Après une trêve estivale quelque peu prolongée, c’est avec une œuvre franchement atypique que l’opéra de Rennes a choisi d’inaugurer cette saison 2024-2025. L’opéra La Sérénade de Sophie Gail, enraciné dans une tradition littéraire qui trouve ses origines dans l’antiquité romaine, aborde des thèmes on ne peut plus contemporains grâce à une mise en scène audacieuse, proposée par Jean Lacornerie, assisté de Bruno de Lavenère.
La trame du récit théâtral de La Sérénade de Sophie Gail est fondée sur une œuvre du fameux comique latin Plaute : l’Aulularia, encore traduit sous le nom de « petite marmite ». Mais cette pièce est plus familièrement connue de nombre de nos collégiens sous le titre de « L’avare » puisque Molière, en l’adaptant aux us de son époque, en fit un copié-collé fidèle et inspiré. Pas de raison, donc, de s’étonner d’y retrouver des noms familiers comme ceux de Scapin de Valère ou même Argante. C’est pourtant Jean-François Regnard, dramaturge du XVIIIe siècle qui fut l’inspirateur du livret corrigé par Sophie Gay. Regnard fut l’auteur de « Satyre contre les maris », en réponse à la « Satyre contre les femmes » de Boileau. Il n’y a pas vraiment de hasard…
Ce qui fait l’originalité de cette coproduction est l’introduction d’un narrateur, en l’occurrence, l’excellent Gilles Vajou, qui tient également le rôle du valet Champagne. Il n’hésite pas à interrompre le spectacle pour nous proposer des « apartés » afin de nous raconter la vie de Sophie Gail, notamment les difficultés liées à sa condition de femme à une époque ou l’on accordait assez peu de crédit à ce qu’on qualifiait alors, avec un brin de condescendance, d’œuvre de dames. Cette approche a pour effet de faire passer au second plan la pièce de Regnard, qui devient alors une simple toile de fond ; et de situer la revendication féministe comme véritable thème de l’œuvre.
Loin d’une agressivité de mauvais aloi, c’est avec humour que le sujet est traité. La présence sur scène d’un tableau noir sur lequel est notée d’un trait de craie chaque remarque sexiste est plutôt divertissante. L’exercice invite plus la réflexion apaisée qu’à la réaction agacée. Voilà le talent du metteur en scène Jean Lacornerie, lequel, par ailleurs, exploite avec adresse tous les artifices d’un opéra. Le grand plateau tournant qui occupe la majeure partie de la surface de la scène permet aux intervenants de se livrer à un véritable ballet qui donne à l’intrigue une réelle consistance. Même remarque pour les lumières de Kevin Briard dont la modernité confère un véritable vitalité à la scénographie. Un tout petit bémol pour les costumes de Marion Bénages qui ne nous ont pas totalement convaincus ; si l’inspiration de la comedia del arte est réelle, quelques éléments de couleur nous ont laissé circonspects.
Sur le plan vocal, nous avons ressenti une authentique satisfaction. Tout fonctionne parfaitement et la jubilation des huit chanteurs présents sur scène est hautement communicative. Le trio féminin formé de Elodie Kimmel, Julie Mossay et Carine Séchaye est tout à fait digne d’éloges ; le trio masculin composé de Thomas Dolié, Vincent Billier et Pierre Derhet tout aussi convaincant. Pourtant, c’est vers Thomas Dolié dans le rôle de Scapin, dont la voix comme la présence scénique séduise, qu’ira notre accessit particulier. Jean-François Baron, dans le rôle plus modeste de Monsieur Matthieu, fait « le job » et n’est en rien en retrait.
Bien sûr, il faut revenir sur celui qui se révéla comme un véritable maître de cérémonie, en la personne de Gilles Vajou alias Champagne. Chargé du rôle le plus important, il enthousiasme par l’énergie qu’il instille à ce spectacle. Il en est la véritable colonne vertébrale et ne s’épargne à aucun moment pour en assurer le succès.
Caché dans la fosse, et sous la direction du chef Rémi Durupt, l’orchestre national de Bretagne s’amuse de cette partition qui rappelle clairement l’esthétique mozartienne, sans se priver d’allusions explicites à d’autres grands compositeurs présents et passés. Il nous propose une pâte musicale énergique et joyeuse et recevra du public présent une ovation méritée.
Si l’impression générale est plutôt positive, la sérénade ou, à mieux dire, la vision qui nous en est proposée, laisse malgré tout un sentiment de relative anarchie, on a un peu de mal à se retrouver dans ce qui apparaît souvent plus comme une opérette qu’un opéra, fut il « buffa ». La revendication prend-elle le pas sur l’œuvre musicale ? Mouais… Si l’on recontextualise l’époque de Sophie Gail, ce sont surtout les mariages arrangés, pratique malheureusement courante en cette fin de siècle, qui sont dans la ligne de mire.
Lors de la conférence de presse résumant le programme de la nouvelle saison, Sophie Gail nous avait été présentée comme compositrice oubliée « parce qu’elle était une femme ». Cette remarque en résonance avec les réflexions de notre époque nous avait pourtant paru difficile à comprendre. L’oubli ne procède pas d’une démarche volontaire, mais s’impose avec le temps. Si Amadeus, le remarquable film de Milos Forman, a permis de redécouvrir Antonio Salieri, force nous est d’admettre qu’il était furieusement tombé dans l’oubli et il est peu soupçonnable d’être une femme. Plus incroyable encore, comment concevoir qu’un maître, du calibre de Jean Sébastien Bach ait, lui aussi, connu un purgatoire de presque un siècle alors que son génie est universel. Contre-exemple encore, comment se fait-il que l’on écoute encore les compositions de Hildegard von Bingen, mystique du haut Moyen-Âge qui a vécu entre 1090 et 1170 ? C’est donc bien, sur le mécanisme même de l’oubli, qu’il convient de se pencher.
L’histoire de la musique, comme celle de la littérature, est peuplée d’auteur.e.s qui furent célèbres et dont peu de personne se souvient. De tout ce patrimoine, seuls quelques noms subsistent, ce n’est pas un hasard. Pour beaucoup, le talent était indéniable ; seuls les génies ont approché l’éternité. Bach, Mozart, Beethoven, non, ce n’est vraiment pas un hasard. Pour terminer sur une note souriante, grand merci aux chanteurs et aux musiciens qui nous ont permis, après un court apprentissage, de chanter avec eux le final de l’opéra de Sophie Gail. Ce fut un privilège et un moment de pur plaisir.
La Sérénade de Sophie Gail sera de nouveau donnée à Rennes les 2, 3 et 5 octobre, n’hésitez donc pas à aller vous faire un avis. Retrouvez toutes les informations sur le site Internet de l’Opéra de Rennes.
Les photographies sont signées Laurent Guizard