Un fait divers peut parfois être le révélateur de traumatismes collectifs et sociaux. Ariane Chemin en enquêtant sur un suicide familial révèle une possible part mystérieuse enfouie en chacun d’entre nous dans Ne réveille pas les enfants aux éditions du Sous-sol. Vertigineux.
Nous ne savons rien du saut mais tout des chutes ». Une phrase énigmatique mais qui, en quelques mots, dit tout de l’objet du récit-enquête d’Ariane Chemin. Les chutes sont celles de cinq personnes d’une même famille qui ont sauté un jour de mars 2022 d’un immeuble à Montreux (Suisse), près du lac Léman, les unes après les autres, dans un ordre dont on apprendra plus tard, qu’il était préétabli. C’est la sœur jumelle qui sauta la première. Puis la mère. Puis la petite fille de 8 ans. Puis le fils adolescent. Et en dernier le père. « Il était environ 6h45 du matin. Ce fut comme une pluie de corps depuis le septième étage de l’immeuble. Cinq longues minutes avec parfois soixante secondes entre chaque saut. » De cela on sait tout : caméras de surveillance, témoignages de voisins. Mais de l’avant, ce moment où comme dans un scénario déjà écrit, une famille décide sciemment de se donner collectivement la mort, on ne sait rien. Que se passe-t-il quand deux gendarmes frappent à la porte de la famille ce matin là pour « exécuter un mandat d’amener (…) en lien avec la scolarisation à domicile d’un enfant », susceptible d’entraîner simplement une amende ?
Ce quart d’heure, la grand-reporter au Monde, à défaut de le reconstituer, va essayer d’en comprendre les fondements et les raisons au long d’une enquête pleine d’empathie, cherchant à s’extraire des conclusions rapides de journaux avides d’explications simplificatrices : dérive sectaire, évocation de l’affaire du Temple solaire, témoignages qui collent à l’inconscient collectif de cas préexistants, « des manteaux à capuche pour le froid et la pluie » deviennent des capes vertes. Les médias cherchent des explications dans des faits divers antérieurs. Et puis s’arrêtent, faute de rebondissements, de faits avérés. Il y a mieux à faire, la Russie a attaqué l’Ukraine. Les drames du monde se multiplient. Le silence retombe sur ce paisible lieu idyllique. Alors Ariane Chemin prend son temps comme elle le fait souvent seule ou avec sa collègue Raphaëlle Bacqué, dans ses enquêtes faites d’entretiens, d’écoute, dégagée de la nécessité d’explications rapides et simplificatrices. L’article n’est pas pour demain. Il est pour quand cela sera possible. De rencontres avec le porte-parole de la police cantonale vaudoise ou avec Michel Tabachnik, chef d’orchestre et ancien membre de la secte du Temple solaire, de balades autour du lac à la visite d’une maison abandonnée à Vernon, la journaliste s’attarde de plus en plus sur un patronyme qui devient le cœur de l’ouvrage, comme une obsession susceptible de fournir des clés d’explication du drame : Mouloud Feraoun, un écrivain kabyle qui fut assassiné en mars 1962, presque soixante ans jour pour jour avant les « chutes », par une équipe de l’OAS avec cinq autres victimes. Feraoun est le patronyme des deux sœurs jumelles, petites filles de Mouloud. Deux générations, un même nom, une même origine algérienne, un même drame familial: « On ne peut pas porter le nom de Feraoun et mourir de cette façon, soixante ans très exactement après l’assassinat, sans qu’il y ait un lien ou au moins une piste à explorer… » déclare Amine Benyamina, psychiatre à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, à l’enquêtrice.
C’est cette piste que le livre finalement poursuit, en interrogeant des réminiscences historiques qui racontent entre les lignes des épisodes de la guerre d’Algérie et des traumatismes de ces années où la peur des autres crée des instabilités psychologiques importantes. Cette peur des voisins, des collègues, des amis, tous susceptibles d’être de potentiels ennemis, qu’a suscité l’état de guerre va peut être, même à distance temporelle, intervenir dans la construction d’une famille composée de personnes intellectuellement brillantes qui va perdre peu à peu le contact avec la réalité pour rentrer dans une paranoïa collective que la crise de la Covid va accentuer.
Au moment de la conclusion, un gouffre s’ouvre sous les yeux du lecteur : quelle part du passé traumatique de nos aïeux nous accompagne dans notre quotidien ? La réponse que donne l’enquête est vertigineuse.
Ne réveille pas les enfants de Ariane Chemin. Éditions du Sous-Sol. 192 pages. Parution : 1er septembre 2023. 18,50€.
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