La blessure au côté droit du Christ telle qu’elle est affirmée par la quasi-totalité des crucifix depuis l’apparition de sa représentation recèle en soi-même une énigme – et mieux, un mystère – que la plupart des observateurs ont semblé dédaigner. L’évangile de Jean qui nous rapporte le coup de lance dit : « l’un des soldats, de sa lance lui perça le côté et aussitôt il sortit du sang et de l’eau ». (In. 19.34). Puis il ajoute : « celui qui a vu en rend témoignage, – un authentique témoignage, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez ». (In.19.35)
Et certes, il n’est pas précisé que le coup de lance fut donné au cœur, mais au côté, et aucun des côtés n’est désigné. Toutefois, la connotation fut toujours évidente, comme nous le verrons : c’est le cœur du Christ qui fut transpercé (ce qui donnera lieu, plus tard, au culte du Sacré-Cœur). Or, comme chacun sait, le cœur est à gauche. Pourquoi donc cette blessure au côté droit, si continûment, si généralement décrite par l’iconographie chrétienne ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre.
Et d’abord, rappelons quelle serait la représentation la plus anciennement attestée d’une crucifixion où le Christ porterait la blessure au côté droit. Il semble que ce soit dans l’Évangile de Rabula, conservé à la Bibliothèque laurentienne de Florence. Le Christ, entouré des deux larrons, est maintenu à la croix par quatre clous. Il porte une longue robe sans manches, le colobium, dont le côté droit, d’où sort le bras est échancré, faisant apparaître l’aisselle droite. Or Rabula était syrien et peignait pour le couvent de Saint-Jean de Zagba en Mésopotamie, vers 585.
De même, datant de 670 environ, l’Évangéliaire de la Cathédrale de Durham montre le Christ en croix, vêtu d’un curieux manteau à plis, le porte-lance à droite, et si l’on voit fort bien la lance s’approchant du côté droit du supplicié, le coup n’est pas porté. Les yeux de Jésus sont d’ailleurs ouverts comme dans la peinture de Rabula et comme ce devait être la règle à l’époque jusqu’au XIe siècle.
Dans ces deux cas très anciens, la blessure à droite s’accompagne de deux éléments identiques : d’une part, le soldat qui porte la lance, Longin(1), est à la droite du Christ (donc à gauche de la figure), le soldat qui porte l’éponge imbibée de vinaigre est à gauche du Christ (à droite de la figure) ; d’autre part, le corps de Jésus est revêtu d’une robe ou d’une sorte de manteau, le colobium.
Ces deux éléments sont essentiels, car nous les retrouverons durant toute une période plus ou moins longue selon qu’il s’agisse de la tradition orientale ou occidentale, mais de toute façon suffisamment longue pour qu’ils aient pu marquer l’iconographie de leur influence, y compris après que Longin eut disparu de la scène et que l’on ait revêtu le Christ du linge autour de ses reins, ou d’une sorte de pagne, le perizonium.
Car d’où vient l’ouverture à droite du colobium sinon du fait que, comme pour la toge romaine, celui qui le portait avait ainsi sa main droite dégagée, comme on le voit sur les innombrables peintures ou statues d’empereurs, de consuls ou d’orateurs antiques ?
Or, les premières représentations du Christ revêtu le furent pour exalter le Christ-Roi, non pour le dépeindre en son supplice. On le figura donc habillé à la romaine, comme un empereur, et il convient de comparer le Christ de la Catacombe des S.S. Pietro et Marcellino à Rome (dans la crypte, entouré de Pierre et de Paul, au-dessus de l’Agneau) qui date du IVe siècle, et une représentation d’un empereur comme Constantin, par exemple, pour se rendre compte que leur vêtement est quasiment interchangeable. Dans la Catacombe de Comodilla à Rome, le magnifique buste peint de Jésus, avec l’auréole, entouré de l’Alpha et de l’Omega, montre clairement l’agrafe retenant le péplum sur l’épaule droite, identique à celle dont usaient les dignitaires et les nobles romains à la même époque. Mieux encore, on trouvera, toujours à Rome et toujours au IVe siècle, dans la Catacombe de la via Latina, un groupe de personnages assis autour d’un corps étendu que l’un d’entre eux désigne avec une baguette. Aristote qui, semble-t-il, préside à cette leçon d’anatomie a tout le côté droit découvert alors que ses disciples ont la main droite seule hors du vêtement. Le rapprochement avec le Bon Pasteur portant l’Agneau, et qui se trouve actuellement au Musée du Louvre, est aisé : le Berger a, lui aussi, le sein droit totalement découvert.
