Joli succès en son temps (1894), le roman Les Morticoles de Léon Daudet, récit cynique et critique sur la médecine de l’époque, recèle également quelques éléments intéressants sur l’évolution de l’euthanasie et ses conceptions les plus récentes.
Léon Daudet (1862-1942) était le fils du célèbre écrivain Alphonse Daudet. Il fut un auteur prolifique lui aussi, parfois comparé à Saint-Simon, le mémorialiste. Il restera toutefois moins célébré par la postérité en raison de ses amitiés maurrassiennes et de son antisémitisme, tout en étant l’ami de Proust. Jeune il faillit pourtant devenir médecin … Promis aux plus belles destinées par son entregent, il épousa une petite fille de Victor Hugo. Mais il échoua à l’épreuve de l’internat de médecine de Paris et en conçut une amertume absolue vis-à-vis de la Médecine et du corps enseignant. Il n’acheva pas ses études, refusant de passer sa thèse. Et dès lors se consacra à une carrière d’écrivain, de polémiste et d’agitateur politique qui lui valut un exil de deux ans à Bruxelles. Il adoucit quelque peu son antisémitisme hormis la personnalité de Léon Blum une ses « têtes de Turc ». Il resta fidèle à ses amitiés politiques, se réjouit de l’arrivée au pouvoir de Pétain et mourut en 1942 anti-germaniste.
Son premier ouvrage, Les Morticoles, dresse un portrait sans concession du monde médical, quelque part entre Les voyages de Gulliver de Swift et le Sphinx des glaces de Jules Verne (qui est la suite des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe). Un jeune homme, modeste, vannier de son état, en quête d’aventure, s’embarque sur un cargo à voile qui se retrouve, faute de vent et après une errance de plusieurs semaines, près de la contrée des Morticoles. Société despotique entièrement dominée et dévolue à la médecine dans laquelle la progression sociale se fait par « lèchement de pied ». Les médecins y forment une sorte d’oligarchie qui exploite les riches comme les pauvres au gré de leurs fantaisies diagnostiques ou thérapeutiques. Quelques rares figures humaines transcendent le lot, mais, dans ce roman sans aucun doute à clé, on reconnaîtra au passage Jean-Martin Charcot alias Foutanges, grand neurologue et père de l’explorateur (Jean-Baptiste Charcot 1867-1936). Celui-ci fut réellement un des pères de la neurologie moderne, mais certains de ses travaux sur l’hystérie frisent la mystification. La présentation de patientes dûment « préparées » se fait dans le livre au cours de séance mondaine ou se presse, comme à Paris, la bonne Société Morticole que Léon Daudet s’empresse au passage de railler pour sa crédulité et son snobisme.
Dans ce monde sans pitié régi par le Secours Universel, organisation étatique chargée de distribuer l’argent au profit d’une seule classe, après l’avoir chichement distribué aux plus pauvres, le suicide est bien sûr une porte de sortie non seulement tolérée, mais encouragée. Les personnes en souffrance, sans discrimination d’âge, de sexe ou de situation sociale peuvent s’adresser à du personnel idoine dans une Maison du Suicide gérée comme une maison d’hôte tenue par Monsieur Florimol et sa famille. Plusieurs modus operandi pour mettre fin à ses jours sont possibles, mais l’hôte affectionne particulièrement le chloroforme : « Il est bien rare que mes leçons pratiques ne profitent pas à un bref délai. Le chloroforme est une issue délicieuse et nuancée. J’ai imaginé un appareil qui distille le précieux liquide goutte à goutte sur un cône de tulle ou de batiste fine dont le suicidé se revêt la face. Couché sur son lit, dans sa chambre, il n’a qu’à presser un bouton et demeurer immobile. C’est l’affaire de quelques minutes. On disparaît ainsi sans s’en apercevoir, l’imagination semée de figures riantes. Aujourd’hui j’ai dix élèves. Demain il m’en restera huit. »
Le livre de Léon Daudet est intéressant à plus d’un titre : sa vision très critique de par son parcours et très pessimiste du fait de ses opinions annonce quelque part les tourments du siècle à venir. L’électrothérapie par exemple est appliquée sans vergogne aux plus faibles et on se souvient au passage que cette même méthode sera appliquée sans pitié par les élèves de Charcot aux pauvres poilus de la Grande Guerre traumatisés dans leurs corps et leurs esprits par la guerre (voir notre article). On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre le cynisme qui prévaut à certains traitements chimiques ou chirurgicaux et l’usage de l’expérimentation humaine sur des prisonniers de droit commun ou des déportés dans plusieurs nations civilisées au cours des décennies 30 et 40 du précédent siècle.
