Dans Les dix enfants que madame Ming n’a jamais eus, Eric-Emmanuel Schmitt introduit le mystère de la Chine par l’intermédiaire de Madame Ming, une dame pipi dans un grand hôtel d’une ville nouvelle. Madame Ming est bavarde et aime par-dessus tout parler de ses enfants. Plusieurs enfants en Chine, malgré la politique de l’enfant unique ? Impossible ! Et pourtant, cette bientôt vieille femme se fait un plaisir de raconter au narrateur, homme d’affaires venant régulièrement dans cet hôtel pour y signer de juteux contrats, le détail de la vie de chacun de ses 10 enfants. Dix !
Bien sûr, au départ, impossible de croire cette pauvre femme et son interlocuteur est persuadé qu’elle fabule, qu’elle rêve, peut-être même est-elle complètement mythomane. Mais elle a l’air si sûre d’elle, elle en parle avec une telle verve, de ses 10 enfants, que le doute finalement s’installe. Et s’ils existaient vraiment, les 10 enfants de madame Ming ?
Deux choix s’offrent à vous : vous pouvez vous laisser porter par cette histoire plutôt mignonne et courte, sourire aux descriptions de madame Ming et aux caractères bien trempés de ses dix enfants, au sujet desquels elle regorge d”anecdotes. Vous pouvez vous bercer des maximes de Confucius et les appliquer dans votre quotidien (pour ma part, « Choisissez un travail qui vous passionne et vous n’aurez pas travaillé un seul jour de votre vie » me convient très bien !) et vous dire que les dames pipi chinoises sont bien liantes et sympathiques, et les hommes d’affaires très ouverts et causants avec le petit personnel.
Vous pourrez aussi vous réjouir de la fin de cette histoire, puisque l’auteur applique pour lui-même les belles maximes entendues. Vous vous étonnerez bien un peu que madame Ming soit si cultivée pour une dame pipi et parsème ses phrases de maximes de Confucius, mais vous vous rappellerez que c’est sans doute pour que ce récit puisse se rattacher au Cycle de l’Invisible qui tente d’évoquer l’influence des religions sur notre quotidien (ce roman en est le 6e récit). Vous pourrez trouver également très beau cette façon qu’à madame Ming de mettre en valeur une qualité chez chacun de ses enfants, et d’accepter leurs différences et même parfois leurs antagonismes, avec un amour égal pour chacun.
Mais vous pouvez aussi, si vous avez l’œil un peu plus critique, avoir la dent un peu dure et trouver cette histoire quelque peu niaise. Cette dame pipi qui cite Confucius à tout bout de champ n’est pas crédible pour un yuan, pas plus que l’homme d’affaires. Bien rares les enfants de Chine qui ont rarement l’occasion de faire de grandes études comme ceux de madame Ming, de voyager, et de se cultiver.
Vous pouvez également vous dire que les belles maximes, c’est bien joli, mais ça sonne un peu creux. Pire, réaliser en fermant le livre que vous vous attendiez tout à fait à la fin qui ne vous a pas surpris une minute. Vous dire in petto que ce petit roman est bien petit. Que son narrateur est d’un genre lâche qui ne prend pas tout seul ses décisions. Ce qu’on n’aime pas du tout, mais du tout… Et puis, vous vous direz que non : ce joli monde de bisounours, tout beau tout rose, n’est pas fait pour vous.
Les dix enfants que madame Ming n’a jamais eus, Albin Michel, 2012, 114 pages, 12€
Extrait
La Chine, c’est un secret plus qu’un pays.
Madame Ming, l’oeil pointu, le chignon moiré, le dos raidi sur son tabouret, me lança un jour, à moi, l’Européen de passage :
– Nous naissons frères par la nature et devenons distincts par l’éducation.
Elle avait raison… Même si je la parcourais, la Chine m’échappait. À chacun de mes voyages, son sol s’étendait, son histoire s’évaporait, je perdais mes jalons sans en gagner de nouveaux ; malgré mes progrès en cantonais, en dépit de mes lectures, quoique je multipliasse les contrats commerciaux avec ses habitants, la Chine reculait à mesure que j’avançais, tel l’horizon.
– Au lieu de se plaindre de l’obscurité, mieux vaut allumer la lumière, affirma madame Ming.
Comment ? Quel individu choisir pour fouiller ce sol énigmatique ? Quelle proie harponner ? La Chine contenait autant de sujets que la Méditerranée de poissons.
– La planète porte un milliard de Chinois et cinq milliards d’étrangers, murmura madame Ming en ravaudant une paire de bas.
Au cours d’une émission qu’elle écoutait sur sa radio en plastique bistre, vestige de l’époque maoïste qui enrhumait les voix en y ajoutant des postillons, madame Ming répétait les propos du journaliste gouvernemental, un as des statistiques et du léchage de culs. «Un milliard de Chinois.» À ce moment-là, je ne repérai pas ce qui la déconcertait, qu’il y ait tant de Chinois ou si peu…
Au sein du peuple arithméticien qui inventa jadis la calculette, cette dame entretenait un rapport insolite aux chiffres. Peu de choses à première vue la différenciaient des autres cinquantenaires ; mais, nul ne l’ignore, la première vue ne voit rien.
La tête ronde d’une couleur écarlate, des plis nets sur la peau, des dents aussi fines que des pépins, madame Ming évoquait une pomme mûre, sinon blette, un brave fruit, sain, savoureux, pas encore desséché. Mince, son corps semblait une branche souple. Sitôt qu’elle s’exprimait, elle s’avérait plus acidulée que sucrée car elle distillait à ses interlocuteurs des phrases aigrelettes qui piquaient l’esprit.
En cette province de Guangdong, madame Ming trônait sur son trépied, au sous-sol du Grand Hôtel, entre les carreaux de céramique blanche et les néons éblouissants, dans ces toilettes à l’odeur de jasmin où elle exerçait la charge de dame pipi.