Idoles et Icônes d’Olivier Esnault, objet insolite que le lecteur parcourt au choix, selon des logiques chronologique, spatiale ou thématique, en s’aidant des classements et des cartes proposés, aux éditions Maïa.
« Je ne sais en quoi consiste le bonheur », s’écriait en 1936 le poète grenadin Federico García Lorca, et, contestant, malgré tout son catéchisme, que « le bonheur ne peut se trouver que dans le ciel », il rétorquait que « si l’éternité est une invention de l’homme, je crois qu’il existe dans le monde des faits et des choses qui sont dignes d’elle et qui, par leur beauté et leur transcendance, sont les modèles absolus d’un ordre perpétuel. » (Federico García Lorca, « L’ultime entretien », Inactuel (Seguier, 2024))
Dans son volumineux et dernier ouvrage, Idoles et Icônes, Olivier Esnault, professeur d’histoire nomade qui a parcouru les deux et trois mondes, enseignant sur tous les continents, jette son dévolu, et son regard aigu de hibou sage autant que sceptique, sur l’immense ensemble des croyances – mythes, religions, idéologies… – qui ont jalonné, de cent mille ans à nos jours, l’humanité dans ses hasardeux vagabondages et ses fluctuantes croyances.
En 182 historiettes ou nouvelles, partagées en sept livres comme autant de points de vue, l’auteur examine avec la minutie d’un entomologiste « des croyances vues par un incroyant au moyen de courtes fictions ». En parcourant six continents : Afrique, Amérique, Asie, Europe, Moyen Orient, Océanie, et même le Système Solaire, avec un même lieu – notre présent – ouvrant et refermant le livre qu’il nomme « Ici ». Et les croyances observées renvoient à l’animisme et au chamanisme des origines, au cultes solaires et les panthéismes qui ont suivi, puis les grandes religions monothéistes, judaïsme, christianisme, islam, et le vaste effeuillage du bouddhisme, taoïsme, confucianisme, shintoïsme, lamaïsme, hindouisme et zoroastrisme, pour aboutir aux diverses idéologies : athéisme, philosophie, marxisme, uchronie ou néant ; le temps embrassé allant de la Préhistoire à l’Antiquité, du Moyen-Âge à l’époque moderne, puis contemporaine pour aller se perdre dans le futur (début du XXIIe siècle). Eh bien ! malgré la course folle au labyrinthe du temps et dans les arcanes des idées et des croyances, le lecteur n’est jamais rassasié. Saisi de voracité, dans sa bienheureuse curiosité, il en veut et réclame encore, ébloui par tant d’anecdotes qui, nous le comprenons, ont servi à ce professeur modèle à retenir l’attention de ses turbulentes classes.
Quelle meilleure façon d’éclairer la phrase : « Qui a cassé le vase de Soissons » que de montrer Clovis en pleine action, bouclier et hache en mains ? Ou d’expliquer la chute de l’empire aztèque en évoquant le combat (du bien et du mal ?) entre Quetzalcóatl et Tezcatlipoca, qui répandit la peur sur tout le territoire du Mexique ?
« La peur ! Voilà ce qui causa la ruine des Aztèques. Plus que les hasards de la guerre ou les ravages de la maladie, c’est la peur qui paralysa les Aztèques et pourrit l’Anahuac ! »
(L’ Anahuac est le nom nahuatl du Mexique.) Veut-on en savoir davantage sur la destruction du Temple de Jérusalem au temps des Romains ? L’auteur nous livre la confession de Yossef, alias Flavius Josèphe (Titus Flavius Josephus, auteur de La Guerre des Juifs), qui rallia Rome en abjurant la loi de Moïse et se fit le chroniqueur des temps aussi troublés que messianiques où la terre sainte se jonchait de crucifixions, parmi lesquelles la plus célèbre que l’on sait. La faute aux zélotes retranchés dans Jérusalem, nous explique l’auteur :
« Par la faute de ces fous, la province de Judée a été ravagée et le Temple d’Hérode détruit de fond en comble ; il n’en reste plus qu’un mur sur lequel les Juifs pourront inutilement se lamenter. »
Et comment expliquer la guerre d’Irak de 2003, opposant Iraniens et Irakiens huit ans durant, d’où Mario Vargas Llosa rapporta son lumineux Journal de guerre (La Martinière, 2022), si ce n’est en convoquant le regard innocent d’un enfant ?
