La création artistique n’est pas toujours un état de bonheur pur et total. Efa et Rubio dans la BD Monet, nomade de la lumière, biographie dessinée consacrée à Claude Monet, s’attachent à démontrer les combats matériels et intellectuels menés avant d’obtenir la reconnaissance. Lumineux.
La première case de la BD Monet, nomade de la lumière est noire. Petite et totalement opaque. La dernière case est pleine page, lumineuse et colorée comme un tableau du peintre de Giverny. Deux cases comme un symbole de la vie de Claude Monet, entre l’ombre et la lumière, l’ombre d’une peinture classique idéalisant le « beau » et la lumière de la mer, des ciels, des gens peints « tels que la nature les a faits dans la lumière et en plein air, tels qu’ils sont ». Deux cases comme le temps écoulé entre la vie de misère et de privations à Vetheuil ou ailleurs, et le richissime vieillard sur le pont japonais de son domaine créé pratiquement de toute pièce pour avoir à portée de pinceau la source de sa création.
Nomade est la lumière et nomade est, jusqu’au succès tardif, la vie de Claude Monet qui doit survivre avec comme seule source de revenus « sa » peinture, sans concession, survivre avec pour but unique la volonté de peindre « pas le réel, mais la lumière qui s’y reflétait » en cessant de se « préoccuper des objets à l’intérieur du tableau », en « quête d’autre chose, des reflets, des éclats, d’une atmosphère générale ». D’une impression.
Cette double obsession, artistique et matérielle, Efa et Rubio la racontent avec didactisme et pudeur dans un récit chronologique classique. Monet est obsédé par sa peinture, par la fixation de ce moment éphémère, qui donne à une meule de foin une couleur violacée, orange, rouge incandescent ou bleu pâle selon la météo ou l’heure de la journée. Il veut par l’observation, le sujet ou la touche de pinceau capter l’insaisissable jusqu’à l’obsession, jusqu’à « chercher machinalement la succession, l’appropriation des dégradations de coloris que la mort venait d’imposer à l’immobile visage » de Camille, son épouse, qu’il finit par peindre sur son lit de mort, se surprenant à agir comme « une bête qui tourne sa meule ». Salva Rubio réussit parfaitement à traduire cette obsession de trouver « une nouvelle peinture », celle qui prolonge et amplifie les conseils de Boudin sur la plage de Sainte Adresse, celle qui s’inspire des peintres de l’école de Barbizon pour aller plus loin, sans reconstitution définitive dans l’atelier. Cette quête est indissociable de ses amis, Renoir toujours gai et nimbé par la grâce du dessin de Efa d’une clarté lumineuse, Bazille le fortuné qui disparaîtra trop tôt à la guerre, Pissaro le complexe anarchiste, Cézanne le solitaire. Chefs de file involontaires d’un mouvement qu’ils ne revendiquent pas, les auteurs traduisent toutes les hésitations, les découragements d’artistes portés par un idéal, mais confrontés aux réalités, aux revirements, aux rares compromissions. Et Claude Monet, contrairement à Berthe Morisot, Manet, Degas a lutté contre la misère, la pauvreté. Inconsistant, instable en amour, il devra subvenir aux besoins de deux familles, et jusqu’à l’arrivée définitive du succès après 1885, son existence, comme le révèle sa correspondance dans la biographie référence de Pascal Bonafoux (*), n’est que lutte pour assurer le logement et la nourriture de huit personnes. C’est un Claude Monet humain et réel qui se meut dans ses angoisses matérielles et créatrices que dessine ce remarquable roman graphique.
Dessiner sans plagier, évoquer sans copier, ce sont les défis habituels de ces monographies consacrées à un peintre. Efa a pris le parti de ne pas reproduire à l’identique des œuvres universellement connues. Le dessinateur n’hésite pas à interpréter à sa manière « La femme en robe verte » ou le « Déjeuner sur l’Herbe » de Monet. Toute la bande dessinée respire l’impressionnisme, mais uniquement par les couleurs, la technique de la touche. Seuls les femmes et les hommes sont cernés par un trait noir comme si eux seuls étaient hors du champ du domaine artistique. L’originalité de ce travail graphique est de situer de nombreuses scènes dans les décors de l’époque, décors directement transposés des tableaux de Monet. Le lecteur voit le peintre dans son environnement qu’il reconnait dans son œuvre ou dont il retrouve la transposition artistique dans les tableaux judicieusement reproduits en fin d’ouvrage. Monet pénètre même à plusieurs endroits de son propre « Déjeuner sur l’herbe », dans un dialogue savoureux avec les modèles figés dans la scène champêtre, jeu de miroir directement inspiré des « Ménines » de Vélasquez. Immense, le travail d’érudition important est pourtant invisible.
La BD Monet nomade de la lumière s’arrête pratiquement avec le début du succès reconnu du peintre et n’évoque la réussite sociale et artistique qu’à travers l’amitié de Monet et de Clémenceau à Giverny, ce lieu « en pleine nature où je serais entouré d’eau et de fleurs, d’air pur et de couleurs, de ma famille », résumé d’un rêve d’une vie finalement aboutie et réalisée. Pourtant, créateur insatisfait, jusqu’à sa mort, le peintre cherchera à travers la quête de ses « Nymphéas » à imaginer une révolution à venir : celle l’abstraction. Jusqu’à la fin, il se pressera, car « il reste très peu de temps avant que la lumière ne disparaisse ». Une lumière nomade de la vie et de la création que les auteurs ont su restituer dans une BD qui, après le remarquable « Gauguin, loin de la route » (2) dans la même collection, sort de la trop abondante production inégale, voire médiocre, consacrée aux artistes peintres.
BD Monet Nomade de la lumière, scénario de Salva Rubio, dessins de Efa, 110 pages, Editions Le Lombard, Collection Contre Champ, mars 2017, 112 pages, 17,95 €
(1) « Monet » de Pascal Bonafoux chez Perrin (2010).
(2) « Gauguin, loin de la route » de Gaultier et Leroy. Éditions Le Lombard. Collection Contre Champ
A lire également : Deux remords de Claude Monet