Au TNB, Milo Rau présente une pièce en quête de compassion

Dans le cadre de Mettre en Scène et Prospero, le TNB accueille une pièce du dramaturge suisse Milo Rau. Compassion, l’histoire de la mitraillette, porte en germe, dans son titre, une contradiction. La complexité du fond mise sur un équilibre de la forme : une réussite !

 

Milo Rau a habitué son public à des thèmes brûlants… d’actualité. Ses créations aiment à transformer la scène en tribunal : l’affaire des Pussy Riot dans Les Procès de Moscou, le génocide au Rwanda dans Hate Radio ou encore la radicalisation djihadiste en Europe dans The Civil Wars. Cet ancien élève de Todorov et Bourdieu ne recule devant rien : pour Les Procès de Zurich, entre autres, le dramaturge, par ailleurs journaliste et essayiste, convoque sur scène de véritables acteurs de la vie civile.

Milo Rau
Milo Rau

Pour clore le festival Mettre en Scène, le TNB présente en avant-première son dernier spectacle. Compassion, l’histoire de la mitraillette est structurée autour de Consolate et Ursina. Deux personnages pour deux monologues. En allemand sous-titré (Prospero oblige), Ursina Lardi campe un ancien membre d’ONG, présente dans les années 90 au Rwanda et au Congo. Consolate Sipérius joue pour ainsi dire son propre rôle : comédienne burundaise arrivée tard en Belgique, survivante du génocide, elle a été effectivement repérée plus tard par Milo Rau alors qu’elle interprétait Antigone.

Du théâtre documentaire, donc ? Oui et non. C’est d’ailleurs dans cette dialectique permanente que se fonde l’intérêt de la pièce. Les deux monologues s’ouvrent en effet sur des assertions plutôt polémiques. D’un côté, Consolate met en accusation l’Occident, notamment dans son racisme ou son intervention économique en Afrique. D’un autre côté, Ursina s’interroge, concernant les récents problèmes migratoires, sur son statut de « plus grand catastrophe humanitaire ». Milo Rau, dans une entrevue donnée au TNB, s’exprime d’ailleurs à ce sujet :

Alors que notre économie est mondialisée, notre compassion s’arrête aux frontières de la Grèce. La mort d’un enfant aux portes de l’Europe provoque une vague d’empathie dans toute l’Europe mais des milliers de morts en Afrique centrale passent inaperçus. Nous occultons la réalité de la mondialisation de notre industrie et de l’économie. Ce dont nous sommes responsables, il s’agit bien de notre histoire. Le nouveau colonialisme ne construit rien, il prend seulement.

TNB Milo RauChoquant ? Alertant, plutôt. La scénographie comme le texte ont été pensés selon un équilibre permanent des forces. À la compassion répond la mitraillette. Comme aux Tutsis succèdent les Hutus. Le dispositif scénique n’infirme pas cet équilibre, bien au contraire. Le décor figure le bureau d’une institution dévastée, le cabinet d’un psychanalyste retourné ou une simple chambre mise à sac. Le tout pour contraster avec le lustre et la propreté d’un écran blanc où sont projetés en temps réel les monologues des personnages.

Dans cette pièce, le théâtre se dédouble dans sa monstration directe. On ne sait que regarder, le corps du comédien sur scène ou sa transcription vidéo. Cette duplicité médiatique se trouve parfois parasitée par des hors-champs. En convoquant le cinéma, le spot publicitaire ou le témoignage télévisuel, la scénographie laisse le choix au spectateur en même temps qu’il l’incite à la réflexion.

TNB Milo RauMême le texte et sa diction reposent sur des procédés de rupture. Ursina Lardi, comédienne suisse, brille dans un jeu où le rire, souvent amer, alterne avec les larmes, et dans lequel le cynisme achoppe sur un témoignage poignant et sincère. Résultat, cet équilibre asymétrique participe à une réflexion juste sur les limites entre victime et bourreau, courage et faiblesse, et finalement oubli et aveu. Milo Rau convoque un théâtre documentaire qu’il récuse dans le même temps. Son texte, élaboré à partir de véritables témoignages, oscille entre réalité et fiction. Si le dramaturge se permet quelques critiques franches envers le voyeurisme et l’aspect spectaculaire du théâtre contemporain, cela lui permet de le distancier, de le désamorcer, pour mieux se l’approprier. De même pour l’aspect psychanalytique ou judiciaire de la confession. Pour Milo Rau, « le théâtre, c’est le théâtre grec : venir sur scène raconter un massacre ».

TNB Milo RauComme tendue vers l’assertion de Paul Celan selon laquelle « personne ne témoigne pour le témoin », Compassion tente de proposer une dialectique sur le génocide au Rwanda, l’implication européenne, directe ou silencieuse, le rôle des ONG dans un jeu de société grandeur nature, et plus généralement sur le poids de la culpabilité et les rouages de la vengeance. Les survivantes et témoins de la pièce, chose capitale, sont toutes deux devenues comédiennes. La vision de l’histoire, en Afrique ou ailleurs, se résume à la mitraillette. Seule la compassion, au sens premier du terme, pourrait conjurer cette malédiction. Et le théâtre de l’aider ?

Milo Rau Compassion, l’histoire de la mitraillette

Texte et mise en scène Milo Rau
Avec Ursina Lardi, Consolate Sipérius
Scénogaphie et costumes Anton Lukas
Vidéo et son Marc Stephan
Dramaturgie Florian Borchmeyer
Collaboration à la recherche et à la dramaturgie Mirjam Knapp et Stefan Bläske
Production Schaubühne Berlin
Coproduction Prospero (Théâtre National de Bretagne/Rennes ; Théâtre de Liège ; Emilia Romagna Teatro Fondazione ; Schaubühne Berlin ; Göteborgs Stadsteatern ; Théâtre National de Croatie/World Theatre Festival Zagreb ; Festival d’Athènes et d’Épidaure)
Du 7 au 9 décembre 2015 au TNB Rennes.

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