« Alors, Papa, parce que les Arabes ont envahi la Perse il y a des siècles et qu’Hossein [fils d’Ali, gendre du Prophète, « assassiné par les Bédouins omeyyades »] a été tué à Kerbala, mon grand frère doit se battre maintenant contre les Irakiens ? »
La divinité, dans ces pages, quel que soit son visage (?), n’a pas ici le beau rôle : « Dieu doit parfois rire des hommes qui s’agitent en croyant lui plaire. Celui qui siège dans les cieux rit, Le Seigneur se moque d’eux ».
Et l’on rappellera ici la phrase ou le proverbe que Milan Kundera, sceptique de grande envergure, prononça dans son Discours de Jérusalem : « Quand l’homme pense, Dieu rit » et qui estime que le roman est l’« art né du rire de Dieu » (L’Art du roman, Gallimard, 1995).
Mais où est Dieu, dans tout cela ? Dans un de ses textes les plus séduisants – amusants –, intitulé « Uchrony », où l’on regarde la terre depuis une station spatiale à 400 kilomètres de haut, tandis qu’en bas la guerre a éclaté entre l’Inde et la Chine (nous sommes là au XXIIe siècle), nous pouvons lire, et c’est une citation datant de deux siècles, dont l’auteur n’est nul autre que Jacques Prévert (pour les connaisseurs) :
« Dieu est un grand lapin, Il habite plus haut que la terre, tout en haut là-haut dans les cieux, dans son grand terrier nuageux. »
Et que nous montre l’auteur visionnaire de ce monde pitoyable des hommes et des femmes qui ont conquis l’espace sans modifier en rien leurs gènes de mammifères ? Rien de moins qu’une guerre d’idées et de croyances au sein d’une capsule, et qui aboutit au meurtre d’un spationaute en plein vide spatial. Une vulgaire histoire de jalousie amoureuse où deux femmes « utilisent leurs seins et leurs fesses afin d’attirer dans leur couche le pauvre astrophysicien russe », tandis que de « menus débris d’un satellite israélo-saoudien hors service » fait rendre l’âme au novo-soyouz. Ce qui fait dire à la narratrice de cette désopilante nouvelle :
« Quelque Dieu facétieux, aux idées darwiniennes, se serait-il moqué de ses créatures ? »
Mais, bien sûr, le rire, qui est le propre de l’homme, selon Rabelais, est ici au service de la réflexion. Qui reste un sujet sérieux. L’historien, conscient de sa tâche pédagogique, mettra toujours l’événement en regard de l’Histoire en sa grandeur et son étendue. Olivier Esnault nous livre ainsi la philosophie de son livre et de sa démarche d’éducateur :
« L’histoire est la reconstitution du passé permettant de décrypter le présent. C’est pourquoi elle navigue entre les écueils de l’objectivité et de la subjectivité. Des périodes historiques peuvent être écrites de façons divergentes, notamment quand les identités culturelles sont questionnées. Les Croisades révèlent-elles une agression de l’Orient par l’Occident motivée par des intérêts temporels ou bien une riposte à l’expansionnisme musulman portée par un réel élan spirituel ? »
Ainsi l’esprit critique est partout et n’épargne même pas l’époque – prétendument affranchie des superstitions – de la Révolution française qui entendait mettre au placard les religions au profit d’une neutralité pseudo-laïciste. Et c’est le récit de la mort de Marat, vue par le peintre néo-classique David, « ordonnateur de la fête de l’Être suprême », dans une France qui, « dans une double volonté de rationalisation et de déchristianisation », a aboli notre calendrier grégorien au profit d’un « calendrier utopique » avec tous ces noms bucoliques, et qui va durer de 1793 à l’année 1805 qui voit, tout à la fois, la victoire d’Austerlitz et l’abandon du « calendrier républicain », et nivôse redevient décembre. L’auteur nous montre alors, nouveau roi des rois, dans le jardin des Tuileries le 20 prairial an II :
« Robespierre… en habit bleu céleste et tiare empanachée, détruit par le feu les effigies de l’Athéisme, de l’Ambition, de l’Égoïsme et de la fausse Simplicité… Le ridicule le tua ou, plus précisément, le tuera le 10 Thermidor an II ».
