Le Japon, ses cerisiers, ses temples et son histoire, ont inspiré l’auteur et traducteur Albert Bensoussan, chroniqueur littéraire pour Unidivers. Alors qu’Amélie Nothomb vient de publier son dernier roman, L’impossible retour aux éditions Albin Michel, il nous offre ces lignes écrites au lendemain d’un voyage en terre nippone, terre d’accueil d’un membre de sa famille. Avec la délicatesse rédactionnelle qui définit son travail, il convoque souvenirs et connaissances afin de tisser un texte personnel.
L’âme nipponne est promise au recouvrement :
l’étreinte des cendres
灰
Plus apaisant, plus contrôlé, plus zen. Même Tōkyō la populeuse, avec ses zébrures jaunes sur le sol des gares, invitant chacun à choisir sa file sans bousculade, sans marcher sur les pieds du voisin. Même le carrefour de Shibuya où, dans l’éclairage multitudinaire des néons, tous les passants du monde se croisent sans se donner la main, chacun à sa place, droit et digne comme les pions sur l’échiquier. Même aux nuits folles de Shinjuku, dont la gare sous terre est, dit-on, la plus fréquentée : un million de personnes s’y pressent chaque jour. Jusque-là ma tête était solide, mes yeux grands ouverts, mon oreille attentive. Avant qu’après…
Nous disposions, Deborah et moi, d’un havre de paix au quartier d’Arakawa-ku (ku signifiant quartier) –, là où Benjo et Michiru venaient de s’unir sans faire appel, trop cher pour eux, au grand prêtre du shintō (神道) qui les eût précédés au Temple, accompagné de deux kimono-san portant saké, boisson sacrée entre toutes. Sacré breuvage auquel, ou tiède ou frais, du premier soir jusqu’au dernier, j’ai succombé. Sous les quolibets ─ quod libet, en latin, fais ce qui plaît, d’où libation ─ de notre fils. Et les éclats de rire de notre lovely daughter-in-law avec qui l’on ne communiquait qu’en anglais.
Nous étions à deux pas et trois stations de métro du parc Ueno, et comme astucieusement nous avions choisi les ides de mars pour l’immense envol qui nous tiendrait éveillés vingt-quatre heures durant – et qui parle de dormir ? – pour fêter notre retour en famille les cerisiers s’étaient mis en fleurs.
Pour nous, il s’agissait d’une prime découverte. Et chaque jour de l’épuisant périple qui convoquait tant de merveilles nippones, tous ces Ji et tous ces Dera – je veux parler des temples, le Kinkaku-ji ou le Kiyumizu-dera –, résonnait à mon oreille la phrase anaphorique du film d’Alain Resnais et Marguerite Duras : « Non, tu n’as rien vu à Hiroshima ». Mais si finalement je n’ai rien vu après avoir tant vu à Tokyo (京都市) comme à Kyoto (京都市), c’est que ma vue s’est troublée et que c’est à l’aveugle que m’ont conduit mes derniers pas.
Mon dernier souffle… au tournoiement lumineux de l’aura.
Je m’en souviens, c’était à Kyoto.
Kyōto, c’est d’un drôle, est l’envers de Tōkyō. Paronomase ? Anastrophe ? (Catastrophe ?) Ou tout bonnement hyperbate ? Comment nommer cette inversion des termes, et to et kyo, et kyo et to ? Pour un peu je me prendrais pour ce pédant lettré qui hante tant de contes nippons et ne s’exprime qu’en idéogrammes pékinois. En fait, c’est tout bête, dire Kyōto pour Tōkyō ce n’est qu’une métathèse, une inversion de phonèmes, et baste.
Dans mon délire, moi qui n’entendais rien à cette difficile langue que parlent les Japonais et qui s’écrit de tant de manières, kanji à la chinoise et hiragana d’écriture nippone, je convoquais Raymond Queneau et ses exercices de style : « Jour un midi vers », écrivait-il pour « Un jour vers midi », et c’était très exactement – le savait-il ? Oui, certes, puisqu’il se voulait encyclopédique – la structure syntaxique de la langue du Nippon-koku (comme j’appris à dire). J’avais dans mon bagage le meilleur sésame : Mishima, dont Le Pavillon d’Or
(金閣寺) commence ainsi, si l’on veut bien suivre l’ordre des mots : « Enfance depuis père moi à souvent Pavillon d’Or du au sujet a parlé ». Non, non, ce n’est ni charabia ni langage chaotique, c’est comme cela qu’il faut penser et comprendre qu’ « enfant mon père m’a souvent parlé du Pavillon d’Or ». Bon, la traduction française (Folio) de cette phrase admirable – de concision, d’efficacité, de zen économe – est au-dessous de tout, au demeurant fort datée puisque vieille de plus d’un demi-siècle : « Dès ma petite enfance, mon père, bien des fois, m’avait parlé du Pavillon d’Or ». Phrase dispendieuse, trop bien balancée, trop parfaite, pour une tournure d’esprit qui, noyé de beauté, la
récuse et entend l’abolir : n’est-ce pas un de ces asiatiques artistes qui, après avoir peint un paysage dans toute sa précieuse beauté, ajoutait un petit coup de pinceau qui aurait glissé quelque part, sur le blanc du tableau, comme une erreur, une bavure, un point noir, une verrue ? Le traducteur s’appelle Marc Mécréant, merci à lui, sans qui je n’aurais retenu de ce Yukio Mishima que l’arrogante musculature et la petite tête que je vis en photo un jour, cou coupé, exposée sur une desserte, près de celle, pareillement décapitée, de son amant. Grand moment esthétique et belle mise en scène, juste quelques années après le terrifiant film de Masaki Kobayashi, Seppuku (Hara-kiri): là, le samouraï s’ouvre le ventre avec un sabre en bois. Un jeu d’enfant pour une mort d’homme !
