Il n’est pas rare de lire ou d’entendre, ici ou là, des politiciens, relayés par quelques journalistes ou chercheurs, rapporter, et même radoter, que « la prison est une nécessité de la République ». Cet énoncé associant la pénalité à l’emprisonnement dans des liens confraternels et insécables est au demeurant typique et éculé, puisqu’il remportait déjà un franc succès dès la naissance de la prison pour peine, au sortir de la Révolution française. Et, pendant toute la période de consolidation et de sophistication de la pénalité d’emprisonnement, au cours de la première moitié du XIXe siècle, il s’est trouvé maintes fois repris et récupéré selon les caractéristiques et les besoins de l’époque, et a continué, jusqu’à aujourd’hui, à définir la prison comme « un mal nécessaire ».
L’argument d’une nécessité de la prison, davantage supposée que réelle, et davantage adossée à un soubassement puissamment idéologique plutôt qu’à une réflexion authentique, est si indéracinablement ancré dans les mentalités (le propre du préjugé n’est-il pas d’être indéracinable ?, cf. Descartes) et si fortement soumis au mécanisme de la répétition magnétophonique (sur ce point, revoir la thématique cartésienne autour du perroquet) que les tenants de la peine de mort, tant parmi les républicains que parmi les royalistes et les bonapartistes, ne se privaient pas non plus déjà de l’utiliser dans les mêmes conditions et selon une même ligne réactionnaire et conservatiste : « La peine de mort, c’est une nécessité, c’est un mal nécessaire », etc. Il a appartenu notamment à A. Camus de rappeler, dans les années 1950, le lien indéfectible et suranné, bien plus que réfléchi, qui unit habituellement la pénalité du moment à la notion d’une prétendue « nécessité » de son exécution :
« On n’hésite pas au contraire à présenter la peine de mort comme une regrettable nécessité, qui légitime donc que l’on tue, puisque cela est nécessaire, et qu’on n’en parle point, puisque cela est regrettable » (voir A. Kœstler et A. Camus, Réflexions sur la peine capitale, Paris, Calmann-Lévy/Livre de Poche, 1957, p. 122). Et, plus loin : « Nous étouffons sous des paroles feutrées un supplice dont on ne saurait affirmer la légitimité avant de l’avoir examiné dans sa réalité. Loin de dire que la peine de mort est d’abord nécessaire et qu’il convient ensuite de n’en pas parler, il faut parler au contraire de ce qu’elle est réellement et dire alors si, telle qu’elle est, elle doit être considérée comme nécessaire » (Ibid., p. 123).
Il est frappant de constater que l’on peut, dans ces paragraphes camusiens cités, remplacer l’expression de « peine de mort » par celle de « peine de prison », sans causer aucun dommage au vieux principe de l’association repérée et susmentionnée de la pénalité, ici d’emprisonnement, à un mal nécessaire – association qui constitue, au fond, la base de l’existence et du prolongement des parcs pénitentiaires, et dont la portée est, du reste, infiniment plus politique ou idéologique que scientifique. Car, osons poser la question : dans l’intérêt, non pas de quoi, mais de qui la peine de prison est-elle nécessaire ? Et pourquoi serait-elle nécessaire quand il s’agit de l’appliquer à des voleurs ou à des toxicomanes en déserrance, plutôt qu’à des délinquants financiers d’envergure (qui sont infiniment plus voleurs et viscéralement drogués à l’argent ) ? Pourquoi s’en prendre « nécessairement » à l’« arabe du coin » souffrant d’insertion sociale ou professionnelle, plutôt qu’au banquier-bandit confortablement assis dans son fauteuil en cuir ?
