En 2004, Monsieur Roux faisait son entrée sur la scène musicale rennaise, avec son regard à la fois tendre et satirique sur le monde qui l’entoure. Après 4 albums réalisés entre 2005 et 2012, l’artiste s’était orienté vers d’autres horizons musicaux, notamment au sein du groupe Coupe Colonel. Le voici de retour avec Espèce en voie d’apparition. Un cinquième album poétique dont les textes sont signés Babouillec, une auteure au parcours étonnant…
C’est presque par hasard que Monsieur Roux, Erwan Roux à la ville, a commencé sa carrière d’artiste. Né en 1978 dans la région rennaise, il est initié à la musique par son père, qui possède quelques instruments. Peu après, il débute la guitare en prenant quelques cours à l’école de musique de sa commune de St Erblac. En parallèle, son éducation artistique est autant rythmée par la chanson française d’artistes comme Renaud et Brigitte Fontaine que par la pop et le rock anglo-saxons de groupes tels que les Beatles et les Clash.
Devenu adulte, Erwan Roux commence une carrière d’éducateur spécialisé, sans pour autant délaisser sa pratique de musicien. Celle-ci se précise même, à l’occasion d’une série de voyages en 2003 dans plusieurs pays de l’Océan Indien. Un périple pendant lequel le jeune baroudeur écrit ses premières chansons, qu’il interprète pour la première fois devant des amis, à la Réunion. Parmi ses premiers spectateurs, figure David Nicol, lui aussi Rennais et batteur du groupe Au Fond à Gauche. Ce dernier, séduit par l’univers de l’artiste, lui propose d’assurer l’une des premières parties des concerts de sa formation. C’est ainsi qu’en février 2004, Erwan Roux donne son tout premier concert officiel au café-concert rennais Le Sablier. Et très rapidement, il prend comme nom de scène le surnom affectueux que lui donnent ses amis : Monsieur Roux.
L’artiste est vite rejoint par le guitariste Bertrand Thépaut (alias Jauni Bernardo) et le contrebassiste Kevin Gravier (aka Brandon Michel). En 2005, leur premier album Ah si j’étais grand et beau sort en autoproduction. Monsieur Roux y dévoile son univers malicieux et mordant, à travers des textes qui croquent le paysage social de la France d’alors. Remarqué aux Chantiers des Francofolies de la Rochelle, le groupe est signé et distribué en 2007 par le label Atmosphériques. Rapidement, la chanson « Petit rasta » est diffusée par de nombreuses radios et l’opus connaît alors un beau succès critique. Lauréate du FAIR en 2007, la formation rennaise remporte également le prix « coup de coeur chanson » de l’Académie Charles Cros. Dans la foulée, le trio écume les scènes françaises pendant une tournée de trois ans qui l’amène également au Québec, en Belgique et en Suisse.
Agrandi en quatuor en 2008, avec l’arrivée du batteur Matthieu Lésiard (alias Norman Beatman), le groupe enregistre deux autres albums, dont le dernier L’illégalité joyeuse paru en 2013. En panne d’inspiration, Monsieur Roux sort l’album d’inédits Chutes de studio et autres cascades, puis Erwan Roux se consacre à de nouveaux projets. Il enregistre notamment deux EPs au sein de Coupe Colonel, formation fondée en 2016 avec la guitariste Marine Quinson, le batteur Romain Baousson et le bassiste Bastien Bruneau Larche.
Entre temps, Monsieur Roux fait aussi une rencontre des plus marquantes. En 2014, alors qu’il donne un concert à l’Espace Khiêton de Médreac, un accueil de jour qui accompagne les jeunes autistes, il fait la connaissance d’Hélène Nicolas, plus connue sous le nom de Babouillec. La jeune femme, autiste non verbale, s’est longtemps trouvée dans l’incapacité de communiquer avec l’extérieur. Elle y parvient pourtant à l’âge de 20 ans, à l’aide d’un abécédaire de lettres en carton qu’elle dispose sur une table, afin de former des mots et des phrases. Une approche personnelle qui, par la suite, lui a permis de créer ses premiers poèmes, dont certains sont réunis dans son premier livre Algorithme éponyme. Un recueil que Monsieur Roux se voit offrir par Véronique Truffert, la mère de Babouillec, à l’issue de leur première rencontre. Touché par la poésie éblouissante de l’artiste, le musicien nourrit l’envie de mettre ses textes en chansons. La poétesse prolonge alors l’échange et lui transmets plusieurs poèmes de sa plume, ainsi que d’autres écrits par sa mère.
