En Corée du Sud, pays de haute technologie, d’hypermodernité et de culture pop mondialisée, s’insinue un phénomène bien plus sombre que les feux de la K-pop : le molka.
Contraction des mots coréens « molrae » (à la dérobée) et « kamera » (caméra), ce terme désigne une pratique consistant à filmer des personnes, majoritairement des femmes, à leur insu, dans leur intimité, grâce à des dispositifs miniatures dissimulés dans des lieux publics ou privés. Toilettes, vestiaires, transports en commun, hôtels… aucun espace n’est épargné. Ce voyeurisme technologiquement assisté, en apparence marginal, révèle en réalité une pathologie collective : il est le symptôme d’une fracture entre les apparences de modernité et les rémanences d’un patriarcat profond. Entre masculinisme populiste et féminisme politique, la Corée du Sud connait une guerre des sexes aux conséquences tragiques.
Chaque année, près de 6 000 affaires liées au molka sont recensées. Or, ces chiffres ne rendent pas compte de l’ampleur réelle du phénomène, tant les dénonciations sont freinées par la honte, la peur, et l’indifférence institutionnelle. Les caméras deviennent invisibles, mais les violences qu’elles infligent sont, elles, d’une crue visibilité pour les victimes, confrontées à la diffusion massive de leur image sans consentement.
Le molka, en dépit de sa dimension criminelle, ne surgit pas du vide. Il s’ancre dans un terreau culturel où le regard masculin conserve un pouvoir de contrôle. L’influence persistante du confucianisme, matrice morale de la société coréenne, perpétue des rôles genrés rigides : la femme doit se montrer discrète, pudique, soumise à l’ordre familial et social. Le corps féminin, dans ce contexte, devient un territoire sous surveillance, un espace à la fois sexualisé et contrôlé.
Mais ce voyeurisme s’exprime aussi par le truchement d’une technologie devenue omnipotente. Le smartphone, les réseaux sociaux, les plateformes de partage de vidéos ont instauré un nouveau régime du regard : celui de l’image captée, stockée, consommée. La Corée du Sud, où le taux de connexion est parmi les plus élevés au monde, offre un environnement idéal pour cette prolifération visuelle. Désormais, la violence sexuelle n’a plus besoin de contact : elle se dématérialise, s’insinue dans les flux numériques, se viralise. Là où l’ancien voyeur se dissimulait derrière une haie, le nouveau prédateur se tapit derrière une interface.
La réaction des institutions judiciaires face à ce fléau est largement insuffisante. Si la loi prévoit des peines pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, la réalité judiciaire se résume souvent à des amendes ou des peines avec sursis. Cette clémence alimente un sentiment d’impunité, d’autant plus scandaleux qu’il contraste avec la sévérité parfois appliquée à l’égard des militantes féministes, qui manifestent contre ces abus.
Devant cette inertie, la société civile, et notamment les femmes sud-coréennes, ont répondu avec une vigueur inédite. En 2018, les manifestations de masse sous la bannière « My Life Is Not Your Porn » ont réuni jusqu’à cent mille personnes, marquant une rupture symbolique dans l’histoire du féminisme coréen. Ces mobilisations dénoncent non seulement les agressions, mais aussi la culture qui les rend possibles, et qui continue de marginaliser les victimes tout en excusant les agresseurs.
Cependant, ce mouvement féministe rencontre une opposition virulente : des communautés masculinistes réactives s’emploient à défendre les privilèges masculins perçus comme menacés. Ce backlash illustre la profondeur du clivage générationnel et sexuel qui traverse la Corée du Sud contemporaine : entre aspirations à l’égalité et nostalgies d’un ordre révolu. Le ressentiment masculin s’exprime notamment sur des forums en ligne où pullulent discours misogynes, théories complotistes et appels à la restauration d’une « virilité perdue ».
Loin d’être marginal, ce phénomène s’inscrit dans une dynamique plus large de réaction identitaire, qui dépeint les revendications féministes comme une menace civilisationnelle. De leur côté, certaines militantes, radicalisées par l’expérience de la violence, prônent un séparatisme de genre et un lesbianisme politique assumé, rejetant toute possibilité de cohabitation harmonieuse avec un patriarcat jugé irréformable. Ainsi se dessine en Corée du Sud une véritable guerre des sexes, où les violences réelles rencontrent des imaginaires en conflit, et dont les conséquences tragiques se traduisent aussi bien par des meurtres misogynes que par une polarisation sociale inédite.
Le molka est bien plus qu’un délit isolé : il est le symptôme d’une société en crise, où la technologie exacerbe les pathologies anciennes. Il ne saurait être combattue par la seule technique ou par le seul droit. C’est une révolution du regard, une déconstruction des imaginaires et des rapports sociaux qu’il convient d’entreprendre. Car tant que le corps féminin restera un champ d’appropriation, l’œil caché du molka continuera de hanter les recoins les plus intimes de la société coréenne.