Dans un contexte de la fête du Travail relative au 1er mai, on ne peut évacuer cette autre question : dans quelle intention accuse-t-on les salariés, qui défendent tant bien que mal leur droit au travail, d’actes de délinquance, et, à l’opposé, selon quelle logique inavouable, selon quel coup de force ou tour de passe-passe exonère-t-on les manipulations douteuses, voire honteuses, des boursicoteurs-banqueroutiers malgré le coût fracassant que de telles spéculations ne manquent pas d’engendrer en termes humains et financiers ? Mais c’est que la peine de prison est toujours dite nécessaire seulement « pour les autres », en tout cas essentiellement pour cette frange spécifique de la population que les Anciens nommaient la plèbe… Et de quoi se préoccupe en réalité l’État, à l’aide de ses divers appareils policiers et judiciaires, ainsi qu’à travers l’affichage de réunions faussement consensuelles (« consensus », terme à la mode !) – qui sont manifestement relayées par quelques profiteurs propagandistes du système dont la lourdeur des propos n’a d’égal que l’inertie qu’ils exhalent de derrière leur bureau feutré et anesthésique -, sinon de meurtrir toujours un peu plus la population plébéienne et d’asseoir insolemment l’hégémonie de quelques-uns ?
Au-delà de l’aspect politique, c’est sur le terrain même de la recherche scientifique et de l’analyse de l’expérience pénitentiaire, qui nous est professionnellement et scientifiquement familière, que nous voulons ici nous situer, et c’est tout particulièrement sous l’angle d’un hypothétique progrès péno-pénitentiaire, derrière lequel se dissimulent mal des mécanismes de pérennisation de l’idéologie de la prison comme mal nécessaire, que nous aborderons la question de l’état actuel de l’univers carcéral.
La fausse dynamique des prisons : l’illusion du changement
Certains chercheurs, dans le domaine des sciences sociales, se sont attachés à souligner que la prison a indéniablement connu, depuis quelques décennies, des transformations dans son organisation et son fonctionnement, au point que sa structure traditionnellement décrite comme disciplinaire n’en constituerait plus le pilier fondamental, mais seulement un support dorénavant complexifié et redoublé par d’autres aspects post-disciplinaires. Loin de rester influencée par l’idée de totalité, loin de relever de ce que E. Goffman subsume sous l’expression de « total institution », la prison aurait déjà fait l’objet, selon eux, de mutations et d’améliorations, de sorte qu’elle serait plus compatible aujourd’hui aussi bien avec l’exigence de démocratie qu’avec l’émergence d’une sensibilité davantage marquée par l’instauration d’un nouvel esprit de gestion des populations délinquantes qui ne soit plus de nature purement punitive.
Pour caractériser ces éventuelles transformations contemporaines qui auraient eu un impact décisif sur la manière de prendre en charge les délinquants en milieu fermé, les adeptes de ce prétendu bouleversement insistent sur l’idée que le modèle carcéral revêtirait présentement une forme post-disciplinaire, éloignée des seuls motifs de la punition, de la correction et de la normalisation qui constituaient jadis la vocation première de l’emprisonnement. En d’autres termes, quoique promise à demeurer dans les principes premiers qui l’ont fait naître, la prison serait appelée à changer et à s’adapter aux transformations de la société, à intégrer les critiques et les accusations dont elle fait l’objet depuis son apparition au sortir du XVIIIe siècle, et à répondre aux exigences et aux sensibilités du temps présent. Bref, tout en demeurant la même, la prison changerait, et ce changement de configuration et de fonctionnement serait alors identifiable à l’intérieur de cet espace qui n’est occupé ni tout à fait par les techniques de discipline ni absolument par la pénologie du type actuariel.
Rompant, d’une part, avec l’ancienne et unique volonté de dresser des corps et d’infléchir les comportements par un traitement éducatif, et ce selon le modèle typiquement correctionnaliste mobilisant les vieilles notions de responsabilisation, d’imputation et de moralisation et, d’autre part, nouvellement ouverte à la recherche actuellement à la mode d’une mise en œuvre de techniques portant sur la classification, l’évaluation et la gestion de groupes humains dangereux ou des populations à risque, un modèle post-disciplinaire tiendrait progressivement lieu et place de l’inertie habituelle de l’institution carcérale. Le milieu carcéral n’obéirait plus vraiment aux mêmes règles d’organisation et de fonctionnement, telles qu’elles ont été édictées dès la formation du projet pénal de l’emprisonnement, mais, en s’ouvrant aux mutations sociales, à des nouvelles formes de pénologie, à des interventions extérieures et aux critiques avec lesquelles il a toujours été aux prises, il s’accompagnerait, dès lors, de mécanismes de « détotalitarisation » et d’effritement de la Babylone carcérale. Autrement dit, seraient donc à l’œuvre aujourd’hui, au sein de certains établissements pénitentiaires occidentaux de type républicain, et tout particulièrement dans quelques pénitenciers à titre expérimental, une nouvelle forme de gouvernementalité, un autre style d’exercice du pouvoir, et même une complexification des relations intra-muros indexées sur une mobilité, au moins partielle, des places que sont censés occuper les individus en prison et des fonctions qu’ils sont appelés à y remplir – étant entendu qu’une telle plasticité aurait pour conséquence de rendre plus incertaine la frontière entre les détenus et les personnels, les reclus et les membres de l’encadrement.
