En France, 8,5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Face au constat amer d’un peuple pauvre dans un pays riche, des citoyens se regroupent en associations pour combattre à leur échelle les effets de cette pauvreté, à défaut de se sentir avoir un poids sur ses causes. Nous avons rencontré et suivi les actions de Cœurs résistants, jeune association rennaise qui nous a ouvert les portes d’une de ses distributions de repas gratuits. Immersion en milieu solidaire.
5 à 10 ans, c’est selon la Fondation Abbé-Pierre (FAP) le temps qu’il faudrait pour reloger les 140 000 Français (dont 30 000 mineurs) actuellement à la rue, à condition de mettre les moyens dans un plan réellement ambitieux. Le Président Emmanuel Macron n’a, d’après la FAP, toujours pas entamé d’action à la mesure du problème que constitue le mal-logement en France (4 millions de mal-logés en 2017) malgré ses promesses répétées.
Si l’État semble hors-jeu, les associations, elles, se remontent toujours plus haut les manches. Souvent loin des regards médiatiques (hormis lors des vagues de froid ou de grandes chaleurs…), ils accomplissent l’effort de toute une communauté : apporter du soutien à ses membres les plus affaiblis. À Rennes, c’est le cas – entre autres – de l’association Cœurs Résistants.
« Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires » La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)
Cœurs résistants
L’association se crée en 2016 avec pour objectif de « palier aux problèmes des habitants de la rue (…), mais également de toute personne en situation de précarité en toute impartialité et sans discrimination. » Pour cela depuis 2 ans elle a développé des actions diverses qui contribuent également à lutter contre le gaspillage alimentaire – qui est leur seconde bataille :
- Le glanage de produits alimentaires, vestimentaires ou sanitaires, notamment au marché et dans les supermarchés.
- Les maraudes : parcours en roulotte dans les rues de la ville avec distribution de plats chauds, les vendredis et dimanches soirs.
- Les « paniers solidaires » : Distribution de repas gratuits au local de l’association chaque midi (du lundi au jeudi).
« Heureusement qu’ils sont là, sinon on péterait un câble » un sans-abri rennais
La récupération alimentaire
Afin de pouvoir distribuer suffisamment de paniers solidaires tous les midis du lundi au jeudi, l’association a développé des partenariats avec différents supermarchés rennais. Depuis 2016, une loi oblige les supermarchés de plus de 400 mètres carrés à donner leurs invendus alimentaires s’ils sont sollicités par des associations sous peine d’une amende de 3750€ par infraction (loi qui a fait grimper ce type de don de 22 %).
L’association dispose, afin de rapatrier ces dons, d’une camionnette qu’elle a réussi à s’offrir grâce à une campagne de financement participatif qui a engendré 8600€ de recettes en juin dernier. Camionnette encore insuffisante toutefois, car les quantités récoltées par l’association sont larges : une voiture supplémentaire appartenant à un(e) bénévole est souvent « réquisitionnée » malgré les difficultés que cela implique.
Une distribution de paniers solidaires « heure par heure »
10 h : Les bénévoles ainsi que leur référent du jour préparent les lieux. Il s’agit d’un local dans la rue Legraverend, gracieusement prêté par une autre association rennaise « Et si on en parlait ? ». Certains bénéficiaires vivant dans la rue sont déjà présents plusieurs heures avant le début de la distribution. Ils reçoivent un café chaud et des gâteaux qu’ils partagent avec les bénévoles.
11h-12h : Les bénévoles partis avec la camionnette reviennent avec les dons des supermarchés. On se salue gaiement. Chacun s’active pour vider le véhicule. Les produits frais montent à l’étage dans la « salle des frigos » tandis que les fruits, légumes et produits boulangers sont entreposés au rez-de-chaussée. La quantité et le type de produits varie selon les jours et les saisons. En quelques minutes tout est prêt.
12 h : Un court briefing a lieu avant la distribution. Les bénévoles se répartissent les différents postes, au volontariat : qui fera l’accueil, qui gérera les fruits et légumes, qui sera dans la « salle des frigos », qui assurera les allers-retours et la bonne élaboration des paniers des bénéficiaires, etc. Les bénéficiaires n’ont pas le droit d’entrer dans les locaux, d’abord du fait du manque d’espace, ensuite pour des raisons d’hygiène compréhensibles, notamment concernant les produits frais en vrac.
