Molière à la campagne : Emmanuelle Delacomptée nous fait le récit de sa toute fraîche expérience de jeune enseignante de français et souligne avec humour la différence entre le niveau scientifique exigé pour obtenir les concours d’agrégation et du CAPES et le bagage scolaire et culturel d’élèves ou d’apprenants (!) … en courbe descendante.
« Après des dissertations de sept heures, une maîtrise imparable de l’exophore mémorielle, une acquisition sûre de la notion de valence et d’analyse actancielle, […] une fréquentation assidue du Canzionere de Pétrarque, l’Éducation nationale m’expédie dans les tréfonds de l’Ouest, au cœur de la Haute-Normandie, entre les départementales D32 et D547, à Saint-Bernard de l’E., au collège des 7 Grains d’Or, au beau milieu des champs de maïs ».
C’est ainsi qu’Emmanuelle Delacomptée, jeune Parisienne lauréate de l’agrégation de Lettres, nous livre, dans Molière à la campagne, paru en 2014, les premiers mots d’un récit qui raconte sa toute première expérience pédagogique in vivo, en total décalage avec sa formation universitaire initiale, dans un collège rural face à des enfants dépourvus d’à peu près tout acquis scolaire, de tout sens de la discipline et de l’effort et peut-être, hélas, privés de tout espoir et attente du système éducatif.
Nommée là par le seul programme d’un ordinateur du Ministère de l’Education nationale, chargé de gérer mécaniquement les affectations, notre apprentie enseignante rencontrera, dans le cadre de son stage de formation à l’IUFM (devenu, dans la valse de sigles, l’ESPE, puis l’INSPÉ), d’autres collègues, eux aussi débutants, eux aussi nommés à cent lieues de leur habitat ou université d’origine, eux aussi soumis à des règles et savoirs pédagogiques « jargonneux » et pédants que leur assènent des formateurs sûrs d’eux, dominateurs et « trissotins » dans l’âme. Les élèves seront désormais des « apprenants », les enseignants des « appreneurs », les parents d’élèves des « géniteurs d’apprenants ». Et l’enseignant, « garant d’un savoir auprès des apprenants », doit se persuader qu’il n’enseignera plus la grammaire mais « plutôt un discours raisonné de la langue ».
Face aux jeunes professeurs tout à la fois désarçonnés et fâchés de ce langage prétendument scientifique, le formateur, contrarié par l’incompréhension de ses jeunes ouailles, montera le ton : « Quand je pense que vous enseignerez des méthodes scripto-lecturiques à nos jeunes apprenants, ils ont du souci à se faire ! ». A la fin de son stage, un enseignant chevronné, et revenu de tout, confiera à Emmanuelle, en manière de réconfort : « On utilise des mots compliqués pour donner l’impression qu’on maîtrise…», ajoutant, désabusé : « Et pendant ce temps le niveau dégringole…».
Les apprenants précisément, « des 4è F », pris en charge par la pauvre enseignante, s’ils sont des agités chroniques incontrôlables, ne s’avèrent pas méchants bougres pour autant. Certains, même, sont attachants, d’autant plus qu’ils vivent souvent des situations familiales délicates. Ils sont seulement, et totalement, incultes, imprégnés comme beaucoup de leurs congénères, qu’ils soient des villes ou des champs, de presse people ou d’émissions de télé-réalité ineptes, incapables d’identifier Hugo ou Maupassant, réinterprétant Molière avec l’humour involontaire des « Ch’tis dans la jet set », et transformant la libre parole de la classe en un échange de grossièretés hors de contrôle. Tout cela dans l’indifférence quasi générale pour le cours d’une enseignante au bord du désespoir. A juste titre, notre jeune professeur redoutera les inspections futures qui se révéleront effectivement proches de la catastrophe…
Mais, au final, la jeune Emmanuelle, malgré ses efforts inopérants à dominer sa classe, malgré un corps d’inspecteurs peu amène, malgré une tutrice elle-même dépressive, se verra délivrer en fin d’année scolaire, par une administration bonne fille, un satisfecit et une titularisation inespérée qui l’enverra à la rentrée suivante…dans le « 9-3 » ! Mais, après tout, la Parisienne se rapprochera ainsi de la capitale…
Voilà un témoignage particulièrement vivant et édifiant, que bien des jeunes futurs apprentis de la pédagogie devraient lire pour être préparés psychologiquement à l’épreuve difficile du primo-enseignant de collège ou lycée. Quant aux autres, qui ne seront ou n’ont jamais été enseignants, mais qui furent, comme tout un chacun, d’anciens « apprenants », ils se retrouveront peut-être, pour les plus jeunes d’entre eux, dans ce qu’écrit Emmanuelle Delacomptée. Pour les plus âgés, en particulier les « seniors » formés à la vieille école, ils se sentiront encore davantage du siècle dernier… qui avait décidément du bon !
Molière à la campagne par Emmanuelle Delacomptée, Éditions JC Lattès, coll. Essais et documents, 2014, 180 p., ISBN 978-2-7096-4577-5, prix : 16.50 euros.
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