En de telles conditions, alors que, traditionnellement, la prison était soumise à un régime très différencié et à une coupure radicale entre ceux qui y sont prisonniers et ceux qui s’y trouvent dans l’exercice de leur fonction, la prison d’aujourd’hui serait plutôt marquée par le commencement d’un processus d’éclatement des frontières, par le début d’une dilution des différences statutaires, par l’avènement d’un croisement des droits et des privilèges, et donc par l’accession des détenus à des formes de pouvoir, certes encadrées, mais pas moins réelles. Cette idée d’un mécanisme contemporain d’une déconstruction du modèle carcéral traditionnel peut être interrogée et analysée à travers ce qu’en mentionne un de ses porte-paroles, et à travers notamment le vocable de « détotalitarisation » qu’il utilise.
Il a été réservé, en effet, à G. Chantraine d’essayer de démontrer que la tendance actuelle du mode de gouvernementalité de certaines prisons canadiennes, en particulier de trois pénitenciers fédéraux, consistait dans un au-delà du disciplinaire strict sensu1, et que cette dimension post-disciplinaire du fonctionnement carcéral trouvait à se justifier par au moins quatre théorèmes majeurs, à savoir :
⁃ – d’abord, par le théorème de la promotion de la citoyenneté qui se caractérise par un encouragement à une évolution positive des droits des détenus qui, à l’intérieur de l’enclave pénitentiaire, et dans la mesure où ils sont, sous l’effet de l’amplification des critiques et des contrôles extérieurs vis-à-vis des prisons, désormais davantage entendus, et respectés, demandent à ce que soient satisfaits leur besoin croissant d’une prise en compte de leurs droits, leur souci constant de faire en sorte que ces droits soient réellement appliqués, et leur volonté irrépressible de se voir dotés d’un véritable statut de citoyen. Cette tendance aurait pour objectif à la fois de promouvoir l’image du citoyen à côté de celle du détenu, et de lutter contre cette zone de non-droits qui a tant terni l’image des prisons pendant de nombreuses décennies. Voici ce qu’indique particulièrement le chercheur : « Le dispositif d’enfermement est alors contraint d’inclure la critique juridique dans son propre fonctionnement. La poussée des droits, et surtout l’ouverture de canaux de plaintes externes et le renforcement d’instances de contrôle extérieures constituent progressivement un outil de protection contre les abus de pouvoir d’une administration désormais moins souveraine, et c’est là une réelle nouveauté (2) » ;
⁃ – ensuite, par le théorème de l’instauration d’un « ordre communicationnel », qui est le pendant d’un système fonctionnant selon la modalité du leadership et qui consiste dans le fait de veiller à ce que, à l’intérieur des murs carcéraux, les reclus soient appelés à y jouer un rôle plus important, à y être les acteurs de leur vie, à y expérimenter les structures démocratiques et à y promouvoir des espaces et des temps de parole afin de lutter efficacement contre les bagarres, les refus de réintégrer, les émeutes ou les tentatives d’évasion qui sont autant de formes et d’expressions de rejet, par la violence, d’un espace communicationnel authentique. Dans les termes qui sont ceux du sociologue, nous trouvons la mention suivante : « La nouveauté réside donc ici dans le fait que ce qui relève dans d’autres configurations d’une négociation pragmatique et informelle de l’ordre – imbrication des rapports de communication et des rapports de pouvoir – est aujourd’hui formellement intégré à une stratégie de gouvernement à travers les principes de sécurité active », en tant qu’« elle apparaît comme un mode de production de l’ordre sous-tendu par la volonté d’influencer par la persuasion et la communication des types de comportements conformes aux objectifs de l’institution, plutôt que de les imposer par la force ou par des mesures disciplinaires (3) » ;
