Panorama de Lilia Hassaine, paru aux éditions Gallimard en août 2023, remporte le Prix Renaudot des lycéens 2023. Après L’œil du paon, premier roman et traversée des apparences du monde qui nous entoure, après Soleil amer, bouleversant récit sur les déchirures entre France et Algérie, Lilia Hassaine revient avec Panorama, roman de l’utopique transparence de nos existences et sociétés.
Panorama : point élevé d’observation géographique d’où l’on scrute tout profil, détail et singularité du paysage. Par extension du domaine de la géographie, le panorama peut explorer pareillement hommes et femmes mêlés, de conditions et mœurs diverses, cohabitant dans une ville, un immeuble, une maison. On se souvient que Georges Perec en avait fait la matière et la manière de sa Vie mode d’emploi. Panorama, c’est aussi le titre du dernier roman de Lilia Hassaine qui décrit, dans un monde imaginé en l’an 2040, une ville à l’architecture de verre où immeubles et maisons seraient faites de murs et parois totalement transparentes. Finie, l’opacité des cloisons de pierre et de béton, tout sera visible par tous et partout ! Finie, l’intimité des familles, vive la communauté des hommes et des femmes désormais exposée à la vue de chacun ! Pour vivre heureux, vivons cachés, disait-on, pour vivre heureux, vivons affichés, désormais !
Lilia Hassaine se lance dans ce pari et fait de sa dernière fiction un roman d’anticipation d’un nouveau genre qu’elle aurait voulu appeler Transparence. Mais le titre était déjà pris par un roman de Marc Dugain, il y a quelques années. Les deux textes ont d’ailleurs quelques similitudes. Dugain se sert des données numériques, les « data », que les internautes laissent volontairement sur la Toile moyennant un revenu universel dont se servira une organisation centralisatrice et manipulatrice pour éliminer toute vie privée et instaurer un ordre nouveau. Dans le monde imaginé par Lilia Hassaine, ces mêmes données numériques sont celles que les utilisateurs laissent négligemment traîner sur les réseaux sociaux et qui font la pâture de Facebook, TikTok, Instagram, (« InstaTok » dans le roman), ou autre Twitter, autant de filets lancés principalement depuis les États-Unis ou la Chine, capturant paroles et images des internautes, des plus générales aux plus personnelles, voire aux plus intimes. Des paroles et images elles-mêmes vite érigées en principes télévisuels et cinématographiques qui ont fait naître les impudentes et impudiques séries sur écran nommées Loft Story ou Black Mirror.
Ce rêve de transparence dont Lila Hassaine fait la matière de son dernier livre n’est pas nouveau : André Breton chantait la pureté du cristal et affirmait au début de Nadja habiter une maison de verre : « Pour moi je continuerai à habiter une maison de verre où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite… ». Plus lointainement et prosaïquement, les premiers grands magasins parisiens, dont Walter Benjamin parle dans Paris capitale du XIXème siècle, occupaient des galeries marchandes offrant à la vue de clients alléchés des intérieurs d’appartements et de maisons. Lilia Hassaine elle-même avoue que l’idée de transparence des murs lui est venue à force d’attarder son regard sur les vitrines des magasins d’ameublement qui reconstituent les intérieurs de nos demeures. « J’avais envie d’interroger ce concept à travers la fiction, de plonger mes personnages dans un monde apparemment parfait, d’une infinie clarté, où plus personne n’a plus rien à cacher » dit-elle. L’idée germe alors d’un roman, à thème et non à thèse. Lilia Hassaine, prudente, se souvenant sans doute des mots de Proust dans La Recherche : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ».