On remarquera d’ailleurs qu’au centre de la mosaïque de la coupole du Baptistère de la Cathédrale de Ravenne, œuvre du VIe siècle, Jean qui baptise Jésus par effusion (et non par immersion) a le bras et tout le côté droit dénudés, leçon qui demeurera constante dans les siècles suivants. D’où l’on rappellera une donnée fondamentale du costume drapé masculin antique : le côté, le bras et la main droites peuvent se découvrir à volonté. Ainsi n’est-il pas étonnant que sur la croix, le Christ revêtu du colobium ait le sein droit découvert et que ce soit, par conséquent, ce côté-là et non l’autre que blesse le soldat de sa lance.
Dès lors la position de Longin, à droite du Christ, s’expliquerait par l’échancrure du vêtement et aurait déterminé, symétriquement, à gauche le porte-éponge sans qu’il y eût là d’autres significations particulières.
Si cette première conclusion apparaît limitée, c’est qu’elle soulève plusieurs considérations importantes. Tout d’abord, il est clair que le choix du côté droit par l’usage antique n’est pas fortuit. Le côté gauche est sinistre, aux sens original et dérivé. Il doit être caché, et l’on notera que l’occulte, le mystère, mais aussi ce qui est douteux, dangereux, redoutable, sera considéré comme « gauche », alors que ce qui doit être mis en lumière, et aussi ce par quoi les choses se révèlent, est réputé comme « droit ». Il y a connotation entre droit et droiture, gauche et tortueux. C’est la droite qui gère et c’est la gauche qui conteste – ce qui n’est pas une idée nouvelle, on le voit. L’ordre est du côté droit, et donc le divin, le raisonnable. À gauche, le sentiment, l’irréflexion, l’instinct. Nous touchons là à un domaine d’anthropologie générale fondée sur l’opposition inhérente au dualisme.
« À la droite du Christ »
Or nous avons constaté que, dès les premières représentations de la Crucifixion que nous possédons, le tableau s’organise autour de l’axe de la croix d’une façon qui ne cessera plus de prétendre à une symétrie symbolique. Les deux larrons se prêtent admirablement à cette construction et c’est d’ailleurs eux qui semblent apparaître primitivement autour de Jésus, avant même les deux soldats, la Vierge et Jean. C’est le cas, par exemple, de la Crucifixion sculptée sur la porte de Sainte-Sabine à Rome au VIe siècle. Naturellement le bon larron sera à la droite du Christ et le mauvais à gauche, encore que durant un temps assez long ils soient quasiment indifférenciés et que leurs attitudes soient pratiquement neutres. La Vierge, elle, sera immanquablement à droite, ce qui rejettera Jean à gauche, encore qu’il soit clair que Jean, le disciple bien-aimé, n’avait a priori aucune raison symbolique de se retrouver du côté sinistre, fut-ce pour des besoins de composition. On voit d’ailleurs que les artistes ont hésité, comme c’est le cas sur la sculpture du coffret d’ivoire actuellement au British Museum de Londres, et qui date du VIe siècle, où l’on voit Marie et Jean à droite du Christ – de même que Judas pendu, il est vrai !
Autre constatation : il existe des Crucifixions contemporaines de celles que nous avons citées où Jésus crucifié porte une tunique droite sans manche, où l’échancrure à l’aisselle est donc semblable des deux côtés, et où néanmoins, sans que la nécessité vestimentaire apparaisse, le coup de lance est, malgré tout, porté du côté droit. Dans ce cas, le raisonnement inverse pourrait être évoqué, en appuyant l’argumentation sur le porte-éponge, cette fois. Le vin aigre est celui de l’Ancien Testament que le Christ par sa mort changera en vin nouveau. Et donc le vin aigre sera à la gauche, et le vin nouveau, le sang du Christ jaillissant de son côté ouvert, sera à droite ; d’où les positions respectives des deux soldats (cf. la vigne que « la droite de Dieu a plantée »).