⁃ – puis, par le théorème de la progressivité et de la différenciation du régime de détention qui, sur la base d’expertises psycho-sociales, et, le cas échéant, d’avis issus de commissions pluridisciplinaires et de rapports socio-éducatifs portant sur le comportement des condamnés, a pour objet d’orienter ces derniers vers tel type d’établissement plutôt que vers tel autre, par exemple vers un établissement plus sécurisé où les espaces récréatifs sont davantage limités et les portes souvent fermées, ou, au contraire, vers un établissement où ils peuvent jouir davantage d’autonomie. Tout ceci répondrait à l’objectif préalable d’identifier leurs besoins, de les relier à une catégorie de condamnés selon le type d’infractions commises et l’empilement des facteurs de risque, et de les soumettre à un programme thérapeutique adapté, consenti par eux et corrélé au principe de prévention de la récidive et de gestion des populations dangereuses. Nous trouvons sous la plume du chercheur la conclusion suivante : « Les programmes psychosociaux basés sur l’hybridation des risques et des besoins s’inscrivent ainsi dans une donne qui n’épouse plus strictement le projet disciplinaire (4) » ;
⁃ – enfin, par le théorème de la méritocratie qui, étant fondé sur le principe de l’effort et sur l’aptitude au changement, s’illustre par le fait de distribuer les bons et les mauvais points, les punitions et les récompenses (mais surtout les bons points et les récompenses pour étayer une logique de l’exhortation et de l’émulation), en fonction du comportement des détenus qui tentent d’obtenir tels ou tels avantages promis par l’administration s’ils réalisent ce qui leur est demandé et ce qu’on attend précisément d’eux. Il s’agit du « système bonbon », selon une dénomination québécoise de ce phénomène d’incitation, qui correspond au « système de la carotte », en France. Dans l’ordre carcéral post-disciplinaire, on peut observer, selon l’auteur, l’existence « d’un système complexe de privilèges, tout à la fois outil de pacification et de stabilisation des relations au sein de la prison, condition sine qua non de la coopération des détenus et de leur participation à leur propre assujettissement, et source d’inégalités significatives entre détenus (5) ».
En soulignant l’émergence de nouveaux dispositifs et de pratiques inédites au sein de certains pénitenciers outre-Atlantique de niveau de sécurité intermédiaire, l’auteur de l’article donne à croire que, finalement, la prison pour peine n’est pas condamnée à demeurer du côté de l’immobilisme, mais qu’elle peut s’émanciper de son propre carcan et de son propre poids la clouant au sol par l’accomplissement d’une rupture post-disciplinaire qui serait, ici ou là, déjà en marche dans certains établissements pénitentiaires, tout particulièrement au Canada. Ce que le chercheur consigne à l’intérieur de ses analyses, c’est l’idée, selon nous massive, qu’il existe aujourd’hui différentes modalités de l’enfermement, qu’il y a une hétérogénéité des prisons, et que l’institution carcérale, se déclinant au pluriel, n’est pas seulement de nature disciplinaire ou anatomo-politique, ainsi que l’avait perçu M. Foucault, mais qu’elle est aussi une structure ouverte, en mouvement, intégrant des éléments propres aux techniques démocratiques et favorisant la création d’espaces libres. Tout ceci semble constituer une grave illusion, et rien de décisivement nouveau ne ressort de cette description en quatre points que donne le sociologue quant à la supposée émergence d’une prison post-disciplinaire. Les quatre théorèmes évoqués méritent d’être lus avec un regard critique et beaucoup de prudence, du moins à partir de l’expérience française.
