Prix Goncourt 2017 : Dans L’Ordre du Jour Éric Vuillard poursuit ses récits des coulisses de l’Histoire. Le nazisme et l’invasion de l’Autriche sont au cœur de son dernier ouvrage. Révision…
Éric Vuillard aime l’Histoire. Il aime les phrases simples qui font l’Histoire comme : « Le 14 juillet 1789, le peuple prend la Bastille ». Derrière ces mots, tellement banals que l’on n’y prête guère attention, l’écrivain cherche à reconstituer le réel de l’événement en mettant en lumière ce qui est tu par la force de l’habitude ou la mémoire sélective. Après avoir ainsi fait revivre la vie de quelques assaillants révolutionnaires (voir notre article), l’auteur, dans son dernier récit, L’ordre du jour, éclaire d’un jour nouveau l’Anschluss, c’est-à-dire l’annexion de l’Autriche par le régime nazi le 12 mars 1938. L’image collective de cet événement c’est un film, images linéaires et sans aspérités de chars allemands entrant glorieusement en Autriche, sous les regards enthousiastes d’une population heureuse acclamant des bienfaiteurs. Une bande-son imaginaire mêlant vivats et bruits de chenilles des chars accompagne inconsciemment la pellicule.
Dans L’Ordre du Jour Éric Vuillard rembobine le film et nous donne à voir tout autre chose. Il nous montre les coulisses et les loges, les préparatifs, les séances de maquillage d’acteurs anonymes et pourtant essentiels. Albert Vögler, Günther Quandt, Friedrich Flick, Ernst Brandi et vingt autres se réunissent ainsi le 20 février 1933. Leurs noms ne vous parlent probablement pas ou beaucoup moins que les firmes, Opel, Agfa, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken dont ils sont les patrons.
Vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d’épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois-pièces, et le même nombre de pantalons à pince à large ourlet.
Ces gravures de mode, propres sur eux et bien élevés s’apprêtent à financer le parti nazi de Hitler et Goering. Vuillard avec son style remarquable, empreint d’empathie pour les acteurs oubliés ou d’une froideur glaciale avec les têtes d’affiche, décrit à hauteur d’hommes le processus qui conduit à la banalisation du nazisme. Il montre comment l’écriture de l’histoire peut être simple: vingt-quatre patrons apportent des promesses de dons au nouveau régime. Rien de plus. Les personnages historiques comme Goering ou le président de la République autrichienne, Wilhelm Miklas, sont ravalés au rang de pantins puissants, mais médiocres, alors que quatre Autrichiens suicidés le jour de l’entrée des troupes allemandes retrouvent grâce à lui une reconnaissance éclairée. Comme les oubliés de la Bastille, Vuillard imagine les motifs de leur acte, la vision qui leur est insupportable de ces juifs à quatre pattes, obligés de brouter l’herbe. Quatre personnages dans la meute hurlante de bonheur qui maintiennent la dignité de l’Homme.
Dans L’Ordre du Jour, les faits sont, à l’identique, revus à l’aune des documents et des témoignages. Ils montrent ainsi combien les mouvements les plus lourds de l’histoire peuvent être contrariés par de simples pannes d’essence ou mécaniques. Le défilé triomphal de l’Allemagne vers l’Autriche n’a été en fait qu’un long carnaval tragique en retard sur l’horaire ou les camions s’agglutinent les uns derrière les autres, quand ils ne sont pas laissés dans les fossés. La préparation et le déroulement de cette invasion, a priori grandiose, forment une pantomime plus proche du Dictateur de Chaplin que des films de propagande de Leni Riefenstahl.
Avec de « petites » histoires, dans L’Ordre du Jour Éric Vuillard écrit ainsi la « grande » Histoire. On peut lui suggérer quelques phrases de nos manuels d’histoire à revisiter : « En 52 avant J-C, Vercingétorix fut vaincu par César à Alésia » ou encore « Jeanne d’Arc libère le 8 mai 1429 la ville d’Orléans du siège anglais ». Les témoignages manqueront peut-être, mais le talent et le travail d’historien de l’écrivain devraient pallier cette difficulté et nous ouvrir de nouvelles coulisses.