Gabriel Millet, dans son ouvrage classique, Recherches sur l’iconographie de l’Évangile aux XIVe, XVe et XVIe siècles (2), suppose que l’Évangile de Nicodème fut à la base de la blessure à droite. Il écrit : « Sur l’ivoire du British Museum, Jean et Marie se tiennent à gauche et Jésus reçoit le coup en plein cœur (de même que dans l’Evangile de Saint.-Gall et le manuscrit Gabbay). Mais ensuite, l’apocryphe apprit aux iconoclastes à ouvrir la blessure sur le flanc droit. Aussi, dans les psautiers Chludov, ont-ils simplement retourné le modèle hellénistique » (p. 436).
Outre le fait que l’Évangile de Nicodème, appelé aussi les Actes de Pilate (vraisemblablement VIe siècle), parle du « flanc gauche » (Codex C-XI, 2) sauf dans la version éthiopienne et la liturgie de Chrysostome, nous rappellerons que sur l’ivoire du British Museum que nous avons évoqué précédemment, le personnage qui se tient à la gauche du crucifié esquisse un geste qui pourrait bien effectivement être celui de Longin s’il portait une lance aujourd’hui disparue. Néanmoins, il ne saurait s’agir, dans les psautiers de Chludov, d’une simple inversion de ce modèle – d’ailleurs unique -, la tête de Jésus qui était droite sur notre ivoire, se retrouvant ici penchée sur le côté droit. Enfin, aucune tradition de la blessure au flanc gauche du Christ ne peut être avancée, à une époque ou à une autre, hellénistique comprise, alors que la blessure à droite est une tradition généralisée des origines du crucifix à nos jours. La représentation de Longin à gauche (sans qu’il y ait d’ailleurs blessure) de l’évangéliaire irlandais du VIIIe siècle actuellement à Saint-Gall (Suisse) et celle du manuscrit Gabbay sont de réelles exceptions qui, de toute manière, sont postérieures à la fixation de la blessure au côté droit.
De beaucoup plus significative est l’apparition au Xème siècle d’un personnage féminin situé « à droite du Christ et recueillant le sang de la blessure dans une coupe. C’est le cas de l’ivoire du manuscrit 9453 de l’Ecole de Metz, actuellement à la Bibliothèque Nationale de Paris, d’une autre ivoire de la même école, visible au Musée du Borgello à Florence ou encore, plus tardif, de l’Évangéliaire de l’Abbesse Theophano à la Cathédrale d’Essen (milieu du XIème siècle). Ce personnage féminin est l’Église, Ecclesia, qui apparaît au pied de la croix, à côté de Marie, souvent entre la Vierge et Longin, à une époque où le mystère de la Transsubstantiation agitait fortement les esprits – et qui devait aboutir au Dogme de la Transsubstantiation, en 1215, lors du Concile de Latran. C’est d’ailleurs vers 1180-90 que le Graal de Chrétien de Troyes reprendra la tradition orale du Sang Real, le Sang Royal du Christ, recueilli dans la coupe par la Dame Église, déformé phonétiquement en San Greal, d’où Saint Graal.
En fait, le jet de sang recueilli dans la coupe est antérieur à l’apparition de la coupe dans les représentations de la crucifixion. Dans le Sacramentaire de Gellone, datant du VIIIe siècle, actuellement à la Bibliothèque Nationale de Paris, le sang jaillit du côté droit et tombe en un jet puissant sur le sol. Il en va de même, taillé dans l’ivoire, sur cette belle plaque conservée au Kaiser Friedrich Museum de Berlin (IXe siècle) mais là ce sont également les deux mains qui saignent. De chaque blessure sortent trois jets ondulés bien distincts.