Discussion du premier théorème
Tout d’abord, s’agissant du premier théorème, par cela seul que l’emprisonnement constitue fondamentalement un acte de mise en retrait de la société civile d’individus condamnés, par cela seul que cet acte s’identifie, selon le témoignage de prisonniers, à une forme de mise à mort multidimensionnelle, c’est-à-dire sociale, familiale, parentale, professionnelle, sentimentale, sexuelle, économique, etc. (« je suis comme mort », dit le prisonnier, ce qui fait écho à un acte violent de désocialisation totale), il n’y a pas place pour l’exercice d’une citoyenneté authentique, puisque, à la suite d’une incarcération, le prisonnier, qu’il soit condamné ou prévenu, perd immédiatement « tous » ses droits (de se déplacer et de circuler librement, d’exister auprès de ses proches, d’aimer sa femme, d’élever ses enfants, de profiter de son logement, de travailler librement chez un employeur, qui, du coup, et dans la plupart des cas, mettra un terme à son emploi, de participer à des rencontres culturelles, à des soirées amicales, à des compétitions sportives, à des rassemblements communautaires désirés, de choisir ses plats, son médecin traitant, ses livres à lire, de vivre sa vie sexuelle et de disposer sans surveillance de son corps, de bénéficier simultanément de l’ensemble de ces libertés et réjouissances, etc.), et l’intégralité de sa dignité, ne serait-ce que par sa nouvelle condition de détenu qui le marquera à vie au travers de son casier judiciaire, des souvenirs indélébiles qui lui resteront gravés à jamais dans sa mémoire, et des privations lentes, durables et insidieuses subies qui ont forcément un impact au-delà même du temps d’incarcération. La liberté de culte ou d’association, les activités sportives, les visites rendues au parloir, la consultation du psychologue, et choses semblables, qui ont cours en détention, ne sauraient oblitérer, en premier lieu, le fait qu’elles sont « autorisées » et « encadrées » dans un espace clos et que, à ce titre, elles ne sont aucunement le fruit d’une spontanéité ou d’un désir authentique, et, en second lieu, le fait qu’elles constituent des moments de relâchement temporaire sans lesquels la gestion des prisons serait impossible et la promiscuité des individus contraints à l’enfermement invivable tant pour les détenus que pour les personnels.
À supposer même que la prison connaisse, un jour, une démultiplication des droits, il importe de ne pas oublier que ces droits s’exerceraient toujours à l’intérieur d’un cadre restreint, réglementaire et sécuritaire, et que, aussitôt libérés, il y aurait loin à ce que les détenus regrettent le temps où ils jouissaient de ces droits. Si une telle démultiplication arrivait, il conviendrait donc d’attribuer l’hypothétique inflation des droits des détenus, non pas à un processus de démocratisation consenti ou forcé des établissements pénitentiaires ou à une volonté sérieuse de rompre avec la logique de disciplinarisation des individus, mais à la tendance, en creux, à produire nécessairement une l’illusion de liberté dans l’enclave pénitentiaire, et cela afin de limiter les conflits et les dérapages en milieu fermé, de mettre en place des gardes-fous, des petits espaces d’oxygénation dans un endroit, par définition, mal aéré et confiné, et de laisser poindre, ici où là, des moments de répit, des espaces ou des intervalles de décompression, des éléments qui font figure de soupapes de sécurité aux vertus tout à la fois anxiolytiques et antalgiques, voire anesthésiques. La prison est et demeure un espace de non-droits, un antimonde violent, incertain, où règnent l’apparence, la manipulation, l’intimidation, la menace permanente et les rapports de domination, et si, sous la pression de la sensibilité démocratique, certains droits peuvent être, ici ou là, revendiqués, ou partiellement attribués, ils ne sont pas autre chose qu’un cautère sur une jambe de bois. Le premier théorème d’une prison post-disciplinaire est un leurre.
Discussion du deuxième théorème
En second lieu, le théorème de l’instauration d’un ordre communicationnel en prison, s’il répond aux exigences de notre temps, où débats, espaces d’échanges et groupes de parole sont les maîtres mots démocratiques, il n’en constitue pas moins le reflet de stratégies élaborées et de concessions faites par l’Administration pénitentiaire, non pas essentiellement pour ouvrir la prison aux revendications démocratiques, mais pour fluidifier les relations intra-muros entre les détenus et les personnels, concéder aux prisonniers le mirage de prendre part aux décisions qui les concernent, et adoucir les tensions et les conflits que ne manquent pas de générer le confinement permanent, la promiscuité contrainte et les frustrations en tous genres dans cet univers clos sur lui-même que constitue la prison. Car la prison, qu’on le veuille ou non, ne s’ouvre que craintivement et timidement sur l’extérieur, contrôle toujours scrupuleusement les entrées et les sorties, jette, en dehors de la correspondance entre les détenus et les avocats, un regard assidu sur les lettres que rédigent les reclus et qui ont vocation à sortir de l’établissement, accueille des intervenants extérieurs avec parcimonie et frilosité, rappelle aux personnels l’obligation d’observer discrétion et silence sur ce dont ils sont directement témoins, et recourt, chaque fois que les circonstances le réclament, à l’autorité intransigeante dont elle est investie, voire à la force, pour faire appliquer sa volonté et emporter la décision en cas de litige.