Pour cette nouvelle création, Monsieur Roux collabore avec Juliette Divry, violoncelliste avec laquelle il avait travaillé pour les arrangements de L’illégalité joyeuse. Les deux artistes transposent ainsi les poèmes de Babouillec en 10 chansons, trame de leur spectacle Un jour de neige. Ce dernier est créé en 2015 au Pôle Sud de Chartres-de-Bretagne, sur des chorégraphies de la danseuse Mélanie Crusson. La même année, le morceau « Récepteur CB1 », extrait du spectacle, est enregistré en décembre et fait l’objet d’un clip, il figure au générique de Dernières nouvelles du cosmos (2016), un documentaire de Julie Bertuccelli consacré à Babouillec. Aujourd’hui, les dix morceaux d’ Un jour de neige sont réunis dans l’album Espèce en voie d’apparition, sorti le 4 septembre 2020 sur le label HYP.
Les textes, écrits par Babouillec et sa mère Véronique, racontent la vie et les humeurs changeantes de la poétesse, dans sa confrontation avec son intériorité ainsi qu’avec le monde extérieur. L’opus s’ouvre sur le morceau « Un jour de neige » dont le texte, adapté du poème éponyme, raconte la naissance de l’auteure, dont la candeur et le sentiment de liberté côtoient une peur sous-jacente. Cette chanson est marquée par une douce mélancolie que retranscrivent le piano-voix et les synthétiseurs de Monsieur Roux, ainsi que le violoncelle de Juliette Divry.
Toutes ces tranches de vie retranscrites par Babouillec ont inspiré à Monsieur Roux des ambiances différentes, qui se succèdent sans rupture tout au long de l’album. Ce dernier, de fait, se caractérise plus généralement par une diversité de formes et d’esthétiques musicales, aux contours parfois inattendus. C’est le cas, en outre, de la chanson-titre « Espèce en voie d’apparition » : seul morceau parlé, il s’articule autour du jeu dissonant du violoncelle de Juliette Divry, qui lui attribue un aspect quasi expérimental. Par ailleurs, certains des morceaux, tels que « Tendre solitude acoustique», se démarquent par leur expression minimaliste. D’autres, comme « Récepteur CB1 », sont construits au contraire autour d’un espace instrumental plus riche, où se superposent harmonieusement les différentes parties instrumentales assurées par Monsieur Roux. S’y ajoute le violoncelle de Juliette Divry. qui constitue l’un des fils rouges de l’album et assure un rôle tout aussi central dans son identité sonore. En effet, la musicienne rennaise enrichit chaque instrumentation de son jeu protéiforme, alternant entre lyrisme, jeu percussif et timbres grinçants.
Sur cet album, la voix de Monsieur Roux se pose avec subtilité sur les mots de Babouillec. Sa vocalité attachante s’allie à à celle de Juliette Divry sur quatre chansons de l’album. Sur la plupart d’entre elles, elle s’illustre avec une réelle douceur. Mais l’artiste n’hésite pas à la rendre plus passionnée pendant « Récepteur CB1 », avec des intonations qui peuvent rappeler celles de Bertrand Cantat. Cela semble correspondre d’autant plus avec l’univers de Babouillec, qui considère d’ailleurs la poésie du leader de Noir Désir comme une inspiration fondatrice.
Avec Espèce en voie d’apparition, on découvre donc certains aspects du monde intérieur de Babouillec. Sous plusieurs nuances, l’auteure y exprime une sensibilité à fleur de peau qui se manifeste au gré de ses émotions contrastées, ainsi qu’une mélancolie tangible. S’y révèlent aussi ses angoisses et ses inquiétudes dont le versant le plus noir s’incarne dans « In The Dark ». Introduite par une mélodie évanescente chantée par Juliette Divry, elle se démarque par une atmosphère sombre que soulignent sa tonalité mineure et ses accords de claviers, dont le timbre évoque les bandes originales de films d’épouvante. Mais bien que cette anxiété traverse la plupart de ses textes, Babouillec n’en oublie pas pour autant les quelques « magies de l’instant », ces moments de félicité qui enchantent son existence. Preuve en est avec le délicat « Je roule », structuré autour d’un rythme de valse joué au piano et dont il transparaît une tendresse réconfortante. Par ailleurs, l’auteure se livre à certains moments d’introspection sereine, ainsi qu’une certaine prise de distance avec les troubles du monde extérieur, retraduite dans « Tendre solitude acoustique ».
