Les croissants et constants taux d’abstention aux élections en France peuvent être perçus comme le signe majeur d’une désaffection grandissante des électeurs pour un processus démocratique, le suffrage universel, dans lequel beaucoup d’entre eux, anonymes et « invisibles », ne se sentent plus représentés et entendus, voire tout simplement écoutés.
« La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires, par le dédain de vies jugées sans relief » écrit Pierre Rosanvallon, professeur d’histoire contemporaine au Collège de France, dans « Le Parlement des invisibles ».
Ce désenchantement vis-à-vis du politique et l’intérêt marqué pour les mouvements populistes manifestent tout à la fois rancœur, frustration et révolte face au mépris, au mieux à l’indifférence et à la surdité des classes dirigeantes issues des urnes. Le moment électoral mime un court instant la proximité entre élus et électeurs et le temps gouvernemental qui y succède en instaure à nouveau et irrémédiablement l’éloignement, ce que Pierre Rosanvallon appelle la « mal-représentation ». Il y a donc urgence, selon lui, à refonder la démocratie, qui doit être l’image de la multiplicité sociale et de la diversité du peuple.
Au XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe, le capitalisme a donné naissance à des classes sociales aisément identifiables (ouvriers, patrons) et clairement représentées (syndicats, corporations). Cette distinction dans la sociologie professionnelle n’est plus aujourd’hui de même nature, le cadre de travail s’étant sensiblement modifié, qui plus est, dans un environnement technologique sans précédent.
« La gestion de l’ouvrier-masse de l’ère fordiste a cédé la place à une valorisation des capacités individuelles de création, d’engagement et de réactivité [qui] sont devenues des facteurs essentiels d’efficacité. Le travail s’est de la sorte davantage singularisé » écrit P. Rosanvallon. Plus que jamais, le travail est aujourd’hui affirmation de soi, accompagné d’une reconnaissance d’autant plus attendue et forte.
En 1789, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen soulignait que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seuls cause des malheurs publics et de la corruption des gouvernements. » La démocratie n’est pas que le simple droit de vote, elle est aussi prise en compte, attention aux autres, participation de tous les citoyens.
La période contemporaine semble l’avoir oublié, selon P. Rosanvallon, à l’inverse d’un XIXe siècle où l’on a vu fleurir nombre de publications ouvrières et artisanes et beaucoup de brochures qui dépeignaient le quotidien des travailleurs où collaborèrent Balzac, Nodier, Zola, Daumier, Gavarni. Les écrivains et artistes de l’époque étaient nourris d’enquêtes sociales qui alimentaient créations romanesques et iconographie. Les artisans et ouvriers eux-mêmes s’exprimaient aussi, et leurs poèmes ou chansons trouvaient un écho exceptionnel aux quatre coins du pays.
Ainsi le cordonnier Savinien Lapointe ou le tisserand Magu, vanté par George Sand, écrivaient poèmes et chansons qui trouvaient un écho exceptionnel aux quatre coins du pays. « À défaut de représentation politique, les ouvriers ont créé une représentation poétique » a écrit Eugène Sue. Et bien avant d’avoir obtenu le droit de suffrage, le monde ouvrier s’était ainsi doté de journaux – en France : L’Artisan, L’Écho de la fabrique ou La Ruche populaire – pour faire connaître les réalités du travail.
En Grande-Bretagne et aux USA, l’attention était la même, avec Dickens, Thakeray et, beaucoup plus proche de nous, George Orwell (Dans la dèche à Paris et à Londres), Upton Sinclair (La Jungle), Ralph Ellison (Homme invisible, Le roman comme fonction de la démocratie américaine), John Steinbeck (Les raisins de la colère), James Agee (Louons maintenant les grands hommes). Aux États-Unis, pendant et au sortir de la crise économique de 1929, les programmes de la Farm Security Administration et de la Federal Writer’s Project permettront, sous la plume des écrivains et l’œil des photographes, de dresser un vaste tableau sociologique et économique du pays.
En France, dans la période actuelle, les courants littéraires, philosophiques et sociologiques attachés à la représentation des plus humbles et des plus obscurs se sont fait jour, nous dit Pierre Rosanvallon, après la sécheresse théorique des années 60 à 80 (Robbe-Grillet, Althusser, groupe Tel Quel ). Et l’on voit de plus en plus apparaître une authentique image des acteurs du quotidien sous la plume investigatrice d’une Annie Ernaux (Regarde les lumières, mon amour), d’un Pierre Michon (Vies minuscules), d’un Jean-Christophe Bailly (Le Dépaysement, voyage en France), d’un Pierre Bourdieu (La misère du monde), d’un Michel Foucault (qui lança la collection Les vies parallèles), d’un Michel de Certeau (Invention du quotidien).
Pour redonner vie à ces existences mises à l’écart, Pierre Rosanvallon, pendant trois ans, de 2014 à 2016, par la médiation et le support de diffusion d’un site internet relayé par une collection d’ouvrages – « Raconter la vie« , vingt titres environ parus entre ces deux dates, édités par les Éditions du Seuil -, avait proposé de laisser la parole aux écrivains, sociologues et journalistes mais aussi aux acteurs d’expériences ignorées, qui ont été autant de témoignages de destins singuliers ou ordinaires, au sein d’une forme de « Parlement des invisibles » qui a eu ainsi un double rôle de « lieu » et de « lien » :
« Pour mener à bien cette entreprise, il fallait diversifier les écritures, décloisonner les disciplines, abaisser la barrière entre la littérature et les sciences humaines. C’est pourquoi quatre types d’auteurs ont été sollicités. De simples témoins anonymes d’abord, capable de faire partager une vie emblématique d’un milieu considéré comme significatif. La mise en place d’un site internet pour recueillir ces témoignages a permis en effet d’avoir le levier en la matière par rapport à la limitation du nombre de livres qui pouvaient être publiés dans ce registre. Des plumes de journalistes d’investigation et d’immersion (dont Florence Aubenas avait exemplairement montré la puissance dans son « Quai de Ouistreham »). Des travaux d’historiens ou de sociologues ayant accepté de faire un pas de côté encore. Des contributions de romanciers enfin, le projet ayant notamment bénéficié du soutien de François Bégaudeau, Cécile Coulon, Annie Ernaux et Maylis de Kerangal.[…] En substituant à l’affrontement des slogans une attention aux réalités, [ce projet aura aidé] le pays à sortir des peurs et des fantasmes qui le minent. Il participe ainsi à la refondation d’une démocratie aujourd’hui dangereusement fragilisée » conclut Pierre Rosanvallon, ajoutant :
« Le mouvement des Gilets jaunes de l’hiver 2018-2019 a, depuis, illustré de façon éclatante l’importance de cette nouvelle appréhension du social par les acteurs eux-mêmes. »
Le Parlement des invisibles : déchiffrer la France de Pierre Rosanvallon, Éditions du Seuil, 2014, éd. augmentée et mise à jour en janvier 2020, 168 p., ISBN 978-2-37021-016-6, prix 3.50 euros.
À lire également : Petite sociologie des gilets jaunes.
Lien de la collection parue entre 2014 et 2016: https://www.seuil.com/collection/raconter-la-vie-3873