Dans le cadre de l’exposition Madeleine de Sinéty, un village, le musée de Bretagne invite l’historienne de l’art Nathalie Boulouch à inaugurer un cycle de rencontres dédié à la photographie, jeudi 27 janvier 2022 à 18 h 30. Spécialisée dans la photographie couleur du XIXe siècle à nos jours, elle abordera le travail de cette photographe à l’œuvre singulière par le prisme de l’évolution du point de vue de l’institution et de la réception d’une œuvre au fil du temps.
Nathalie Boulouch, historienne de l’art contemporain et de la photographie, prendra la parole dans l’auditorium des Champs Libres, jeudi 27 janvier 2022 à 18 h 30, pour raconter l’œuvre de Madeleine de Sinéty, mais pas seulement. La conférence « Madeleine de Sinéty, un projet photographique » interrogera la façon dont une démarche photographique change au fil du temps, selon le contexte dans lequel elle existe.
Diplômée de l’école d’arts décoratifs de Paris, Madeleine de Sinety (1934-2011) fut illustratrice avant de découvrir la photographie en autodidacte, au début des années 1970. Ce medium sera un véritable révélateur de son talent pour l’image et de sa sensibilité. En 1972, elle tombe sous le charme de Poilley, petit village de 400 habitant.e.s situé au nord de l’Ille-et-Vilaine. Réveillant ses souvenirs d’enfance à la campagne, la jeune femme décide de s’y installer. De 1972 à 1981, elle s’attache à écrire un journal photographique, dans lequel les Poillonnais.e.s ont le rôle principal. Parallèlement, elle couche sur papier sa vie à Poilley…
De cette expérience singulière est née une œuvre photographique unique, à mi-chemin entre l’art et le documentaire, longtemps restée inconnue du public. On redécouvre aujourd’hui son travail à travers l’exposition Madeleine de Sinéty, un village, au musée de Bretagne, jusqu’au 27 mars 2022.
Dans le cadre d’une programmation culturelle pensée en lien avec l’exposition, le musée de Bretagne invite l’historienne de l’art Nathalie Boulouch à inaugurer un cycle de rencontres dédié à la photographie. Ses travaux portent sur les rapports entre art contemporain et photographie, particulièrement sur l’histoire de la photographie couleur du XIXe siècle à nos jours. Auteure de plusieurs essais et ouvrages, notamment Le Ciel est bleu : une histoire de la photographie en couleurs en 2011, elle a également organisé plusieurs exposition sur le sujet. La rédaction a échangé avec l’historienne de l’art au sujet de cette photographe singulière, de son inscription dans l’histoire de la photographie et de l’évolution de la photographie couleur. Rencontre.
Unidivers – L’exposition Madeleine de Sinéty, un village donne à voir 67 photographies couleurs et noir et blanc, prises à Poilley entre 1972 et 1981. Comment définiriez-vous l’œuvre photographique de Madeleine de Sinéty, longtemps restée inconnue ?
Nathalie Boulouch – L’œuvre photographique connue de Madeleine de Sinéty se résume à celle de Poilley. J’ai fait quelques recherches et il semble qu’elle ait fait d’autres choses, mais je n’en ai pas connaissance. Tout ce projet effectué à Poilley est un travail personnel qu’elle met en place de sa propre initiative. Elle n’a pas de formation et se forme sur le tas. Ce projet va donner naissance à un énorme corpus de photographies qu’elle n’a pas cherché à exposer à cette époque-là.
La découverte de l’existence de son travail, d’une grande qualité, est une véritable révélation. Le fonds photographique a été donné par son fils au musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône en 2017 [33 280 diapositives couleur et 23 076 négatifs noir et blanc, ndlr.]. L’exposition à Rennes est le premier événement qui commence vraiment à faire connaître ce fonds déposé [elle sera prochainement présentée au musée Nicéphore Niepce, du 21.10.2022 à 15.01.2023, ndlr.].
On parle beaucoup de Vivian Maier depuis quelques temps. Son histoire est d’ailleurs très impressionnante à étudier, il y avait tout un travail de communication derrière elle, c’est l’invention d’une photographe. Mais dans une moindre mesure, il en va de même pour Madeleine. Il y a dans ses photos un regard, une sensibilité, une cohérence dans le projet.
Unidivers – Comment expliquer la méconnaissance de son travail ? N’a t-elle jamais essayé de donner de la visibilité à ses clichés ?
Nathalie Boulouch – Ce n’est qu’au milieu des années 90 qu’elle initie des démarches. En 1996, une exposition est organisée à la galerie photographique de la Bibliothèque Nationale de France (BNF), à Paris, à l’initiative de Jean-Claude Lemagny, conservateur pour la photographie contemporaine. Un dossier d’échange conservé à la BNF et datant de 1995 semble montrer que Madeleine de Sinéty a pris contact avec Lemagny pour lui présenter son travail. La correspondance a abouti à l’exposition d’une trentaine de tirages noir et blanc qu’elle va ensuite donner à la BNF. C’est la seule qui ait eu lieu à l’époque.