L’instauration d’un ordre communicationnel en détention n’est pas destinée à autre chose qu’à valoriser l’image des prisons à l’attention d’un extérieur qui soit se moque de ce qui se passe à l’intérieur des murs et de la forteresse imprenable, soit méconnaît totalement l’organisation et le fonctionnement des différents types d’établissements pénitentiaires, et tout l’effort de l’institution ne consiste qu’à tempérer les ardeurs des uns et qu’à produire, chez les autres, une impression de participation à la « vie carcérale », qui n’est autre qu’une existence composée de chimères, de fantômes et d’un vide abyssal. Cet ordre communicationnel, qui, rappelons-le, n’est pas nouveau, puisqu’il existe déjà aussi bien dans les ailes et les quartiers, qu’au sein des ateliers et de la cuisine, ne sert qu’à contenir et à réfréner une surpopulation de détenus en souffrance, toujours prête à exploser ou à se mutiner, dès lors qu’elle succombe à un trop-plein de frustrations et de besoins non satisfaits. Et les leaders, qu’on trouve, par exemple, parmi les auxiliaires (les fameux « auxis » dans les prisons françaises) ou parmi les aides des chefs d’ateliers, à qui l’administration confie activités et tâches à caractère professionnel, à qui elle délègue, dans le cadre de commissions d’attribution, un certain nombre de pouvoirs, à commencer par ceux d’être les porte-voix du règlement intérieur, de circuler plus librement dans les ailes, d’être en position de privilégiés à l’égard de la masse carcérale à condition qu’ils revêtissent la posture d’exécuteurs d’ordres, sont généralement bien adaptés à l’institution et ont vocation de s’illustrer comme des faire-valoir d’une administration soucieuse d’apparaître comme ayant une morale et comme bien traitante.
Nul ne saurait être la dupe de ce principe du leadership, qui ne consiste finalement qu’à reproduire le système des inégalités primitives, à aggraver le sentiment d’insécurité des détenus qui comprennent vite que le fonctionnement pénitentiaire repose sur un jeu d’intérêts dont le premier bénéficiaire est avant tout et surtout l’administration, à favoriser la division au sein des équipes, et à faciliter l’entretien du mouchardage, de l’espionnage et du contrôle mutuel dont le résultat escompté par l’encadrement est l’annulation des velléités de concertation et du désir de conspiration.
Discussion du troisième théorème
En troisième lieu, le théorème selon lequel l’institution se doterait désormais de nouvelles stratégies de pouvoir et de techniques de persuasion neuves, afin, d’une part, d’amener chaque détenu, pour ainsi dire de son propre chef, à se conformer à ses attentes et à des besoins identifiés par elle, en termes d’adhésion aux procédures thérapeutiques et d’acceptation de l’orientation vers un régime de surveillance et de soins particuliers, et afin, d’autre part, de modérer les risques et de prévenir les tendances au récidivisme à l’issue d’expertises et de rapports émis par des spécialistes et des agents évoluant à l’intérieur de commissions pluridisciplinaires, n’apporte rien de nouveau à la compréhension du système pénal adossé à la pénalité d’emprisonnement, et n’est pas la caractéristique fondamentale d’une prison post-disciplinaire, puisque ces éléments de pétrification du désir humain se retrouvent dans le projet même de la création des prisons pour peine.
