la mémoire collective d’un pays est capable d’effacer le massacre, le génocide de plus d’un demi-million de personnes. Les stèles, les monuments sont rares et toujours placés dans des endroits peu accessibles ou dissimulés à la vue quotidienne des citadins. Quant aux habitants, leur histoire, celle de leur famille ou de leur habitation, elle débute en 1945 lors du passage dans le giron soviétique. Aucun propriétaire antérieur, aucun nom, aucun meurtre. Et même aucun juif. Une amnésie générale que l’Histoire utilise parfois mais rarement à ce stade de négation. On pense alors au remarquable livre de Sonia Devillers de la rentrée littéraire 2022, Les Exportés, dans lequel la journaliste écrivaine cherchait à combler les blancs laissés par ses grands-parents maternels qui quittèrent la Roumanie communiste en 1961, ensevelissant leur passé sous une chape de silence et de reniement. Autre secret, celui de juifs exportés et évalués comme de la vulgaire marchandise, mais même pays, même processus d’effacement, même population juive considérée comme des sous Hommes. Il y a de nombreuses manières de tuer. Les juifs roumains ont été placés dans ces zones d’ombres qui les ont assassinés deux fois. D’abord par les Roumains qui les ont éliminés physiquement, de manière trop sale et trop voyante d’ailleurs pour les nazis. Par les Russes ensuite qui les ont effacés de la mémoire collective.
Qui n’a pas raconté est complice. Adèle, qui reniait le passé de ses parents, dont elle ne voulait rien connaître, va remonter le temps. Si elle n’a pas vu, elle a désormais lu et su. Elle doit à son tour témoigner. Le « je » va laisser la place au « nous », la jeune femme s’appropriant peu à peu les responsabilités de sa famille, et même de sa nation d’origine, pour devenir à sa manière, une Roumaine, remplaçant la Française de naissance. On retrouve ainsi une autre thématique chère à Lionel Duroy, la famille, ses clairs-obscurs et la volonté d’affronter une ascendance constituée de salauds, celle que l’écrivain racontait dans l’Hiver des Hommes, à la quête du destin et de la vie des enfants de criminels de guerre. Adèle va répondre à sa manière à cette prise en charge personnelle des crimes de son grand-père. Elle décide de consacrer sa vie à ressusciter la mémoire des juifs oubliés, une recherche de responsabilités comme une forme de thérapie, de catharsis.
Pourtant Adèle-Lionel, ne pourra jamais expliquer comment un homme banal rencontré dans la rue ou au bistrot la veille, peut abattre d’une balle dans la tête un enfant épuisé, tenant à peine debout dans le froid de la nuit et, dans la minute même, allumer une cigarette en éclatant de rire à une plaisanterie banale de son voisin. Ces récits abyssaux de violence et d’inhumanité ne doivent leur existence dans la mémoire des hommes que par les textes de quelques écrivains.
« Cela m’est indifférent que nous entrions dans l’Histoire comme des barbares » avait prévenu Mihai Antonescu le vice-président du conseil roumain. Cette barbarie Lionel Duroy, de livre en livre, cherche à la décrypter pour tenter d’en déceler l’origine. Une inhumanité insondable et improbable, pourtant réalisée de multiples fois dans l’Histoire. Une inhumanité qu’il faut dire et raconter pour mieux la combattre car elle se tapit toujours au coin de la rue. Ou au bistrot du coin.
Mes pas dans leurs ombres de Lionel Duroy. Éditions Mialet-Barrault, 23 août, 250 pages. 20 €.