Dans son dernier roman Miguel Bonnefoy conte la saga d’une famille franco-chilienne confrontée aux événements majeurs d’un siècle d’Histoire. De 1873 au coup d’État de Pinochet. Magnifique. Magique.
Il s’appelle Lonsonier. En fait pas vraiment, mais à son arrivée à Valparaiso, au Chili en 1873, quand le douanier lui pose la question : « Nombre ? », le viticulteur qui a fui la France, ruiné qu’il est par le phylloxera, répond par son lieu de naissance : Lons-le-Saunier. Ainsi va la vie et ainsi commence ce roman de Miguel Bonnefoy.
Depuis Le Voyage d’Octavio, l’écrivain est devenu maître dans l’art de raconter de grandes fresques romanesques. Pourtant avec Héritage, le récit est relativement court, n’explore pas les possibilités de la saga étalée sur plusieurs tomes. Le texte est sobre, et on a plutôt l’impression de se trouver dans la situation de l’enfant, douillettement installé sous les couvertures le soir, à qui on raconte une histoire merveilleuse. À chaque soir un chapitre, à chaque chapitre un personnage, à chaque personnage un récit en forme de nouvelle avec sa chute et sa morale. Presque comme un conte. Et Bonnefoy dans ce dernier roman confirme qu’il est un remarquable conteur.
Avec sa prose aérienne on s’envole à de multiples reprises. Au-dessus de la cordillère des Andes emporté par un condor géant, « seul sur la montagne, immense sur l’abîme, au manteau de plumes métalliques », qu’apprivoise Thérèse, belle-fille de Lonsonier et fille d’un Maestro venu de Sète. Au-dessus de la Somme avec Margot, fille de Thérèse, qui va se prendre de passion pour les avions et venir voler en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Le vol est partout, de la France au Chili, de la Provence à Santiago, comme la métaphore d’une émigration, d’une famille partagée entre sa terre d’accueil et sa terre de sang. Un aller-retour perpétuel entre départ et destination.
Mais ce récit est aussi le magnifique portrait de rencontres, de personnages qui vont croiser la vie des Lonsonier. Ilario, compagnon de vol de Margot, Bracamonte, jeune voleur qui remplacera Lazare et Aukan, charlatan peut-être, mais plus sûrement mage, capable d’expliquer l’inexplicable. Il y a en effet de la magie dans l’écriture de Bonnefoy, celle qui élève l’esprit et nous amène à voyager dans un mélange de fiction et de poésie à travers le monde et un siècle d’histoire.
S’entrecroisent dans un subtil mélange des destins individuels et des faits majeurs du XXe siècle. On croit deviner que ces destinées s’inspirent peut être des aïeux de l’écrivain, lui même Franco-Vénézuélien, et de récits familiaux entendus, réinventés, où la réalité côtoierait la magie du passé. On vit alors au rythme des décennies la démesure d’êtres animés par la passion qui, lorsqu’elle les abandonne, les projette vers la folie ou les fait survoler les montagnes dans un dernier vol. Ils cherchent leur culture, leurs racines, leur héritage pour donner un sens à leur exil, à leur déracinement et le trouvent dans un engagement fort, extrême parfois.
Alors d’aérienne, légère, empreinte de magie, la prose de Bonnefoy devient plus lourde, en ne gardant pourtant que des mots essentiels, lorsque survient la folie de Thérèse ou la souffrance d’Ilario Da, fils de Margot, révolté, idéaliste, emprisonné et torturé dans les geôles de Pinochet. L’auteur a repris les carnets de son père, lui-même torturé et on sent que les mots quittent alors le domaine de la fiction pour celui du réel. Mélange de magie, d’onirisme, de réalisme, on pense parfois à Gabriel Garcia Marquez et son Cent ans de Solitude, mais Bonnefoy resserre les mots, garde un sens inné de l’ellipse, demeure plus sage, n’utilisant qu’avec parcimonie la flamboyance, si chère aux auteurs sud-américains. Il sait aussi attiser la curiosité du lecteur en distillant quelques mots, quelques phrases brèves qui annoncent le futur de certains personnages, plusieurs chapitres avant sa réalisation.
On n’oubliera pas facilement, Thérèse, Lazare, Margot, Delphine, Étienne, rameaux d’un arbre généalogique qui trouve peut-être ses racines chez Michel René. Michel René ? C’est le nom du dernier chapitre, le dernier personnage, aussi mystérieux qu’est banal son patronyme. Son nom a balayé quelques lignes au fil des pages du récit, sans autre précision. On vous l’a déjà écrit et dit. Miguel Bonnefoy est un formidable conteur qui sait même ménager le suspens.