Le suicide à l’aide de substances anesthésiques diverses est hélas commun, mais la problématique du suicide et de l’euthanasie médicalement assistée est plus récente avec une relative tolérance dans les pays occidentaux (Suisse, États de l’Oregon, de Washington, du Montana et de la Californie, Pays-Bas et Canada), certains États, aux USA, exigent la rédaction d’un testament. Il faut bien sûr différencier l’aide au suicide qui est différente de l’euthanasie. Dans le premier cas, c’est le sujet qui est lui-même l’auteur de sa mort et non une tierce personne (médecin ou collège de médecins).
L’euthanasie, elle, a été largement pratiquée sous le régime nazi sur plus de 150 000 patients allemands, souvent des infirmes ou des malades mentaux, dont 6 000 enfants (Programme Action T4). Et cela s’arrêta fort heureusement par la protestation des Allemands eux-mêmes et des autorités religieuses, dont le très courageux évêque de Münster Clemens August von Galen, béatifié en 2005. On se souviendra au passage qu’Alexis Carrel (1873-1944) grand scientifique français, avec de mauvaises sympathies avait défendu de telles pratiques dans son ouvrage l’Homme cet inconnu.
Dès le XVIe siècle, alors que l’Église prône le « bien mourir » ou Ars moriendi afin de se préparer religieusement au passage vers l’au-delà, certains philosophes se préoccupent de cette sortie de la vie, preuve que le débat existait. Thomas Morus (1478-1535) en 1516 dans son Utopia parle de « volontary death » lorsque, « à des maux incurables se joignent d’atroces souffrances que rien ne peut suspendre ou adoucir » et Francis Bacon (1561-1626) célèbre lui la bonne mort ou euthanasie (eu- bien et thanatos-mort) : « L’office du médecin n’est pas seulement de rétablir la santé, mais aussi d’adoucir les douleurs et souffrances attachées aux maladies ». Si la question reste toujours délicate, car le respect de la vie humaine est sans doute plus ancré qu’on ne le pense dans nos sociétés, au-delà de considérations philosophiques ou religieuses.
La question reste vive cependant, lorsque le désir de mettre fin à ses jours en raison d’une dégradation de la qualité de vie rencontre des difficultés en raison de désaccords familiaux, comme dans l’affaire Vincent Lambert (Suite à un très grave accident de la route en 2008, Vincent Lambert a plongé dans un état de coma végétatif puis dans un état de conscience minimal. Depuis lors, la famille se déchire pour statuer de son sort, relançant ainsi le débat sur l’euthanasie en France). Alors même que des milliers de patients bénéficient chaque année en France de tels adoucissements lorsqu’aucune issue thérapeutique compatible avec une vie digne n’est possible, au terme d’un contrat moral entre familles et soignants. La situation dans les pays occidentaux est relativement disparate : certains pays, Allemagne, Suède, Suisse sont très avancés. Très récemment la Cour suprême du Canada, par sa décision du 6 février 2015, a autorisé « les personnes en phase terminale d’une maladie à demander l’aide médicale à mourir ». La Société Canadienne d’Anesthésie a dès lors considéré que du fait de leurs connaissances spécialisées en pharmacologie, les anesthésiologistes canadiens pouvaient être appelés à élaborer des protocoles pour l’administration de drogues adaptées à une demande de suicide assisté, dans le souci d’une application réglementée.
En France, ou les limitations thérapeutiques sont admises, les anesthésistes-réanimateurs français sont beaucoup plus prudents, considérant que de telles procédures présentent de véritables difficultés éthiques et morales et des risques de dérive : « Dans les rares cas ou de telles demandes sont formulées par le patient ou ses proches, cela résulte souvent d’un échec qui les amènent à considérer que les traitements sont devenus insensés et entrent en conflit avec le meilleur intérêt du patient ». Le débat reste donc ouvert, mais « poser le problème c’est déjà entamer sa résolution »… Il reste intéressant de considérer que même dans un ouvrage de fiction du XIXe siècle cette problématique du suicide et du recours à une anesthésie étaient évoqués.