« Ceci n’est pas un roman. Ni même un récit. C’est une histoire ». C’est ce que disait l’écrivain italien Alessandro Baricco du roman Soie paru en français en 1997. Et Baricco ne dit pas autre chose d’un autre de ses livres, Novecento : pianiste, publié en France en 2004 :
Tu n’es pas complètement fichu, tant qu’il te reste une bonne histoire et quelqu’un à qui la raconter.
Et « son histoire à lui… c’était quelque chose. Il était sa bonne histoire à lui tout seul. Une histoire dingue, à vrai dire, mais belle » écrit Baricco. « Lui », c’est T.D. Lemon Novecento, jeune homme de 32 ans devenu pianiste, abandonné à la naissance et trouvé par un marin du bord, Danny Boodmann, sur le Virginian, navire de croisière transatlantique régulier entre Southampton et New York. Et Alessandro Baricco, magicien du verbe, nous offre là un conte étrange et extraordinaire, comme une fable du XXe siècle, ce siècle que les Italiens nomment le « Novecento ».
Le bébé de quelques jours, abandonné par l’un de ces malheureux migrants du pont inférieur, fuyant la misère et allant chercher fortune en Amérique dans les années vingt, est découvert dans un carton à chaussures posé sur le piano dans la salle de bal des premières par Danny Boodmann, homme d’équipage, « nègre de Philadelphie, un géant, magnifique à voir » qui fond de tendresse devant ce petit d’homme, persuadé « qu’on l’avait laissé là pour lui. C’était absurde, mais il y croyait ». Et les deux lettres initiales inscrites sur la boîte à chaussures, « TD Limoni », ça voulait dire « Thanks Danny » bien sûr ! Dany le nommera « T.D. Lemon » accolé à son nom. Ce sera donc « Danny Boodmann T.D. Lemon ». Et pour faire bonne mesure, ajoutons-y Novecento se dit-il, après tout, l’enfant a été trouvé « la première année de ce foutu nouveau siècle, non ? ».
Pendant huit ans, jusqu’à sa mort accidentelle sur le navire qui rendra le gamin une deuxième fois orphelin, Danny prendra l’enfant sous son aile. Et pendant huit années, Novecento ne posera pas une seule fois le pied à terre. Et pour bien des années encore ! Novecento, en effet, n’avait peur que d’une chose, qu’une fois débarqué on lui demande des papiers, un visa, qui sait ? Pour tout le monde, et sur tous les continents, Novecento n’existait pas puisqu’il n’avait pas d’identité, « pas de patrie, pas de date de naissance, pas de famille, officiellement il n’était pas né ». Son seul monde, c’était ce navire et « sa maison, c’était l’océan ».
La réputation de Novecento, devenu un pianiste hors pair jonglant avec les quatre-vingt-huit touches de l’instrument sans « jamais un regard pour ses mains », commença à se répandre de port en port. Et parvint aux oreilles d’un certain Jerry Roll Morton, « l’inventeur du jazz » comme il se baptisait. Il défia Novecento dans un duel pianistique sur le Virginian. Et sur le terrain du jazz, bien sûr. Jerry Roll « envoya un blues à faire pleurer un mécano allemand, tu aurais dit qu’il y avait tout le coton de tous les nègres du monde là-dedans, et que lui, il était en train de le ramasser, avec ces notes-là ». Novecento lui répondit avec une virtuosité inouïe et, recroquevillé sur le clavier, délivra « une charge meurtrière d’accords qui avait l’air d’être jouée à cinquante mains, on aurait cru que le piano allait exploser » ! Vexé, Jerry Roll Morton ne voulut plus entendre parler de ce pianiste et débarqua à Southampton pour regagner sans traîner l’Amérique et n’embarquer que sur les seuls bateaux où il restait le roi, ceux du Mississippi !
Après trente-deux ans de vie sur l’océan, Novecento n’avait toujours pas mis pied à terre. Tous ces voyageurs qui embarquaient lui apportaient un peu de leur pays, « ce qu’il savait lire, c’était les gens, les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire… écrite sur eux, du début à la fin. Et lui il la lisait avec un soin infini… » Mais, quand même, Novecento,
pourquoi tu ne descends jamais, même une fois, pourquoi est-ce que tu ne vas pas le voir, le monde, de tes yeux, de tes propres yeux ?
finit par lui demander Tim Tooney, son copain trompettiste de l’orchestre du bord. Alors, un matin, Novecento lui annonça : « A New York, dans trois jours, je descends. Il y a quelque chose que je dois voir là-bas. La mer… » La mer vue de la terre ferme, et non plus celle qu’il voyait du haut du pont d’un bateau. Il se souvenait de l’histoire de ce paysan découvrant la mer par hasard : un foudroiement, « un hurlement géant » et le surgissement d’une vérité qui lui crie : « la vie, c’est quelque chose d’immense ! ». Voilà ce qu’il voulait vivre à son tour.
« Chaque histoire est gardienne d’un espoir, dit Alessandro Baricco, cette vie n’est pas la seule et si nous le voulions, nous pourrions avoir une existence différente ». Novecento finira donc par débarquer du Virginian pour vivre lui aussi une nouvelle vie. Au jour annoncé, il se mit à descendre les marches de l’échelle de coupée adossée au quai new-yorkais, et… laissons le lecteur découvrir la suite !
Ce court et magnifique texte est comme une allégorie du XXe siècle, nous dit Françoise Brun, traductrice et préfacière : on y retrouve les grands mouvements migratoires qui avaient emporté nombre d’Européens vers l’Amérique, dont quatre millions d’Italiens en vingt ans, on y aperçoit la grande épopée des transatlantiques, symboles d’un univers de luxe côtoyant la misère, on y revit la naissance du jazz et même le second conflit mondial quand le paquebot Virginian sera transformé, à la fin de l’histoire, en hôpital militaire flottant.
Novecento lui-même n’est pas sans équivalent dans la vraie vie, selon Françoise Brun qui pense à Glenn Gould, légende vivante du clavier, enfermé dans l’unique geste de sa vie, jouer du piano entre les murs d’un studio, musicien solitaire immuablement arc-bouté sur les touches de l’instrument. Comme Novecento, cloîtré sur son bateau, angoissé à l’idée de descendre à terre et de « se confronter à la multiplicité des rues, des villes, des expériences, quelque chose de l’angoisse de l’homme jeté dans la métropole » écrit Françoise Brun.
Le texte de Baricco, sous-titré « monologue », a d’abord été écrit pour être dit sur une scène de théâtre. Son succès en Italie, mais aussi en France (joué par Jean-François Balmer puis récemment par André Dussollier), ne s’est jamais démenti. L’écriture de Baricco n’y est pas étrangère, faite de gravité et de légèreté mêlées, de grâce et de poésie, et marquée d’une infinie tendresse pour ses personnages, marins, émigrants ou musiciens.
Novecento : pianiste. Un monologue. Alessandro Baricco. Nouvelle édition en 2017. Collection Folio (n° 3634), Gallimard. Parution : 09-03-2017. 96 pages.
Titre original : Novecento. Un monologo.
Trad. de l’italien par Françoise Brun. Postface de Françoise Brun.