Soit un village d’Auvergne, au cœur de la France, avec ses hauts et ses bas, ses riches et ses pauvres, son bistrot, dernier estaminet après l’exode rural, l’école communale, l’instituteur et le curé, un sculpteur façonnant la glaise pour les gens de passage, des touristes, un peintre du dimanche promis à la gloire, un héros de la Résistance, taiseux opiniâtre, et même un SDF, du tout-venant d’humanité.
Balayé par les quatre saisons, le voici donc, ce village archétypique, « un poing serré », ainsi que le définit son chroniqueur, Jean-Noël Blanc, écrivain prolifique vivant à Saint-Étienne, dont il a su exalter la Légende des cycles (Le Castor Astral, 2003) et qui invente ici un genre littéraire des plus séduisants, le « roman-par-nouvelles ».
Il lui suffit de parcourir les rues et sentiers du bourg pour épingler quelques figures marquantes à travers de plaisantes historiettes et voilà brossée toute une galerie humaine en maintes facettes. Il n’aura plus, en fin de parcours, qu’à rassembler ses dés et les divers types qu’il a campés pour nous donner, dans une belle unité, un récit fort bien charpenté. Laissons-le parler de son pays, cette Auvergne qui s’ouvre, abruptement, sur une ferme isolée où vivent un père et son fils – la mère étant morte – en un laborieux isolement paysan, un mot que l’auteur aime psalmodier :
« Son père, son grand-père, ses oncles : paysan, paysan, paysans ».
Avec une culture qui n’est pas l’apanage de ceux qui sont passés par l’école, car ce milieu paysan « a cette intelligence qu’on ne trouve pas dans les livres ». Et donc, au premier temps de ce récit, l’auteur nous campe un héros de la Résistance comme on n’en imagine pas, un homme simple et taiseux dont la tête « n’est pas faite pour les choses compliquées ». Le voilà retiré et seul, après le décès de son père qui fait suite à la mort de sa mère, « dans cette ferme accrochée aux terrasses de pierres sèches qui entaillent le flanc sud d’un mont. Personne alentour. Le vent dur, qui bouscule la nuit, les arbres têtus, qui s’accrochent à la pente, et le silence, qui creuse le ciel : rien d’autre… Reste le travail. »
C’est ce gîte des plus isolés dans la montagne qui va devenir, avec l’accord du taiseux, un haut lieu de la Résistance qui, sur ce plateau de France, essaima tant de maquisards. L’auteur, qui a un œil de peintre, décrit ce qui va devenir la meilleure cachette des Résistants à l’occupation allemande : c’est une bauge. Le sol de terre battue, la pénombre tout le jour dans la pièce commune, l’œil crevé de la fenêtre étroite creusée dans le mur, les peintures boucanées, des poules devant le buffet, et des draps qu’on devine gris, là-bas, dans l’alcôve.
Alors quand l’officier allemand se présente devant le massif paysan auvergnat dont la ferme est cernée par tant de soldats prêts à liquider ce nid de rebelles, quand ce « petit lieutenant tout neuf, tout jeune, tout propre » pénètre dans ce taudis reculé, face au géant qui ne dit rien, mais lui tend un verre de vin où barbote une mouche bleue, comme bleue est la peur qui saisit les maquisards cachés sous le lit et au grenier et se sentant perdus, tandis que l’on n’entend que « la respiration épaisse et lourde d’Amédée, qui fait un bruit de bête », que peut-il arriver ? Le dégoût de cet Oberleutnant si distingué et raffiné qui délaisse l’offrande répugnante, rengaine son pistolet, tourne les talons et ordonne à ses hommes de repartir.
Le sang-froid d’Amédée et sa haute sagesse en font un héros de la Résistance, que la ville, après la Libération, voudra honorer en installant dans son nid d’aigle l’eau courante, l’électricité et le téléphone, mais cet homme exemplaire ne saura commenter son acte héroïque qu’en jugeant avec mépris l’occupant nazi : « un petit péteux », telle sera son unique parole, et ce sera le titre de cette histoire primordiale, l’un des meilleurs récits de ce livre prolifique en contes et légendes d’un lointain pays : ce terroir auvergnat que sert si bien Jean-Noël Blanc.
Mais il y aussi bien des truculences et des bonheurs de vivre. Comme le portrait d’une drôle de couturière qui reçoit, chaque mois, un petit paquet contenant on ne sait trop quoi, ni pourquoi. « Je fais ma petite couture », se contente-t-elle de dire. Mais Mademoiselle Martineau qui, avant-guerre, fabriquait en grand mystère des lanières de cuir dont elle se gardait bien de dénoncer l’utilisation punitive à l’égard des fesses enfantines, se retrouve au chômage à la Libération : la France a trop souffert pour éveiller les enfants à la douleur. C’est là qu’intervient l’ingéniosité de la couturière, en bonne paysanne madrée. Le martinet n’a pas dit son dernier mot : maintenant elle travaille avec des lamés, du linon, de la tarlatane, du shetland, et lorsqu’elle trouve du cuir dans les cartons qui lui arrivent, ce n’est plus la matière rêche et grossière qu’elle détestait, c’est du chevreau. Elle le fait sentir à son chat, elle lui en vante la délicatesse, et pendant de longues minutes elle laisse l’animal mordiller les lanières pour rendre leur extrémité inégale, grumeleuse, irrégulière et légèrement noueuse : exactement ce qu’il faut pour mieux marquer les peaux tendres et secrètes au cours de jeux amoureux coquins.
Écriture précise, précieuse, délicieuse que celle de Jean-Noël Blanc, qui renvoie, certes, à Maupassant, le plus grand nouvelliste français, mais aussi, sans doute, à Marcel Aymé et son ironie ou cinglante ou grinçante. Les récits et portraits sont rythmés par les saisons, comme dans la musique descriptive de Vivaldi : le vent, l’orage, l’automne, l’hiver et, enfin, le printemps, tout cela avance « à grandes brides » ou à « talons hauts », le sculpteur n’a qu’un seul talent, celui d’attirer les femmes qui posent pour lui, le peintre du dimanche finit par triompher dans les galeries lyonnaises, le café « Chez Magloire » engrange les petits potins et les méchantes blagues, tandis que le « pauvre squatteur de la ville » affronte l’hiver rigoureux en ce pays de neige : non, il ne passera pas l’hiver, car « c’est en hiver qu’il faut prendre la mesure exacte de ce pays d’hommes rudes qui se taisent plus qu’ils ne parlent ». Mais, par chance, l’auteur de ce livre attachant qui se veut chronique d’un village n’est pas de ces taiseux. Lui parle haut et révèle, sous les pierres froides ou sèches, une pleine plage de chaleur humaine.