12 h 30 – 13 h 30 : Les bénévoles s’activent. Ils prennent les commandes de chaque personne venue chercher un repas, sans demander de justificatif ni de papiers quelconques. Certaines personnes repartent avec plusieurs portions pour eux et leurs proches, au maximum quatre. Là-dessus aussi, l’association fonctionne à la confiance.
Les paniers sont constitués sur place par les bénévoles selon les besoins de chacun. La distribution en elle-même dure en moyenne une heure, c’est à dire jusqu’à l’épuisement des stocks ou de la file d’attente qui s’étire devant le local.
Depuis deux ans qu’elle existe, l’association a su se faire connaître du monde de la rue. Chaque jour, elle distribue environ 200 paniers solidaires.
13 h 30 : Débriefing entre bénévoles, qui font les comptes du jour : combien de repas ont été distribués ? Qu’est-ce qu’il reste et que va-t-on en faire ? On se félicite assez sommairement. Pour certains qui sont là depuis des années, donner gratuitement de son temps est une habitude. Mais, comme le dit Tara, bénévole régulier : « On sent au fond de nous-mêmes que ça leur fait du bien et on a envie de recommencer à chaque fois ».
De la rue à l’activité
Ces bénéficiaires, qui sont-ils ? L’association ne demandant aucun justificatif qui viendrait « prouver » la situation précaire de la personne, il est difficile de le dire avec précision. Toutefois devant le numéro 19 de la rue Legraverend, en discutant, nous rencontrons quelques punks à chiens, des migrants, des jeunes à la rue, des familles, des gens qui viennent de squats, des étudiants…
« Ce sont des personnes qui ont été cassées maintes et maintes fois. On veut qu’ils se rendent compte qu’ils sont encore capables de faire des choses » Simon Michel, Président de l’Association
Avec son fonctionnement 100 % bénévole, une autre des particularités de Cœurs résistants est qu’elle favorise également l’activité des personnes sans-abri. C’est un fonctionnement participatif où les bénéficiaires sont également acteurs. Pour cela, elle leur propose de devenir à leur tour bénévoles pour l’association, voire d’y acquérir des responsabilités. Les personnes « de la rue » souffrent autant de la précarité que du regard de la société ; elles sont souvent ignorées, fuies, parfois humiliées. Être utile, s’engager dans une démarche active peut être une manière pour elles de raccrocher le wagon par la revalorisation de leur savoir-faire, la reconnaissance de leur être.
Notons toutefois qu’un sans-abri sur quatre travaille.
Cœur citoyen
Cœurs résistants ne reçoit (et ne demande) aucune subvention directe de la part de la collectivité. Elle est strictement bénévole, formant un geste authentiquement citoyen de solidarité qui n’a reçu d’argent qu’à l’occasion d’une campagne de financement participatif [voir plus haut]. Elle fonctionne pourtant 7 jours sur 7 grâce à l’investissement individuel de ses bénévoles.
C’est aussi grâce à son partenariat avec l’entreprise sociale rennaise Breizh Phenix, qui a pour objectif la réduction du gaspillage et le réemploi des déchets. Elle met en relation des associations telles que Cœurs résistants avec des interlocuteurs comme des supermarchés, où ils vont pouvoir glaner la matière première de leurs dons.
L’association estime éviter le gaspillage de 31 tonnes de nourriture par an.
En outre, Coueurs résistants ouvre une épicerie gratuite à partir du lundi 14 janvier 2019 sur le campus de l’université Rennes 1. Le local se trouve au RDC d’Érève à l’université Rennes 2, campus Villejean
Quelques chiffres
Quelques chiffres de la Fondation Abbé Pierre et de l’INSEE permettent, malgré la pluralité des parcours individuels et la faible publicité que reçoit ce combat, d’illustrer les paradoxes et le défi de la pauvreté et du mal-logement en France.
- 4 millions de personnes sont non ou mal-logées (SDF, logement chez un tiers, logement de fortune, surpeuplement, privation de confort, etc.).
- 140 000 Français (dont 30 000 mineurs) sont actuellement sans domicile.
- 8.5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, dont 35 % de familles monoparentales.
- Une personne précaire sur deux ne mange pas à sa faim, soit 4,25 millions de personnes.
- 1.3 millions de tonnes de nourritures consommables sont jetées chaque année en France (par les foyers, les producteurs et les distributeurs), soit 38kg par seconde.