De sang et eau
Il est concevable que l’artiste, en présence de ce jet de sang, qui l’obligeait à reculer la Vierge sur la gauche de la représentation eut l’idée de recueillir ce sang, et comme ce ne pouvait être Marie elle-même qui tint la coupe, ce fut soit l’allégorie de l’Église, soit un ange, à moins que le sang ne s’écoulât sur le crâne d’Adam situé au bas de la croix. Ce n’était, en fait, que l’illustration de la pensée paulinienne : le sang du Christ qui est recueilli par l’Église est l’Eucharistie ; le crâne d’Adam est le vieil homme déchu que le baptême change en l’homme nouveau dont le Christ est le modèle. Ainsi s’éclaire d’ailleurs le mélange de sang et d’eau issu du côté transpercé, selon le texte de Jean, le sang étant l’Eucharistie et l’eau le Baptême. La fonction symbolique, voire parabolique de ce jet est d’ailleurs d’autant plus évidente que l’Evangéliste affirme que Jésus était mort avant le coup de lance. Or un cadavre ne saigne pas.
Toutefois, si nous considérons l’Évangile dit de Saint Gauzelin, actuellement à la cathédrale de Nancy, et la Bible d’Alcuin, à la Staatliche Bibliotek de Bamberg, nous trouverons en ces ouvrages du IXe siècle deux représentations graphiques très voisines l’une de l’autre qui nous montreront que, dès cette époque, la leçon de la blessure à droite et de la coupe était déjà fortement intégrée dans le symbolisme chrétien, la représentation du Christ en croix étant elle-même absente de ces deux figures. Nous les décrirons ainsi : aux quatre coins d’un rectangle sont les quatre évangélistes en médaillon. Un losange, dessiné à partir du milieu de chaque côté du rectangle initial, abrite les quatre vivants d’Ezéchiel et de l’Apocalypse, disposés chacun à un angle de ce losange. Au centre, dans un cercle, se tient l’Agneau nimbé, avec à sa droite une coupe. La lance et le bâton porte-éponge se croisent en diagonale sous la figure de l’Agneau, formant ainsi une croix de Saint-André, la lance portant du côté gauche de la représentation vers la droite, et l’éponge allant inversement de la droite vers la gauche.
On notera, dès cette époque, la position réitérée de la lance et de son pendant, la coupe à la droite de l’Agneau, et les quatre vivants dessinant la croix, montrant ainsi, d’une manière voilée, ce que le siècle suivant décrira plus précisément en personnifiant l’Église auprès du crucifié au côté droit transpercé.
Comme on le voit, il ne s’agit toujours pas nommément du cœur du Christ, ce qui fit supposer à quelques-uns que le coup avait été porté à droite afin, précisément, de ne pas endommager le cœur, ce qui eut été sacrilège. D’autres, s’appuyant sur le fait que la mort lors de la crucifixion arrivait finalement par asphyxie, avancèrent l’idée que le coup de lance était porté afin, en perçant le poumon, d’en libérer le sang qui finissait par l’obstruer, et ainsi d’obliger le supplicié à survivre plus longtemps. Dans ce cas, la blessure aurait pu être infligée aléatoirement à droite ou à gauche, ce qui n’apporte rien à notre sujet.
Or qu’écrivent les grands noms de la fin du XIe siècle et de la première moitié du XIIe siècle ? Bernard de Clairvaux : « Le fer a eu accès à ton cœur pour qu’il sache désormais compatir à nos infirmités… Par les ouvertures du corps vous ont été découverts les secrets du Cœur, et le grand sacrement de la bonté » (3). Guillaume de Saint Thierry : « C’est tout entier que je désire voir et toucher, plus encore m’approcher de la sacro-sainte blessure de son côté, de cette porte de l’arche faite au flanc, non pas seulement pour y mettre mon doigt ou ma main, mais pour entrer tout entier jusqu’au Cœur même de Jésus » (4). Et ailleurs : « Que par la porte ouverte, nous entrions tout entier jusqu’à votre Cœur, Jésus ! » (5). Pour ceux-là, qui représentaient la meilleure pensée de l’Eglise de leur époque, et dont l’influence était considérable, il ne faisait aucun doute que la blessure avait été faite à hauteur du cœur, et pourtant, ils avaient eux aussi, tout comme nous, la vision de l’ouverture à droite. Quelle était la signification profondément et volontairement cachée de cette énigme, véritable clé de tout l’hermétisme chrétien ?