M. Foucault avait déjà bien repéré l’idée selon laquelle le mouvement de disciplinarisation des délinquants et la volonté de soumettre ces derniers au travail permanent et insidieux de l’anatomo-politique, à l’intérieur de l’enceinte pénitentiaire, consistaient originellement à produire, chez ceux qui en font l’objet, une sorte de retour comportemental, un bénéfice de normalisation, quelque chose de positif et de profitable, puisqu’une telle recherche est destinée à insuffler, dans l’esprit et le cœur de ceux qui ont commis incartades et écarts infractionnels, des réactions d’adhésion, de consentement et de participation au projet initial de transformation de soi, au détriment de toutes velléités de résistance et d’affirmation individuelle contre la collectivité. Le registre disciplinaire a vocation d’imposer sa loi, sinon par un effet de contrainte, du moins, et plus efficacement encore, par des actions de conditionnement et de domestication, en provoquant les sentiments de plaisir et de peine, en orientant le désir, en pénétrant et s’instituant au centre de l’élan vital des individus pour en prendre presque le contrôle à leur insu.
Voici toute la force insidieuse du pouvoir capillaire, auquel est en proie la discipline, et qui a été thématisé par la pensée foucaldienne : il s’agit de cette puissance d’être simultanément partout et sempiternellement nulle part, d’être sournois, difficilement identifiable ou localisable, de se réadapter sans cesse, de se dissimuler sous diverses formes et apparences, et de rebondir en permanence et inlassablement. Tout l’enjeu de la discipline est là, dans ce projet de transformation radicale de l’individu et dans cette volonté d’inféodation des délinquants, qui ont rompu le pacte social, à l’activité pénétrante et incursive qui les écrase et à laquelle, finalement, ils consentent comme s’ils finissaient par laisser accaparée toute leur énergie par l’institution péno-pénitentiaire de pétrissage (de malaxage) et de pétrification (de fossilisation) des corps – une pareille institution préférant, par principe, la fadeur à la pétulance. Le périmètre pénitentiaire délimite les bornes au-delà desquelles le détenu ne peut s’aventurer sans avoir été préalablement assujetti aux techniques de discipline, à la surveillance de l’encadrement disciplinaire, aux avis des professionnels des prisons et des experts psychiatres.
À maintes reprises, on observe que la persistance d’une résistance, de la part d’un détenu, les formes de désobéissance ou d’opposition qu’il manifeste, sont lues, non pas comme un désir d’affirmation de soi ou un effort d’adaptation, non pas non plus comme un réflexe de survie au milieu d’un univers fortement hostile, mais comme la confirmation de ce que le réfractaire n’est pas encore corrigé, comme la preuve que le traitement qu’il reçoit est mérité, comme la validation du diagnostic opéré par les experts et les professionnels du terrain et comme la ratification de l’orientation, initialement envisagée, de l’individu vers tel ou tel régime de détention – voire, en tout dernier stade, vers tel ou tel aménagement de peine lorsque cela est devenu consensuellement utile et admis par tous – qui soit approprié à son « profil « perçu d’abord comme irrémédiablement inadapté, pernicieux ou asocial. Le théorème de la progressivité du parcours pénal et de la différenciation des régimes de détention, en lien avec le principe de l’identification des « besoins » et du « profil » psychosocial de chaque condamné, est au fondement même de la prison pour peine, se retrouve jusqu’au cœur du projet de la formation de la pénalité d’emprisonnement, s’illustre aujourd’hui, en France, au travers d’instances et de commissions pluridisciplinaires réunissant experts, magistrats et professionnels de terrain, et cela jusqu’au C.N.O. (Centre national d’orientation), devenu maintenant le C.N.E. ( Centre national d’évaluation), et ne fait que confirmer cette réalité que la prison est un lieu de mise en retrait des délinquants aux fins originellement de garde, de scrutation et de neutralisation.
