Dans ce recueil de romans et de textes publié aux éditions Gallimard, Paris des jours et des nuits, Patrick Modiano nous emmène déambuler dans un Paris nostalgique hanté par des êtres en quête d’eux mêmes. Magnifique.
On entre dans l’oeuvre de Modiano, un peu comme on entre dans les Ordres. Ou dans l’oeuvre de Proust. Du bout des doigts, en osant à peine y toucher, de peur de l’abîmer. Un oeuvre sacrée à laquelle le Prix Nobel de littérature décerné en 2014 a ajouté du prestige. Il faut bien commencer un jour cependant. Mais comment choisir dans la trentaine de romans publiée à ce jour ? Ce recueil, intitulé Paris des jours et des nuits, semble être la porte d’entrée idéale. Trois mots, Paris, nuit et jour, qui suffisent presque à définir la dizaine de romans et textes inclus dans ce nouveau Quarto des éditions Gallimard.
Comme un symbole, trône au milieu de l’ouvrage un récit actualisé commentant des photos de Brassaï. Les images du photographe de rue et de nuit sont les accompagnatrices parfaites des textes de l’écrivain. En noir et blanc, elle sont faites de contrastes et figent un passé des années trente. « Paris ne dévoile jamais ses mystères. Sauf par bribes, dans les photos de Brassaï », écrit Modiano. Et dans les romans de ce dernier, sommes-nous tenter d’ajouter. Sur un cliché un homme torse nu, outrageusement fardé, dans un bal de la mi carême, est perdu dans ses pensées. On pourrait aisément le retrouver dans un roman de Modiano. Un bout de bristol, une casquette d’un magasin célèbre comme indices et se dérouleraient sous nos yeux la vie entière, et les drames, beaucoup de drames, de cet inconnu appelé à devenir au fil des pages, familier au lecteur.
C’est ainsi avec l‘écrivain. Un narrateur, qui s’appelle Patrick ou Jean, que l’on ne peut imaginer autrement que sous les traits de Modiano, se balade dans un Paris réel et fantasmé, véritable personnage incarné. Il y rencontre des inconnus, souvent perdus comme les « paumés du petit matin » de Jacques Brel. Et cherche à les connaître, à découvrir leur histoire, leur passé. Ces textes réunis, nous emmènent dans les méandres des souvenirs balisés par des numéros de téléphone, des stations de métro ou des plaques de rue. Un mal de vivre du narrateur, des rencontres avec des inconnus et comme dans un roman policier, des puzzles existentiels se composent sous nos yeux. Par strates, ce sont des vies qui surgissent, des existences souvent fracassées. Des truands sympathiques, des bourgeois en fuite, des parents inexistants, des femmes mystérieuses constituent l’environnement du narrateur errant. Ces dernières souvent porteuses d’un passé dissimulé sont décrites sommairement physiquement, sans jamais utiliser des mots du désir. Le narrateur est souvent amoureux sans que les mots de l’amour soient écrits. Et pourtant avec une économie de mots, transparait une rare tension sexuelle.
Au fil des pages et des romans, on se balade dans de vieux appartements parisiens souvent abandonnés, où les lourdes tentures, les bibliothèques emplies de vieux livres, étouffent les pas du narrateur. Il fait souvent sombre, les taches de lumière côtoyant les coins les plus obscurs, comme l’image des souvenirs qui s’éclairent peu à peu, entre mémoire et oubli.
L’oubli c’est justement ce que contre quoi lutte l’écriture fluide de Modiano, une écriture sans apprêt, presque invisible qui à partir d’une coupure de presse, d’un numéro de téléphone, reconstitue des instants d’une vie, ou même une vie entière. Aucun évènement marquant, pas de rebondissement mais les mots sobres nous entrainent dans des déambulations nostalgiques, des enquêtes minutieuses. Annie Ernaux dit que ce qui n’est pas écrit n’a pas véritablement existé. Modiano, à sa manière, sauve aussi de l’oubli des existences modestes, le plus souvent ratées, insipides. Des existences qui ont finalement autant d’importance que celles des vedettes du cinéma.
Par bribes, par détails, comme un détective, il collectionne les traces et donnent vie aux silhouettes de Brassaï : « Sur la banquette d’un café, un homme a rapproché son visage de celui d’une femme qui sourit. Il va l’embrasser et leurs deux visages se reflètent dans les glaces. J’ai cru reconnaitre mon père à cause des cheveux noirs plaqués en arrière et brillantinés » . Du gel dans les cheveux et débute alors une histoire du temps où les « grands bruns au physique de danseurs argentins donnaient des rendez-vous aux terrasses des Champs Elysées ».
Modiano à partir de ces cheveux gominés et d’une terrasse de café peut ainsi, de son écriture musicale, nous emmener dans le passé de la Collaboration, de l’après guerre. Il donne aux survivants les récits de ceux qui sont disparus. Et lorsque la lecture s’achève, comme les vies qu’elle raconte, il reste une étrange saveur, celle de la nostalgie. La nostalgie de photos enfouies dans un tiroir et ressorties en pleine lumière.
Paris des jours et des nuits de Patrick Modiano, éditions Gallimard, collections Quarto. 1020 pages. 27€.
Le volume contient : De si braves garçons. Quartier perdu. Voyage de noces. Brassaï de la nuit. Un cirque passe. Du plus loin de l’oubli. Des inconnues (premier texte du recueil originel). La Petite Bijou. Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Encre sympathique.