Il fallut attendre quelques lustres pour que la signification intime de cette blessure au côté droit découvrît sa dimension véritable. Et, de fait, il fallut l’influence de la kabbale sur quelques chrétiens du XVIe siècle pour que le rapport entre le corps du crucifié et l’homme séphirotique découvrît soudain tout son sens. C’est ainsi que Johann Albrecht Widmanstetter (1506 – 1557), élève de Reuchlin, écrivit dans le Novum Testamentium Syriace (Vienne, 1555) : « Saint Jean monté au calvaire avec son disciple Prochore, put contempler, de ses yeux comme en esprit, le sacrement des cinq blessures insignes : Trinité indivisible dans la tête ceinte d’épines, la Bonté dans la main droite, dans la gauche la Rigueur, dans chacun des pieds le symbole subalterné, et dans le côté ouvert la Beauté divine attirant à elle le calice lunaire » (folio 101). Ce même folio contient d’ailleurs une illustration de la vision de saint Jean, soulignant les correspondances entre les dix Sephiroth et les parties du corps crucifié de Jésus.
Du point de vue métaphysique
Ce texte est essentiel, même s’il n’approche que partiellement de la solution globale qui nous concerne. En effet, il relie le mystère de la mort du Messie à la mystique juive, et nous laisse entendre ce que les judéo-chrétiens à l’époque des premières réflexions sur le « scandale » du Golgotha avaient pu symboliquement saisir de cet événement. Jean insiste de manière redoublée : « Celui qui a vu en rend témoignage, – un authentique témoignage, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez » (Jean, 19-35). Et pourquoi insiste-t-il donc tant ? Pour témoigner que le soldat ayant percé le côté de Jésus, il en sortit du sang et de l’eau. Preuve de la mort réelle du Christ, pensera-t-on, au cas où certains pourraient supposer que le supplicié n’était qu’évanoui, contestant ainsi la Résurrection. Mais cette raison, si elle peut expliquer le geste de Longin, est insuffisante du point de vue métaphysique qui nous occupe. Et c’est Jean lui-même qui nous dit pourquoi ce témoignage et métaphysiquement essentiel. Il cite Zacharie 12, 90 : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé », citation qu’il faut replacer dans son contexte : « En ce jour-là, j’entreprendrai de détruire toutes les nations qui viendront contre Jérusalem. Mais je répandrai sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de bienveillance et de supplication. Ils regarderont vers celui qu’on a transpercé ; ils feront sur lui la lamentation comme on fait pour un fils unique et ils le pleureront comme on pleure un premier-né » (Zac, 12-9,10). Et plus loin : « En ce jour-là, il y aura une source ouverte à la maison de David et aux habitants de Jérusalem, pour le péché et l’impureté » (Zac, 13-1).
Jésus, « le fils unique » (en tant que deuxième personne de la Trinité), le « premier-né » (en tant qu’Adam régénéré et rédempteur), parce qu’il est transpercé répand sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de bienveillance, une grâce. Ce sera « une source ouverte » pour laver le péché et l’impureté. Telle est la signification que Jean propose de cette blessure au côté : c’est une source de grâce. Or de quel côté est la grâce, la bonté, dans la pensée juive de l’époque et de toujours ? À droite. Les dons d’amour de l’Éternel viennent de Sa droite. C’est à Sa droite que seront placés les élus. Et, plus tard, dans la kabbale, la séphira de droite correspondant au côté droit de la poitrine est Hesed, la miséricorde. Eut-on blessé le Christ de l’autre côté, du côté de Din, que la source engendrée par la blessure eut été celle de la rigueur. Tout le projet rédempteur fondé sur l’amour eut été changé en la colère divine (6).
Et, dès lors, toute la lecture de la Crucifixion et du crucifix s’éclaire à la lumière du schéma séphirotique, la couronne d’épines n’étant autre que Kether, les pieds étant le Malkuth, Jésus ayant reconquis l’Homme d’avant la Chute et faisant ainsi le pont entre l’Eden et la Jérusalem Céleste, ce par quoi il est effectivement pontifex. Et cette lecture est mystique, au sens de qui est relatif aux mystères, le christianisme ayant été dés ses origines une religion à mystéres, et donc une religion à fonctionnement initiatique. Il s’agit, à l’image du Christ, de revenir à l’Homme Premier en partant du Crâne, c’est-à-dire du vieil homme déchu que le sang et l’eau ont ressuscité de cette mort qu’est la faute originelle, ce qui correspond aux Petits Mystères ; puis d’approcher de la communion avec le divin.
