Cela fait maintenant plus de 10 ans que Nathalie Bihan habille la cité du Ponant avec ses impressions et ses productions graphiques, qu’elle éclabousse et anime le paysage culturel brestois. Retour sur le parcours ondoyant d’une artisan imprimeur devenue pilier de la scène artistique locale.
Une après-midi comme une autre sous le crachin brestois, à s’enfoncer dans un centre-ville au teint grisâtre. D’un pas lourd, on avance malgré la pesanteur ambiante, les yeux rivés sur le bitume crasseux. Aucune distraction possible en ce début d’hiver maussade, depuis des mois déjà Brest semble éteinte. Notre regard finit pourtant par effleurer une forme lumineuse, celle d’une affiche de la Carène, vestige d’une époque vieille de quelques mois où l’on se sentait encore bercé au son des concerts. La nostalgie s’installe, submergée ensuite par une irrésistible envie de replonger dans les soirées qui rythmaient notre vie d’antan. Mais pour les Brestois, le visuel rappelle aussi une patte familière. Beaucoup ont déjà rencontré sur leur chemin ce genre de risographie où des couleurs chatoyantes illuminent les formes de la ville.
L’affiche est signée Nathalie Bihan, un nom que l’on retrouve régulièrement sur les visuels de la Carène depuis maintenant plus de dix ans, ainsi qu’ailleurs dans Brest : là où on joue, où on danse, où on peint, où on imprime, où on écrit, où on édite… bref là où ça bouge et où ça crée. Nathalie Bihan ce n’est pas seulement une graphiste, c’est aussi une designeuse, une imprimeuse, une éditrice, une directrice artistique… En bref, une « névrosée » incapable de rester en place, qui gravite autour de l’orbite brestoise en aspergeant la ville avec ses encres colorées et ses bonnes ondes. On pourrait passer des heures à décortiquer son univers bariolé et exotique, teinté de nuances qui donnent une allure presque tropicale à la grisaille brestoise. Mais ce ne serait pas rendre justice à cette infatigable que de passer à côté de tous ses engagements pour promouvoir la scène locale.
« Brest, on finit toujours par y revenir« . Une phrase qu’on entend souvent dans la bouche des locaux pour exprimer sommairement leur attachement envers cette ville excentrique. Nathalie Bihan n’a pas échappé à la règle. Après des études en Arts appliqués et en communication qui l’ont menées jusqu’à Rennes, celle-ci est finalement revenue dans son terreau natal pour travailler dans l’impression. Il ne lui a pas fallu longtemps pour qu’elle se mette à son compte. C’était il y a quatorze ans, lorsque dans une même journée elle décide de quitter son poste dans un cabinet d’imprimerie et de répondre à un appel d’offre de la Carène. Une décision prise à la va-vite qui marque le début d’un parcours sinueux, fait d’autant de coups de têtes audacieux que de coup du hasard bienheureux. Nathalie n’a d’ailleurs de cesse de le rappeler, quitte parfois à se dénigrer : « tout s’est fait spontanément, au gré des rencontres… »
Rapidement, elle se retrouve propulsée au cœur du monde de la nuit, à vagabonder entre les programmations de la Carène, les soirées électro organisées par Astropolis et les petits concerts dans des lieux alternatifs comme Kergalove ou l’Avenir. Un itinéraire tout en musique sur lequel elle rencontre des personnages clés de la scène locale et qui l’a sans doute conduite à se forger un style singulier. Tel un système d’éclairage et de spots qui viendrait ondoyer des nuances frénétiques sur cette salle de concert géante qu’est Brest, les visuels produits par la graphiste ont quelque chose de chatoyant et d’électrique. L’utilisation de différentes techniques d’impression et du numérique rappelle le grain brut et rauque de la ville, quand le panel de couleurs nous plonge dans une atmosphère effervescente qui illustre avec justesse le bouillonnement et la transe des concerts.
Mais quand il s’agit de parler de ses créations Nathalie est plutôt du genre timide. Elle qui se défend d’être une artiste préfère d’ailleurs le titre d’artisane, par pudeur et par manque de confiance peut-on supposer, mais aussi parce qu’elle considère son activité en tant que graphiste avant tout comme un travail pour alimenter ses projets transversaux, à commencer par Kuuutch, sans doute le plus important d’entre eux.