Pour en revenir à la poésie, touchante est cette statuette d’ivoire de mammouth, à l’époque paléolithique, datant de 22 000 ans avant notre ère et retrouvée dans les Landes en 1894 – la Dame de Brassempouy –, qui nous montre comment les croyances qui interdisaient toute représentation de la divinité sont ici dépassées par le ciseau du sculpteur qui, affligé par la mort de sa femme, enfreint l’interdit religieux et trace sur l’ivoire les traits de sa défunte épouse :
« Kurtuvili adressa une prière silencieuse aux anciens pour leur demander de ne pas lui tenir rigueur… Il commença à sculpter le visage avec la seule pointe de silex ; ses doigts puissants firent apparaître des yeux étroits avec leur pupille et un nez fin. Ajakadza renaissait entre ses mains. Il stria les joues parce que, dans l’au-delà, elle partageait sa tristesse et versait des larmes. Kurtuvili renonça à graver la bouche, car sa femme était morte et ne pouvait plus parler… »
Et l’on voit là que l’historien se fait romancier affabulateur et poète, au plus haut point, mettant des noms sur l’inconnu et recréant une vie que le temps semble avoir effacée. Poète, oui, est Olivier Esnault qui, évoquant le Mexique aztèque, nous livre un sonnet composé, dit-il, à la manière de José-Maria de Heredia (ce Français de Cuba) dont il admire les Trophées :
« Jadis, Tenochtitlan, la cité mexica,
Sacrifiait à ses Dieux en haut des pyramides…
Épouvantés par les sacrifices humains,
Les prêtres castillans ont livré par milliers
Des hommes et des femmes vaincus aux bûchers.
Et de Tenochtitlan, la ville des Indiens
Ne restent que les jardins de Xochimilco
Où poussent à fleur d’eau, piment et haricot. »
Nous laisserons, alors, le dernier mot à Lorca, le visionnaire :
« Ni le poète ni personne d’autre ne détient la clef du secret du monde. Je veux être bon, je sais que la poésie élève, et en étant aussi bon avec l’âne qu’avec le philosophe, je crois fermement que si un au-delà existe, j’aurai l’agréable surprise d’y entrer. Mais la douleur de l’homme, l’injustice constante qui jaillit du monde, ainsi que mon propre corps et ma pensée m’empêchent de déplacer ma maison parmi les étoiles ».
Ainsi apparaît et se veut l’auteur de ce grand et dense livre, tout à la fois essai sur l’histoire des croyances et fiction émaillée de petites nouvelles illustrant les minces anecdotes de l’Histoire, ô combien signifiantes ou allégoriques. Ouvrage de réflexion, jetant sur ces milliers d’années d’existence humaine un regard attendri qui tempère son ravageur scepticisme. Eh oui ! Nous dit-il avec une tendre indulgence, c’est ainsi que les hommes vivent…
Idoles et Icônes – Livres I à VII d’Olivier Esnault. Éditions Maïa. Parution : 7 février 2024. 446 pages. 39 €.
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Merveilleuses analyses d’un substantiel ouvrage qui nous éclaire sur l’Histoire du Monde dans toute ses dimensions et ses fictions.
Superbe analyse !
Jacques Brélivet
Que de beaux et d’aimables commentaires pour l’exégète en coulisses, mais à l’auteur, talentueux en diables et en dieux reviennent en justice tous les bravos.