Parler de son père alcoolique, et le dessiner n’est pas chose facile. Stéphane Louis dans Mon Père ce Poivrot relève, et réussit ce défi. Sans pathos ni moralisme. À titre d’exemple et de prévention.
Le titre, Mon Père ce Poivrot, claque, mord, volontairement provocateur. Et disant tout. Ce que confirme dans la page d’ouverture un court texte de Stéphane Louis.
Il y a un autre personnage important, ici : l’alcoolisme. J’ai voulu essayer de sensibiliser les gens comme je le pouvais à ses causes et à ses conséquences. L’alcoolisme n’est pas festif. Il tue. Mon père en est mort littéralement.
Tout est dit et le lecteur sait ce qui l’attend. Ce père, Maurice ou Lulu, d’abord accoudé et endormi sur le comptoir, va être facilement reconnaissable tout au long de la BD. Il possède un gros nez rouge, comme un clown, pour identifier le personnage, un nez rouge qui cette fois-ci ne fait pas rire et pourrait donner plutôt envie de pleurer.
Le récit n’est pourtant pas larmoyant même si les situations tragiques se multiplient. Stéphane Louis, nous fait connaître son père par des allers et retours dans le temps, commençant ses souvenirs par une enfance orpheline et des drames qui jalonnent sa vie. Car comme le dit son ex-épouse, Louisette, qui l’a quitté à cause de la bouteille « C’est un gentil Lulu, un vrai c’est ce qu’on retiendra tous de lui.. » même « s’il avait ses démons que je ne pouvais plus porter avec lui, pour lui ».
L’alcool tue environ 20 000 personnes en France par an. Et fait de multiples dégâts dans l’environnement immédiat. C’est ce que veut expliquer le fils dessinateur qui ne se contente pas de décrire une descente aux enfers. Dans une démarche militante, qu’il revendique, il montre l’entourage, le regard de la société sur cet homme qui est malade, car l’alcoolisme est bien une maladie incomprise par l’entourage qui voit l’alcoolique comme responsable de sa déchéance. Les paroles de ces anonymes dans la rue ou de ses proches à son domicile sont dures, leur regard impitoyable et enfonce Lulu qui essaie pourtant de sortir de ce cycle infernal que Lulu lui même décrit en proclamant : un dernier pour la route avant d’arrêter. « Boire pour arrêter de boire ?» comme le constate ironiquement le gendarme. Un paradoxe difficile à rompre et que Lulu ne parviendra pas, malgré tous les efforts minutieusement et affectueusement décrits, à briser. Comme tant d’autres Lulu, ils sont cinq millions touchés par ce fléau.
Cette descente aux enfers, réaliste et précise, Stéphane Louis nous la fait comprendre en spectateur, ni juge, ni avocat, ni procureur. Le dessin classique, proche des habitudes de la BD d’humour atténue la noirceur du propos. Les gendarmes sont des caricatures de gendarmes, Marcel le petit vieux du comptoir plonge son nez entre les seins volumineux de Tata Roger, comme dans un film de Fellini. On sourit presque, évitant ainsi le piège du moralisme ou du désespoir. Et la tendresse prend le dessus sur l’image dégradante renvoyée par des yeux perdus dans un vide sidéral, qui regardent au delà de la réalité et du quotidien. Ou par un langage détérioré, symbole ultime et dérangeant de la déchéance. Lulu videra même sa maison de tous ses meubles et de ses souvenirs, pour repartir, croit il, vers un avenir enfin un peu plus radieux, plus proche de son ancienne épouse, qui l’aime toujours et de son fils, qu’il a envie de retrouver et de sauver. Un retour final auprès des deux êtres qu’il aime mais qu’il ne parvient pas …. à aimer. Un retour que l’on sait perdu d’avance.
Cette BD est avant tout un témoignage, et une formidable déclaration d’amour. Qui se conclue ainsi
C’était un poivrot Lulu… oui mais c’était mon père ce poivrot.
Lulu est décédé en 2006.