Je me considère pas du tout comme artiste, plutôt comme artisan
« Kuuutch« . Un nom pour le moins bizarre, qu’on peut prononcer et faire sonner comme on veut, et qui peut aussi rappeler un bruit, celui d’une étincelle par exemple. Le genre de micro-explosion qui déclenche une envie aussi impulsive qu’irrésistible, celle que l’on partage avec un pote animé par le même grain de folie, et avec qui on se regarde en demandant sans même réfléchir :« allez, on le fait ? ». Ce pote en question c’est Julien Masson, avec qui Nathalie décida il y a sept ans de monter une agence pour promouvoir les artistes du coin. Ensemble, ils investissent les locaux du 17 rue Fautras.
Ce qui devait être une petite galerie où seraient exposées et vendues des sérigraphies de Brestois exilés devint rapidement un lieu de rendez-vous incontournable pour les artistes émergents, les étudiants des Beaux-arts et autres créatifs en tout genre. Un véritable succès pour cet espace de promotion culturelle dont l’ambition est aussi d’apporter un autre regard sur l’imprimerie et la sérigraphie, et qui représente aujourd’hui pas moins de 185 artistes venus du Grand Ouest et d’au-delà. C’est d’ailleurs au cours d’un vernissage chez Kuuutch que Nathalie fit la rencontre de Guy Le Querrec. Séduit par son travail mais aussi probablement par son énergie, le photographe de la célèbre agence Magnum lui proposa une collaboration qui marqua le début d’une nouvelle aventure, celle de l’édition.
C’est donc avec ce monument de la photographie fort de cinquante années de carrière que la jeune femme fit ses premières armes en tant qu’éditrice sur Ricochets, première publication des Éditions Autonomes. Spécialisées dans l’impression papier, les Éditions Autonomes se veulent régies par leurs propres codes, et publient des séries imprimées de livres, fanzines, et autres essais consacrés à l’art. Comme Kuuutch, l’ambition de la maison d’édition est de laisser libre-court à la créativité des artistes, qu’il s’agisse de locaux comme d’indépendants venus d’autres horizons.
Parmi les noms qui ornent la dizaine d’ouvrages sortis des Éditions Autonomes depuis deux ans , on retrouve par exemple le dessinateur Roméo Julien, ainsi que des figures locales telles que l’auteur et photographe Gilles Walusinski, les skateurs du parc Kennedy Steven Dreux, Evan Lunven et Clément Le Page, sans oublier des proches de Nathalie comme Yves de Orestis.
Autre projet haut en couleur, Super Banco est une petite imprimerie artisanale fondée et gérée entièrement par Nathalie. Comme les Éditions Autonomes, ce lieu de promotion créative tend à fonctionner autant que ce peut en autonomie et en circuit court et surtout à soutenir la création indépendante. Chacun est ainsi libre d’y faire un tour, pour apprécier les impressions qui y sont produites comme pour y passer les siennes dans le duplicopieur d’Yves et de Nathalie. L’imprimerie utilise en effet la risographie, un procédé d’impression à froid, entre photocopie et sérigraphie, qui se veut respectueux de l’environnement.
S’il dévore la majeure partie de son emploi du temps, son engagement au sein du triptyque formé par Kuuutch, Super Banco et les Éditions Autonomes n’empêche pas Nathalie de s’investir ailleurs. On aurait ainsi pu parler également de ses interventions à l’EESAB, de son travail en tant que bénévole chez BadSeeds Record, de ses interventions auprès des étudiants en licence d’Art à l’UBO il y a de ça quelques années, de l’aventure éphémère de la galerie BLEU, ou encore bien des projets menés aux Capucins avec le Fourneau, Passerelle et les Manufacteurs… Mais quand on échange avec Nathalie on s’en rend bien compte : à quoi bon s’attarder sur ce qui a déjà été fait ? L’important c’est ce qu’il reste à accomplir, les projets à venir et toutes les belles créations qui se profilent à l’horizon des prochains mois, parmi lesquelles on pourrait citer la prochaine parution des Éditions Autonomes, à savoir un zine sur Plogoff avec son ami Donnie Ka . Bref, difficile de l’imaginer, surtout en ces temps austères, mais il s’en passe des choses à Brest. En attendant les jours où ils pourront recommencer à danser, les gens comme Nathalie continuent à avancer, à bouger et à créer.