Les Lettres colombiennes ne doivent pas se limiter aux seuls noms de Gabriel García Márquez ou Álvaro Mutis. Il en est d’autres infiniment importants. Parmi eux, Héctor Abad Faciolince, qui a publié en France, chez Gallimard, en 2010, un livre intitulé L’Oubli que nous serons (El Olvido que seremos), traduit par Albert Bensoussan et préfacé par Mario Vargas Llosa.
Cet ouvrage aurait pu être sous-titré « Lettre au père » ou « Monument en mémoire de… », tant s’y développe tout au long des 300 pages du texte la relation fusionnelle entre un fils et son père, Héctor Abad Gómez, professeur de médecine préventive à l’Université de Medellín, mais aussi politiquement engagé sur le terrain des droits de l’homme, ce qu’il paiera de sa vie, victime de la pègre et de l’extrémisme politique qui a étendu longtemps leur ombre assassine sur ce malheureux pays.
Héctor Abad Gómez était agnostique, ce qui lui attira, dans ce pays catholique, les foudres des milieux conservateurs. Il était éminemment tolérant et ouvert aux milieux religieux quand ils étaient libéraux ou progressistes. Les ecclésiastiques, d’ailleurs, peuplaient sa propre famille (son beau-frère était évêque et un de ses oncles prêtre de l’Opus Dei) et il vivait « dans cette odeur permanente de soutane et de sacristie ». Il était, à la manière d’un vrai chrétien, attentif au malheur de son peuple, et révolté par le totalitarisme et la violence, et son cortège d’injustices et de misères. Héctor Abad Gomez, tel qu’en parle son fils, portait la figure idéale du père : aimant, doux et tendre avec sa femme et ses enfants, « toujours libéral, acceptant même nos fautes comme des espiègleries innocentes ».
Quatre filles et un garçon (l’auteur de ce livre) scellèrent le bonheur du couple pendant plus de dix ans. Quand le premier drame survint : la maladie de la plus jeune des sœurs, frappée d’un mélanome à 16 ans, anéantit le bonheur familial en quelques mois. Dans des pages qui vous arrachent des larmes, Héctor Abad, le fils, décrit la lente et irrémédiable dévastation de la maladie qui emporta la vive, adolescente et jolie Marta.
La mort frappa une deuxième fois, quelques années plus tard : le père, de plus en plus engagé, et exposé, dans l’action politique et dans « une vie vouée à aider et protéger les autres », tombe, en 1987, à Medellín, sa ville natale – épicentre de la violence organisée colombienne -, sous les balles d’une organisation paramilitaire, probablement en service commandé de quelque propriétaire terrien. « À Medellín, il y a tant de pauvreté qu’on peut engager pour deux mille pesos un sicaire pour tuer n’importe qui » écrit le fils.
La mort violente, redoutée et sans doute inéluctable, de celui qu’il continuera toujours d’appeler papa, laissera l’écrivain dans un désarroi qui durera vingt ans avant qu’il ne puisse dominer sa douleur et l’exprimer dans ce livre écrit sobrement, sans fioritures. Après cet assassinat, le fils choisira l’exil (en Europe), qui l’éloignera d’une mort prévisible, pour lui aussi. Et le livre qu’il a publié en 2007 en Colombie (où il est revenu vivre depuis quelques années) est, vers ce père adulé, héros de sa vie, un long chant d’amour « déchirant mais pas terrifiant » nous dit Mario Vargas Llosa. Un livre bouleversant de détresse et de tendresse, écrit pour repousser l’oubli que nous serons, mots de Jorge Luis Borges, afin que vive, pour longtemps, la mémoire de ce père exemplaire.
L’oubli que nous serons, d’Héctor Abad Faciolince, traduit par Albert Bensoussan, préfacé par Mario Vargas Llosa, Gallimard, collection Folio, 2012, 400 pages. isbn 978-2-07-044620-9, 8.40 euros.
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