J’imagine que les acquisitions du musée de Bretagne [16 tirages d’auteur, signés et datés, achetés en 1998, ndlr.] ont à peu près eu la même histoire, mais j’attends la réponse du musée. Madeleine est repartie aux États-Unis au début des années 80 et je pense qu’elle fait des aller-retour entre les Etats-Unis et la France dans les années 90. C’est à ce moment-là qu’elle cherche à montrer sa photographie pour qu’elle soit exposée dans les institutions, mais à ma connaissance, elle n’a pas cherché à le faire avant.
Unidivers – Elle développe une photographie qui relève autant de l’archive et du documentaire que de l’artistique. Ce type de photo était-il courant dans les années 1970 ?
Nathalie Boulouch – Oui, elle s’inscrit dans un type de démarche qui existe déjà à cette époque. Une démarche documentaire, avec une dimension très subjective puisqu’elle passe du temps avec les gens qu’elle photographie. Des démarches similaires se font en Angleterre au tournant des années 1970-1980. Des photographes vont photographier des familles avec une approche plus intimiste, mais je ne suis pas sûre que Madeleine de Sinéty ait connaissance de ces travaux.
Ce que je trouve frappant dans son travail c’est le lien qui se tisse entre le travail photographique qu’elle fait au quotidien, un véritable journal photographique, et les carnets qu’elle rédige en parallèle. Pour moi, ces deux formes d’écriture qui se créent simultanément sont vraiment intéressantes, cette double écriture étant assez unique.
Ce type de démarche, chercher à enregistrer de façon documentaire la vie des gens dans un village sur une durée aussi longue, peut être mis en parallèle avec le travail de la photographe américaine Helen Levitt, avant les années 1970, mais aussi au début. Elle a fait un travail comparable à Harlem, également en couleurs. Puis, dans une veine totalement différente, on retrouve cette idée de journal photographique avec Nan Golding à la fin des années 1970. Les communautés représentées ne sont pas les mêmes, mais on est dans la même démarche de montrer la vie des gens qu’elle côtoie. Je ne sais pas dans quelle mesure Madeleine de Sinéty avait connaissance de ces pratiques. J’ai plutôt le sentiment qu’elle a développé ce projet de façon assez singulière.
Unidivers – Ses photographies se rapprochent par certains aspects de celles de Robert Doisneau, notamment celles d’enfants, ou encore du travail d’Henri Cartier-Bresson….
Nathalie Boulouch – Elle a vécu à Paris donc c’est possible qu’elle ait vu ce genre de photographies. Ce qui me frappe c’est qu’elle sait très bien composer ses images, dû à sa formation artistique à l’école des arts décoratifs. Je rapproche cette maîtrise de la notion d’instant décisif théorisée par Cartier-Bresson, c’est-à-dire arriver à saisir une image dans une sorte d’équilibre parfait entre le sujet représenté et les lignes de force qui se trouvent dans l’image, l’équilibre entre la dimension esthétique et le contenu de l’image. Madeleine se situe dans la filiation de cet instant décisif. En ça, ces comparaisons sont tout à fait pertinentes.
Unidivers – Madeleine de Sinéty a réalisé plus de 20 000 négatifs noir et blanc, mais elle privilégiait tout de même la photographie couleur. Était-ce particulièrement recherchée à cette période ?
Nathalie Boulouch – Les photographies en couleurs n’étaient pas recherchées, car le résultat n’était pas satisfaisant. L’usage le plus fréquent était celui de la projection. Dans le cas de Madeleine de Sinéty, ce choix était très judicieux. Cette idée de projection lui permettait de rassembler le village. Ce support de la diapositive a une double fonction : elle lui a permis de faire de la couleur, mais aussi d’échanger, de partager beaucoup plus que si elle était allée montrer les diapositives, une à une, dans les maisons.
Les procédés fiables de la couleur ont tardé à arriver. Le premier mouvement de tentative de reconnaissance ou d’affirmation de la photographie en tant qu’art, il s’est fait par le tirage noir et blanc, en particulier au moment du pictorialisme, à la fin du XIXe siècle. Cette tradition a perduré. La couleur a beaucoup été critiquée, elle semblait trop réaliste alors que les photographies artistiques devaient être une interprétation du réel plutôt qu’une reproduction du réel. À partir des années 70, les films couleurs sont de plus en plus utilisés, mais en particulier par les photographes amateurs ou dans le domaine de la publicité et de la mode.
Madeleine a cette particularité d’avoir privilégié la couleur à un moment où cette pratique est rattachée à la pratique amateur. La photo couleur n’était pas considérée comme un medium artistique à part entière, mais plutôt comme vulgaire et pas montrée dans les musées.