La mort est fort présente dans la culture japonaise, mais je ne la crois pas tant morbide, car elle obéit au cycle de la nature. On naît, on ouvre les yeux, on les referme, les cendres vont à l’urne qui va à la terre et l’autel des ancêtres tient lieu d’immortalité. La nature, voilà la véritable religion nippone dont les dieux qui sont les « esprits », les kamis, se sont introduits par tous les pores shintoïstes et bouddhistes, voire chrétiens. L’expression poétique par excellence, le haïku, ne se conçoit que comme une célébration des cycles naturels. Il en est donc de quatre types, bien qu’on trouve aussi des haïkus hors saison, comme ce beau poème de Sôseki :
Sans savoir pourquoi
ce monde où nous naissons j’aime :
mais c’est pour mourir
Le plus que parfait est cet haïku, que je me répétais déjà quand mon père devenait si vieux ─ pour mourir à 95 ans ─ alors que j’entrais dans ma quarantaine :
L’automne est venu
à mon père je camoufle :
mes cheveux cendrés
C’est Ochi Etsujin qui l’a scandé au XVIIIe siècle. Sans nul besoin de luth, je m’y étais essayé avant l’accident. Nous nous étions allongés sous les sakuras, qui sont les cerisiers en fleurs, au parc Ueno, et le jeune couple avait, comme tant d’autres, étendu par terre une petite bâche bleue. Puis Benjo était allé quérir quelques fraîches canettes d’Asahi à l’un de ces stands tout du long qui aidaient à célébrer le hanami, la fête de la floraison des cerisiers. Mais hanami signifie seulement regarder les fleurs, ce que nous faisions, la tête en bas, les yeux au ciel sous un dais blanc, et voilà ce qui me venait, en maladroite glose des grands maîtres haikai que j’avais lus en français sous l’invocation de ce bon vieux bonze d’Étiemble qui, lui, citait leurs vers en japonais :
Invasion de fleurs
blanches comme cerisiers :
il neige au printemps
Et puis, était-ce prémonition de la fatale chute dans l’inconscience qui me surprit, tête à l’envers, syllabes tête-bêche, troc de phonèmes, à Kyōto ?
Sous les cerisiers
en fleurs partir en sommeil :
vers l’éternité
Tout ce que j’avais inventé, au-delà des réminiscences, c’étaient ces deux points que je mettais toujours à la fin du second vers, comme pour souligner l’intention. Et voici ce que j’en conclus, semblais-je dire… Et bien entendu, la poésie étant intemporelle, je ne mettais jamais de point à la ligne.
Mais la conclusion est advenue à Kyōto, au bout de l’avenue Higashi-Oji, au carrefour de cette artère délictueuse de Kawara-machi ─ autrement dit, quartier de Kawara ─ que parcourt Mizoguchi, le héros du Pavillon d’Or, à la recherche de l’hana-machi, le quartier des fleurs ─ à cueillir en vue de son dépucelage. Lui comme moi étions égarés dans cette impériale cité de perdition. Et c’est une chance que je m’en souvienne parce qu’ici les rues n’ont généralement pas de nom, seulement d’indéchiffrables numéros. Nous avions passé des heures au temple de Kiyomizu où trône l’immense Kannon, déesse de la compassion, tout en haut d’un raidillon surpeuplé de kimonos et de boutiques à touristes qui était, surtout pour Deborah, le corridor des tentations. Trois heures d’emplettes pour deux heures aux sanctuaires, et s
cette terrasse maléfique à treize mètres de haut d’où, dit-on, sautaient les plus braves suicidaires, en espérant toujours que la déesse prendrait pitié d’eux. En toute hypothèse, dans l’au-delà…
Et nous étions redescendus, la tête trop pleine et chavirée. Seule Deborah n’était pas rassasiée de fatigue : mes cheveux, disait-elle, mes cheveux. À l’hôtel, on nous avait indiqué un hairdresser pas très loin du carrefour. Casa était son nom. Mais nous ne l’avons jamais trouvé, pour la raison qu’au Japon on ne coiffe jamais en vitrine, par pudeur, par discrétion, et donc nous cherchions vainement fauteuils, bacs de lavage, poste de coiffage, en parcourant toutes les devantures de la rue. Incapables de lire en japonais les modestes enseignes sur le côté, dont l’une, pourtant, devait dire 家 Casa.