La romancière nous projette en 2049 et imagine un monde d’utopie où les murs n’auront pas d’oreilles, mais offriront à la vision de chacun les faits et gestes de nos vies quotidiennes, où que l’on soit, d’où que l’on voie, domicile ou place publique. « Au fond qu’avons-nous à cacher ? Si nous n’avons rien à nous reprocher, pourquoi ne pas accepter de tout montrer ? ». Les demeures seront donc des « maisons-vivariums » que les architectes s’amuseront à styliser en « maisons-cubes, maisons-boules, maisons-aquariums avec des bassins intérieurs », lieux de vie privée « où chacun sera garant de la sécurité et du bonheur de ses voisins ». Et ce sera alors la paix généralisée : plus d’agressions physiques dans la rue, ni au sein de la famille, plus d’adultères – les couples volages rentreront prudemment dans le rang ! -, plus de police non plus – à quoi bon quand les uns surveillent les autres et vice-versa ? – chaque citoyen étant devenu « gardien de protection », veillant au calme de la vie citadine et familiale « d’un œil discret et empathique ». Mais… la vie amoureuse ? Des lits sarcophages empêcheront de voir les corps et leurs ébats, seule concession à une transparence qui aurait chuté dans le voyeurisme. Voilà donc abandonné le principe de la vie privée cédant le pas désormais à un visible et prétendu principe de paix civile. La transparence, à présent, sera vecteur d’un nouvel ordre individuel, social et politique, dogme absolu et institutionnel d’une nouvelle démocratie populaire, « Transparence citoyenne », où « les lois seront désormais discutées et votées par le peuple lui-même sur internet ». La justice obéira à la même doxa afin que « les citoyens se réunissent une fois par mois pour juger les crimes et délits de leur quartier. Les victimes ont droit à un avocat mais pas les accusés qui doivent apporter eux-mêmes la preuve de leur innocence ». Les peines seront prononcées par les victimes elles-mêmes, dans une justice sans débats ni procès, à mille lieux désormais de l’appareil judiciaire du monde d’avant, jugé par trop prescriptif et libératoire. Donc laxiste. Et que vive le populisme !
Le monde imaginé par Lilia Hassaine se divisera en deux : le quartier de Paxton, peuplé d’opulents habitants convaincus du bien-fondé de la transparence et de son nouvel ordre social, face à celui des Grillons Nord et Grillons Sud, quartiers populaires où se retrouvent hommes et femmes de moyenne et pauvre condition, mêlés à des marginaux et rebelles, « zonards pour les uns, résistants pour les autres », mais tous attachés au principe de la liberté individuelle avec son lot d’incertitudes et d’aléas de la vie courante, refusant toujours de céder une once d’indépendance menacée par l’aliénante sécurité publique des « paxtoniens ». L’opacité des murs des édifices et des maisons y sera donc maintenue et la vie de chacun restera secrète, à l’abri des regards. Quant aux mauvais coups, atteintes et attentats de leur vie de tous les jours, c’est aux seuls habitants des Grillons qu’il reviendra d’assumer les risques de la vie courante et résoudre les énigmes, crimes et forfaits, résolus, ou pas, par la seule vidéo-surveillance et enquêtes policières. Avec leurs lots d’imprécisions, de hasards, d’aventures et d’injustices !
Un imprévu va pourtant déstabiliser le monde de Paxton. Un couple et son enfant y ont disparu. Comment est-ce possible alors que la surveillance mutuelle n’y a jamais fait défaut ? Hélène, anciennement commissaire de police, va mener l’enquête et renouer avec ses vieux réflexes d’inspectrice. Lilia Hassaine va retrouver alors la veine du roman policier dont elle fut lectrice assidue dans ses premières passions littéraires, aime-t-elle à le rappeler. L’enquête va résoudre l’énigme – que nous tairons ! – dans le même temps qu’elle va révéler toutes les rancœurs, jalousies, vengeances, pulsions, fêlures et parts d’ombres d’hommes et de femmes composant une société que l’on voulait limpide, apaisée et assainie, mais qu’une trompeuse transparence a rendu plus fragile, inquisitrice et dangereuse encore. Et inapte, de toutes les manières, à résoudre les mystères et énigmes dont nous sommes porteurs, tous, et toujours. Et pour cause : « Nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes », écrit Lilia Hassaine, à la dernière ligne de la dernière page.
Voilà une lecture dont on ne lâche pas le fil jusqu’à la dernière page et qui s’apparente à la meilleure veine des grandes dystopies publiées au cours du XXe siècle, qu’elles s’appellent 1984 de George Orwell, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Nous autres d’Evgueni Zamiatine ou, moins connu hélas, Kallocaïne de Karin Boye.
Panorama de Lilia Hassaine. Éd. Gallimard, 236 pages. 20 €. ISBN 978-2-07-303505-9. Parution : 17 août 2023.
Lilia Hassaine est par ailleurs présente sur la première liste des jurés du Prix Renaudot 2023.
À lire aussi :