L’image de Jésus crucifié n’est donc pas seulement une illustration pieuse mais le schéma initiatique lui-même qui permettra au chrétien de se transformer, puis de tenter la fusion intime, passant ainsi de l’Alliance aux Noces, l’Alliance étant l’accord de Dieu et de l’homme pour que le Retour à l’Homme d’avant la chute soit possible, les Noces étant l’état auquel peut parvenir l’Homme réalisé en s’abandonnant à Dieu. En cette perspective en deux temps, la Grâce est essentielle, la blessure portée par la lance est première. On se demandera, dès lors, ce qu’est cette lance, elle qui vérifie la mort et provoque une surabondance de vie. Et d’abord, de quelle mort s’agit-il, sinon de la mort du moi, de l’individuel, du psychologique, alors que la vie dont il est question ici est celle du Soi, à l’intérieur et au-delà de la conscience de chacun. Et donc c’est parce que l’on a pu se dénuder, ôter les oripeaux qui recouvrent notre Être, que la lance peut frapper et que, hors de notre carapace, pourra s’écouler la grâce de notre Soi baignant ainsi tout notre moi pour le purifier et le ramener à son origine.
Notons-le, c’est par l’approfondissement de ce coup porté à droite que toutes ces notions initiatiques prennent naturellement leur place dans la conception à la fois chrétienne et universelle de la rénovation de l’Homme ou, si l’on préfère, de son redressement. Comme on le voit, il ne s’agit pas ici seulement de salut, conception exotérique s’il en est, mais de ré-incarnation de l’homme dans sa gloire jadis perdue, ce que Paul a fort bien compris lorsqu’il dit : « Nous sommes nés corps corruptible ; nous devons renaître corps incorruptible ». C’est du « corps de gloire » qu’il est question, de ce corps spirituel que préfigure le Christ ressuscité avant sa remontée vers le Père.
Et ici, au cœur même du caractère particulier de la tradition chrétienne, retrouvons-nous une conception plus générale, ce qui n’étonnera pas, car c’est dans l’affirmation vécue de la tradition qui lui est propre que l’homme découvre la Tradition en toute son étendue et toute sa profondeur. Ainsi, comme on demandait à Ramana Maharshi comment il pouvait dire « que le cœur est à droite alors que les biologistes le trouvent à gauche » (7), Shrî Bhagavân répondit : « Ils ont raison ; le cœur physique est à gauche. Mais le cœur dont je parle n’est pas physique et il est à droite. J’en ai l’expérience et je n’ai pas besoin qu’on me le confirme. Cependant vous pouvez en trouver la confirmation dans un livre de médecine ayur-védique en malayalam, et aussi dans la Sitâ-Upanishad ».
Frédérick Tristan est écrivain. Il a reçu de nombreux prix dont prix Goncourt en 1983 et le Grand prix de littérature de la Société des Gens de Lettres en 2000
- Longin : du grec longké qui signifie « lance »
- 1916 – Paris
- Saint Bernard – Sermo, LXI-4 –
- G. de Saint Thierry – De contemplando Deo –
- Idem – Meditativae orationes, VI.
- L’ange Michaël a été nourri du lait de la quatrième séphira, Hesed. C’est lui qui, avec sa lance, transpercera le dragon (W. Lueken – Michaël – Göttigen, 1838 – p31)
- L’enseignement de Ramana Maharshi – Paris, 1972
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Bonjour
Je vous remercie de ces informations sur l’évolution des représentations du Christ en croix. A vrai dire je ne me suis jamais posé la question de savoir pourquoi le coup était porté à droite ou à gauche. Une lance atteindra sa cible quel que soit le côté. Mais ce qui m’interroge c’est pourquoi, dans 80% ou 85% des cas (en Europe) je constate que s’il y a trois clous, il y a un coup de lance et s’il y a quatre clous, il n’y a pas de coup de lance. Chaque fois que je peux je pose la question mais personne ne sais me répondre, qu’il soit religieux ou guide touristique.
Auriez-vous une réponse à cette question que je me suis posée à nouveau en visitant le 20 janvier 2024, avec une très bonne guide la collégiale de Champeaux.
Merci de votre renseignement si vous pouvez me trouver l’explication.