Excédé et sentant monter, inexorablement, le malaise hypoglycémique, car je n’avais au ventre que le miso du matin, un bouillon clair où flottaient trois dés de tofu, je dus m’asseoir sur un escalier ─ peut-être menait-il d’ailleurs à l’improbable salon de coiffure ─, mais mon épouse : « mes cheveux… mes cheveux », continua sa quête. « On se retrouve à l’hôtel… », puis elle disparut de mon champ de vision.
Et c’est là que les papillons ont voilé mon regard. Deux papillons-lunes, légers de vol, se poursuivant, rejoints par un autre couple coléoptère aux élytres zézayants, rameutant tout un aréopage d’ailes blanches qui chutèrent comme flocons sur mes paupières peu à peu fondues au noir. Tchou…tchou…tchou… et voilà pour l’envol japonais, tandis que je perdais pied, tout temps aboli.
Au réveil mes yeux se noyèrent dans une mer de glycines. Où j’identifiais bien vite, tels ces lotus laineux de l’étang Shinobazu du parc Ueno, la soie des kimonos. Trois geishas m’entouraient, ma tête basculée en arrière, retenue par deux mains habiles tandis que l’eau dégouttait sur mon front. Une source froide sous les doigts experts qui me massaient aux tempes et lissaient mes
paupières, jusqu’à ce que les couleurs me reviennent…
À Kyōto, ce n’était que ballet de kimonos, toutes jeunes filles portant getas ou ビーチサンダル tongs, adroitement glissées sous les chaussettes blanches qui séparaient le gros doigt des autres orteils. Pour dire le vrai c’était la fin des classes et la remise des diplômes ne s’opérait qu’en présence de collégiennes dûment vêtues comme naguère leur obaasan, grand-mère-san, l’obi serrant à la taille l’ample tunique à fleurs. De là, la valse des kimonos, que j’avait vus partout dans la ville, surtout autour du bassin d’eau pure de kiyoi mizu, au pied du temple. Les trois grâces, j’y repense, m’avaient cueilli au pied de l’escalier où j’avais chuté tandis que ma femme allait vainement cherchant son salon de coiffure. Et elles m’avaient juché à l’étage où, justement, s’alignaient des fauteuils à bascule et des bacs de lavage. Sans shampoing, à mains nues, ces gentes maïkos nubiles me ramenaient à la vie à grands flots d’eau lustrale tandis que ma vue s’obsédait aux fleurs bleues et mauves de leurs kimonos où folâtraient des libellules. Ce fut là toute l’aventure.
Au retour, dûment tenu en mains par ces jeunes geishas jusqu’à notre hôtel, orgueilleusement titré Sunline, car il s’inscrivait dans le Pays du Soleil Levant (日本), je pus me hisser jusqu’à ma chambre, où bientôt Deborah vint me rejoindre. Penaude et bougonne :
─ Ben, j’ai rien trouvé, pas de salon de coiffure dans ce foutu bled.
À quoi je me résolus à répondre :
─ Ben moi, on m’a lavé la tête.
Le lendemain le Shinkasen nous ramenait à très grande vitesse à Tōkyō. À la gare souterraine de Hamamatsucho, j’eus encore, pris dans la foule éclatante, quelques velléités d’éclampsie qui est, en grec, lumière écarlate et jet lumineux, ce que j’appellerais plus justement crise comitiale, avec de menues convulsions ─ n’est pas Dostoïevski qui veut, Karamāzofu no kyōdai, ajouterait notre fils nippoparlant ─ et l’on dut m’allonger sur le carreau des dalles.
Diligent, Benjo nous ramena au logis où il fit frémir dans une casserole une jolie flûte de grès emplie de saké. Et je sus alors que le saké était bien la boisson des dieux et de l’immortalité. En tout cas, je me réincarnai aisément en vieux touriste un peu las, en pensant à l’oiseau phénix qui couronnait le haut faîte du Kinkaku-ji et qui, justement, après que Mishima ─ et son bonze ─ l’eut brûlé, redéploya ses ailes. Et c’est sur les ailes d’ANA (All Nippon Airways) que je fus ramené à Paris et à moi. Embaumé comme momie des fleurs blanches de sakura et des mauves glycines.
Post-scriptum : un salon de coiffure se dit Miyōin au Japon
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