Nouvel arrêt : Kanalnaya, village russe au milieu de nulle part. Le voyageur : Olivier Hodasava. Un voyageur virtuel. Il arpente quotidiennement les artères du monde de Google Street View. Quand l’image saisie devient le réel ultime de la fiction commune… Pour Unidivers, l’arpenteur – qui se fait un peu géomètre – avance à la façon d’un fildefériste sur une ligne (presque) imaginaire : le 48e parallèle Nord. La latitude sur laquelle est située la ville de Rennes.
Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie. (Céline, Voyage au bout de la nuit)
Sergueï a tenu à me montrer les lieux. Son ordinateur portable sur les genoux, il se déplace dans Street View. Il dit : « Tu vois, Olivier, c’est là. À l’intérieur de cet abri de brique ! »
Il explique – on voit sur l’écran – que l’abri est situé le long d’une route (celle qui mène à Volgograd), à proximité de la voie ferrée (celle qui pousse jusqu’à Krasnodar), à hauteur d’un passage à niveau.
Je suppose que l’abri sert à ceux qui attendent un bus. Ou peut-être était-il prévu pour devenir un petit commerce – fruits et légumes, buvette. Bêtement, je ne pose pas la question. Sergueï, d’un doigt sur le trackpad, se promène dans l’image. Il panote pour me montrer à quel point on est au milieu de nulle part. Il dit : « C’est dingue, hein, quand même, qu’on puisse se promener ainsi partout dans le monde… »
Moi, ce que je trouve dingue, c’est d’imaginer qu’il y a quelques mois encore, Sergueï qui vit maintenant dans un loft gigantesque de l’Upper East Side, zonait là : dans ces paysages perdus qu’il me montre.
Sergueï est fier de son histoire. Il éprouve le besoin de la raconter encore et encore alors qu’il sait très bien que je l’ai forcément déjà lue dans la presse : « Tu vois Olivier, nous étions là, avec mon ami Pavel, le roi de l’AKA 47, celui qui tire sur tout ce qui bouge dans le livre. Mon téléphone a sonné. J’ai failli ne pas l’entendre à cause d’un train qui arrivait. Et puis, d’habitude, dans le coin, il n’y a qu’un réseau de merde, impossible de téléphoner. Mais là, il a sonné. J’ai décroché. J’ai entendu la voix du grand éditeur russe. Quand il s’est présenté, j’ai d’abord cru que c’était une blague. Mais personne ne savait que j’écrivais. Personne, dans le coin, n’avait jamais entendu parler de lui. Alors… »
Il poursuit : « Et voilà que cet homme, au bout du fil, me disait tout le bien qu’il pensait de mon manuscrit, moi petit vaurien de la Volga. Je suis sorti de l’abri pour mieux l’entendre. Un autre train s’annonçait : camions et voitures s’amoncelaient sous mes yeux. Je me souviens, tout en l’écoutant, avoir observé les roues d’un semi-remorque arrêté juste devant moi. C’est stupide, hein, mais j’étais comme perdu en fait. Je n’entendais presque plus ses mots. »
La suite, qu’il s’apprête à me raconter, est tout aussi connue : les difficultés, dans un premier temps, à gagner Moscou pour signer son contrat. Le livre très vite repéré, publié dans plus d’une quarantaine de pays. Le succès mondial. Hollywood qui rachète les droits. Ryan Gosling pressenti pour l’incarner… La rencontre avec cette mannequin riche et célèbre. Le mariage en grande pompe. Le message de félicitation de Poutine… Sa nouvelle vie à New York. Le conte de fée des temps moderne.
Il n’empêche. Quand Sergueï, dans Street View, replonge dans le Kanalnaya qui était son lieu commun il y a encore trois ans à peine, je le vois bien, il y a comme une pointe de nostalgie. Ou plutôt, comme une envie de retourner dans le réel, ne serait-ce qu’un instant, pour savoir ce que deviennent ses amis d’alors.