Dans ces 10 chansons, la musique composée par Monsieur Roux et Juliette Divry se joint à ce regard atypique et aigu que porte Babouillec sur le monde et notre façon de l’habiter. Elle nous la transmets par une poésie aux constructions singulières et un lexique très imagé, qui fait notamment intervenir de savoureux néologismes : parmi eux, la référence à ce qu’elle nomme le « cerveau clic-clac » dans la chanson « Folle âme solitaire ». À la première écoute, le contenu de ces textes peut nous paraître énigmatique voire cryptique. Mais ils frappent immédiatement par leur fulgurance et illustrent avec force la « tempête » intérieure de la jeune femme. Elle y décrit ainsi sa personnalité hors normes, agitée par des questionnements bel et bien ancrés dans le concret. À cet égard, certains de ces poèmes apparaissent comme introspectifs dans leur approche, en même temps qu’ils interrogent le monde extérieur. C’est ce qu’on perçoit par exemple pendant « Récepteur CB1 », dans lequel Babouillec expose son hypersensibilité sensorielle, son sentiment de décalage et d’aliénation par rapport à l’extérieur. Dans le même temps, elle questionne notre rapport souvent cruel à la norme et à ceux dont nous jugeons qu’ils n’en font pas partie.
Nul doute qu’ Espèce en voie d’apparition occupera a posteriori une place singulière dans la discographie de Monsieur Roux. À travers cet album, l’artiste considère d’ailleurs avoir fait un pas de côté par rapport à son propre univers, qu’il considère comme différent de celui de Babouillec. Pourtant, leurs deux visions paraissent s’accorder de façon harmonieuse et cohérente : en effet, certains aspects décrits dans la poésie de l’auteure sont proches de la verve et des convictions sociales qui animent le musicien depuis longtemps. En outre on perçoit très vite dans cette poésie une fibre réaliste, par laquelle Babouillec s’indigne face aux travers de notre société. Cette critique acerbe, mais non moins pertinente, éclate notamment dans la chanson « Espèce en voie d’apparition ». L’auteure y fait le constat révolté et tranchant du formatage du monde actuel, en proie à l’hystérie comme à la paresse intellectuelle et dont la violence semble mettre sa sensibilité à rude épreuve. Un monde au mouvement frénétique, rythmé par l’information en continu et les réseaux sociaux, dans lequel nous fonçons tête baissée sans réelle satisfaction, tout en laissant filer nos précieuses heures.
Cette temporalité fugace, que Babouillec évoque aussi dans « La ronde infernale », agite tout particulièrement le morceau « What What Water », dont l’instrumentation est chargée de tension. Son texte dépeint les errances de notre nouvelle humanité, à travers le rapport insidieux qu’elle entretient avec les écrans et Internet. Le discours musical y est structuré autour du jeu percussif de Juliette Divry au violoncelle, qui confère au titre un caractère quasi tribal, comme pour retraduire le déchaînement qui nous emporte parfois lors de nos échappées sur la toile. Celles-là même qui, bien souvent, nous insensibilisent pour mieux nous détourner du monde physique :
Jouer à Colin-maillard, perdue dans tes pensées.
Les yeux dans le brouillard, tu te mets à rêver.
Tu sèmes toutes tes idées dans la jungle acrobate
Tu tombes dans les filets de la rage qui éclate.
Face à ces tribulations qui secouent nos existences modernes, il est difficile d’y voir clair et on ne peut que s’interroger sur ce qu’il reste de notre humanité. C’est ce même questionnement qui conclut l’album et que posent Babouillec, Monsieur Roux et Juliette Divry pendant « Sommes nous ». Ce morceau démontre que comme tout un chacun, la vision de la poétesse laisse aussi place à des doutes perpétuels, des questions existentielles qui persistent à s’imposer dans nos vies. Sommes-nous donc, comme elle le suppose, « des imaginaires flingués », qui ne trouvent refuge que dans l’autodestruction ? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, il est certain que la musique et l’écoute de cet album nous aidera à nous réconcilier avec notre monde intérieur, et pourquoi pas à le réenchanter. En ces temps étranges et troubles, il en aurait bien besoin…
L’album Espèce en voie d’apparition de Monsieur Roux est sorti le 4 septembre 2020 chez H.Y.P./PIAS.
Retrouvez l’interview et la session live de l’artiste dans la dernière émission Culture Club de TVR.
Le clip de la chanson “Récepteur CB1”, issue de l’album, a également rejoint la playlist d’Unidivers.
La page Facebook de Monsieur Roux
La page Facebook de Babouillec