« Ce jour-là, 14 décembre 1984, drame, accident, tragédie ? » Une mère, Griselda, noie ses deux garçons, Sacha et Boris, dans la baignoire de sa petite maison. Seule la fille, Flavia, partie à l’école, échappe au malheur. Avec des mots justes, jamais pesants, jamais mélodramatiques, toujours délicats et pudiques, Laura Alcoba, qui a croisé la route des acteurs de cette histoire, tente une forme de reconstitution des événements successifs qui ont amené à ce double infanticide que rien n’annonçait.
« Pour les autres, ce n’est qu’un fait divers » admet Flavia face à Laura, la narratrice. Un malheur qui ébranlera d’autant plus sensiblement Laura qu’elle gardait le souvenir des victimes de ce « jour-là » et de Flavia, l’enfant qui a survécu. Les parents de Flavia, Griselda et son mari Claudio, ancien révolutionnaire péroniste, accueillirent dans l’est parisien le père de Laura enfui d’Argentine pour échapper, lui aussi, aux généraux factieux des années soixante-dix. Un exil que Laura avait si délicatement évoqué dans ses précédents textes, que ce soit dans Manèges en 2007 ou Le bleu des abeilles en 2013. Deux exils identiques qui cimentent une amitié. Griselda et Claudio se réfugieront dans une petite annexe-conciergerie, la loge d’un lycée de la capitale que leur trouvera un prêtre argentin, bienveillant et bienfaiteur. Un abri minuscule où parents et enfants – et occasionnellement le père de Laura – vivront et dormiront les uns près des autres, les uns sur les autres, au vrai sens, dans des lits superposés bricolés par Claudio.
« Je n’y vois pas qu’un fait divers, je vous connaissais, j’aimerais comprendre » répond Laura à Flavia, convaincue qu’elle se doit de faire un récit de ce voyage au bout de la nuit d’un certain hiver 84 […] pour aller au plus près de ce qui leur est arrivé, sans leur faire mal, sans ajouter de la douleur à la douleur. Mais certaine aussi qu’il faut que j’aille au bout de ce que j’ai entrepris, que j’aille au bout de cette tentative pour comprendre leur histoire. »
Laura reconstituera le fil des événements qui a conduit au malheur familial et tentera de construire un récit tissé des confessions, des interrogations, des aveux de ces deux femmes qu’elle rencontrera tour à tour dans un café parisien, le « Bûcheron », théâtre de mots indicibles si profondément enracinés dans une forêt de secrets, de souvenirs enfermés et de mémoire refermée, quarante ans après le crime, quarante ans après le procès. Des paroles libérées, soigneusement retranscrites et consignées par Laura, sous le regard attentif et anxieux des deux femmes, dans de multiples carnets de notes, substance du livre à venir.
Griselda est une maman tourmentée et perdue jusqu’à être sourde, un matin, aux appels inquiets de sa fille Flavia qu’elle doit emmener à l’école. Griselda : une enfant adorée par son père – « Griseldita, mi amor » -, mais méprisée par sa mère, la « MADRE », mère majuscule de toutes les injustices, qui lui préférait sa sœur cadette, cheveux blonds et peau diaphane, entre elles deux « le jour et la nuit » disait-elle méchamment dans le cercle de sa famille et de ses amis. Les pensées suicidaires commenceront alors à hanter Griselda. Au tribunal, elle l’avouera : « Plusieurs fois j’ai voulu mourir, jusqu’à me tirer une balle dans la tête. Mais même ça, ça n’a pas marché. ».
Quant à Flavia, se dit Laura, « [elle] avait beau avoir quarante ans, devant moi, ses yeux en avaient six. Nous étions au « Bûcheron » le 1er novembre 2018, mais Flavia me parlait depuis le 14 décembre 1984. Et après avoir livré ce qu’elle en avait gardé, elle s’est tue. Comme si son silence était un écho de ce jour-là. » L’écho renvoyé par un mur qui finira par fendre : « Pour elle, c’est une nécessité. Elle me l’a dit dès notre premier rendez-vous. Ce jour-là, pendant longtemps, n’a été dans sa mémoire qu’un éclat de roc muet, mais depuis quelques mois enfin elle ose le regarder. Le nommer. »
Après Flavia, après Griselda, Laura rencontrera Colette, l’institutrice des premiers bancs d’école de la fillette, celle que Flavia ne cessera de nommer « Maîtresse » sa vie durant avec une affectueuse et tendre reconnaissance. Une femme, quarante ans plus tard, « qui n’en finissait pas de sourire, […] j’avais devant moi une petite-fille de quatre-vingt-dix ans, […] captivée que j’étais par la lumière qui émanait [d’elle] » s’émerveillera Laura. Une femme qui n’aura jamais quitté la chaleur de son époux René et qui scelleront tous les deux une alliance pour la vie, couple solaire et deuxième foyer de Flavia. Ils prendront vite en effet sous leur aile la petite fille, désemparée comme nulle autre dès les premiers jours du drame et cherchant à comprendre ces adultes qui lui cachent quelque chose : un papa venu la chercher après le meurtre accompli, qui surgit à l’école, le visage étrangement inexpressif, une maîtresse, informée du drame, qui la retient plus que de raison dans la classe à faire des exercices de mathématiques après le départ de ses petits camarades.
« On avait pris la petite presque tous les week-ends et pendant toutes les vacances scolaires, on était tout le temps là » racontent Colette et René. Ils emmèneront Flavia découvrir de multiples paysages : la mer à Trouville et à Cherbourg, la forêt à Fontainebleau et à Chantilly, des lieux qui aimanteront la fillette, décors d’ombres et de magie où se laissent découvrir lacs vaporeux et vieilles demeures, étangs de Commelles ou château de la Reine Blanche – « un site qu’on n’oublie pas, sans doute parce qu’il ressemble à l’enfance » -, des lieux de contes de fées, propices à ces histoires « qu’on peut lire et reprendre, encore et encore, pour tenter de percer à jour le mystère qu’elles renferment.[…] Il n’y a que là que l’incompréhensible peut essayer de se faire une place, là qu’il peut être recueilli dans son petit creuset. Pour que nous puissions tout de suite ou plus tard, essayer de le regarder. »
Le mystère, Flavia ne cessera de vouloir le pénétrer, se l’expliquer et le surmonter. Comment Griselda, « mère présente, aimante, très aimante » répètera-t-elle à Laura, a-t-elle pu, telle une nouvelle Médée, en arriver à cette extrémité, à cet acte terrifiant qui allait l’enfermer dans les murs d’une prison ? Une prison où elle sera recluse neuf mois seulement, les jurés choisissant de la diriger vers un hôpital psychiatrique, convaincus des mots chargés d’humanité et de clairvoyance d’une avocate qui avait bien perçu qu’il fallait donner « sa chance à Flavia, [qui] était là, vivante, […] avait survécu à ce jour-là. Et elle avait besoin de sa mère. […] Au plus noir, au bout de l’horreur, le pari de l’amour et de la vie.»
Dernières pages, derniers mots d’un livre sobre et poignant, vibrant d’amour, comme sait nous les offrir Laura Alcoba.
Par la forêt de Laura Alcoba, Gallimard, collection Blanche, 187 p., ISBN 978-2-07-294130-6, prix : 18.50 euros. Parution : 13 janvier 2022
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