Le choix de la couleur chez Madeleine de Sinety s’inscrit totalement dans cette dynamique. Elle est en lien avec les pratiques amateur, puisqu’elle l’était elle-même au départ. Elle a eu une telle production et maîtrise de son procédé qu’on ne peut pas dire que ce soit restée une pratique amateur, mais elle est dans cette logique.
Photo de Madeleine de Sinéty Souper chez le Denoual, Madeleine de Sinéty, 1975 © collections du Musée de Bretagne
Unidivers – À quand remontent les débuts de la reconnaissance institutionnelle de la photographie couleur ?
Nathalie Boulouch – En 1976, le MOMA à New-York organise une double exposition consacrée à deux photographes qui travaillaient la couleur. La première a été consacrée au photographe William Eggleston et quelques mois après, était présenté le travail du photographe Stephen Shore. C’est le moment où la photographie couleur s’expose dans une institution qui fait référence à l’époque. Très vite après, on va avoir un effet de reconnaissance artistique de la photographie couleur dans les institutions et les galeries. La photographie couleur commence à avoir une vraie reconnaissance auprès des photographes auteurs qui vont commencer à revendiquer cette pratique.
Unidivers – La redécouverte de l’existence de l’œuvre de Madeleine de Sinéty s’inscrit également dans le mouvement de reconnaissance des femmes artistes que l’on a vu éclore ces dernières années….
Nathalie Boulouch – C’est tout à fait juste d’inscrire l’intérêt que l’on porte maintenant à ce travail dans ce contexte plus large qui a émergé depuis peu, dans lequel on s’attache à mettre en avant l’existence de ces femmes photographes. En 2015, le musée d’Orsay, à Paris, a organisé une exposition avec un titre provocateur, Qui a peur des femmes photographes ?. Et en 2020, un dictionnaire des femmes photographes a été publié aux éditions Textuel et d’ailleurs, à titre anecdotique Madeleine de Sinéty n’y figure pas. Elle n’avait pas encore été repérée.
On parle de Vivian Maier, mais il y a aussi Sabine Weiss décédée récemment. Elle avait reçu le prix des femmes photographes à Arles. Cette exposition participe au mouvement de redécouverte des femmes photographes, et c’est une bonne chose.
Unidivers – Quel angle avez-vous choisi pour la conférence « Madeleine de Sinéty, un projet photographique » ?
Nathalie Boulouch – Le fil conducteur sera évidemment de caractériser le travail de Madeleine de Sinéty, mais de le faire à partir de la façon dont la réception d’un travail évolue au fil du temps : entre le moment où elle réalise ces images à Poilley, son public est alors les habitants, les premières visibilités de son œuvre par des tirages noir et blanc au milieu des années 90 et les expositions récentes, dont celle du musée de Bretagne.
Dans les années 90, elle expose à la BNF et vend au musée de Bretagne des tirages en noir et blanc. Pour rentrer dans l’institution, il faut encore passer par le tirage noir et blanc alors qu’aujourd’hui c’est la couleur qui est mise en avant, jusqu’à aller retrouver les modes de présentation qu’elle utilisait, la projection de diapositives. Mais il y a encore cinq ans, on ne projetait pas de diapos dans un musée. C’est révélateur de l’évolution de l’histoire de la photographie, de la prise en compte de l’histoire des procédés et de la reconnaissance de la photographie couleur. J’essaierai d’aborder le changement du point de vue de l’institution et la façon dont son travail, en choisissant la couleur, s’inscrit dans le contexte de reconnaissance culturelle de la photographie couleur qui se joue au tournant des années 1970-1980.
Par ailleurs, aujourd’hui, on regarde ce corpus photographique comme une archive qui témoigne des transformations du monde rural dans cette période de mutation importante. Mais cette valeur de témoignage a été apposée a posteriori. Lorsque Madeleine de Sinéty réalise ses clichés, elle doit y penser, mais ce n’était peut-être pas un vrai projet en soi. J’essaierai d’interroger cet aspect. Elle n’était pas de ce monde donc elle était dans une spontanéité face à ce qui l’entourait, avec cette sensibilité de se dire qu’il fallait garder la trace de ces choses. Mais je ne suis pas certaine qu’elle soit réellement dans une démarche d’archive. On peut ainsi interroger la manière dont une photographie est interprétée, selon le temps où elle est regardée.
Unidivers – La rédaction vous remercie Nathalie Boulouch.
Madeleine de Sinéty, un projet photographique, rencontre avec Nathalie Boulouch, jeudi 27 janvier 2022, 18 h 30, auditorium des Champs Libres, durée : 1h
Infos pratiques :
HORAIRES
Mardi à vendredi 12h-19h
Samedi et dimanche 14h-19h
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