Discussion du quatrième théorème
En quatrième et dernier lieu, le théorème fondé sur le principe de la méritocratie, sur le système de la punition et de la récompense, sur le motif d’une réponse bicéphale alternant positivité et négativité en fonction du comportement de ceux auquel il s’applique, est caractéristique de tous ces lieux d’enfermement et de conditionnement qui ont vu graduellement le jour au sortir de la Révolution française et qui ont été perfectionnés principalement durant tout le XIXe siècle, et constitue même sans doute leur trait d’union formel. Il n’y a pas, en effet, d’institutions disciplinaires qui ne soient pas adossées au principe méritocratique : ainsi de l’école, de la caserne, de l’asile ou de l’hospice, de la prison, etc. Par où l’on voit que l’effet pervers du système des punitions et des récompenses, l’effet secondaire négatif de l’exhortation à l’émulation entre les détenus en vue de recevoir avantages ou félicitations, est double :
– d’une part, il consiste à provoquer des profils de détenus tellement adaptés au régime de la détention qu’ils ne peuvent plus entrer dans une procédure de préparation à la sortie, qu’ils ne peuvent plus coller à un programme de réadaptation sociale et de reclassement ;
– d’autre part, il indique la dérive possible et observable selon laquelle tout détenu est tenté d’imposer ses prérogatives et son propre pouvoir aux autres détenus et selon laquelle chacun sert prioritairement, sous le couvert d’un mandat pénitentiaire reçu, ses propres intérêts. Pour obtenir un avantage quelconque, le détenu est fortement invité, surtout au sein de cet univers insecure et hostile, à se conformer aux sollicitations de ceux qui pilotent la détention, ce qui a pour conséquence d’anéantir très tôt les formes de solidarité et l’instinct de rassemblement, qui pourraient jaillir, ici ou là, chez ceux qui forment un même groupe d’individus, réduits à la plèbe ou à la bohème, en tant qu’ils appartiennent à la même catégorie d’exclus-reclus.
Ces avantages et ces « petits » profits revêtent plusieurs aspects en prison : s’ils peuvent favoriser l’amélioration des conditions de vie en détention (se matérialisant, par exemple, par le bénéfice du droit de se doucher plusieurs fois par semaine et plus de fois que les autres, par la possibilité de profiter personnellement d’une entorse au règlement, par le fait de pouvoir sortir plus aisément de la cellule et de circuler avec une certaine latitude en détention, par l’attribution de denrées supplémentaires, par un don de tabac, etc.), ils peuvent tout aussi bien déboucher sur l’octroi de réduction de peine, que faciliter les permissions de sortir et l’accession à un aménagement de peine. Mais ils convergent tous vers un même point focal : il s’agit, en effet, de prérogatives fondamentalement correctionnalistes, en ce sens qu’elles concernent directement l’assouplissement du régime de détention, en fonction du comportement des intéressés.
Le corollaire d’un tel système est l’instauration et la reconduction d’un inégalitarisme organisationnel et fonctionnel au sein de la prison, la division et la désolidarisation des groupes, la propagation contaminante et silencieuse de la jalousie et de la violence, l’exacerbation de la recherche des règlements de compte, tout ceci alimentant et justifiant, en retour, le système mis en place, car tout est fait pour que rien ne vaille mieux que de s’employer à s’adapter au régime de détention, plutôt que de chercher à le transformer. La méthode de l’exhortation et de la récompense n’est, de toutes les façons, pensable et réalisable en détention que sur fond de procédure disciplinaire et de commissions de discipline qui en sont les contreparties consubstantielles et qui sont singulièrement empreintes d’infantilisme. En ce sens, l’écho dont se fait M. Foucault du récit d’une détenue, dans les lignes qui suivent, n’a rien perdu de son actualité fraîche :
« L’autre jour, je parlais avec une femme qui a été en prison, et elle disait : ‘Quand on pense que moi qui ai quarante ans, on m’a punie un jour en prison en me mettant au pain sec’. Ce qui frappe dans cette histoire, c’est non seulement la puérilité de l’exercice du pouvoir, mais aussi le cynisme avec lequel il s’exerce comme pouvoir, sous la forme la plus archaïque, la plus puérile, la plus infantile ». Et de conclure : « La prison est le seul endroit où le pouvoir peut se manifester à l’état nu dans ses dimensions les plus excessives, et se justifier comme pouvoir moral » (Voir l’entretien entre M. Foucault et G. Deleuze intitulé « Les intellectuels et le pouvoir », dans Dits et Écrits, éd. Quarto Gallimard, 2001 [1994], no 106, p. 1178).
Tony Ferri
Notes
1 G. Chantraine, La prison post-disciplinaire, in Déviance et Société, 2006/3 Vol. 30, p. 273-288.
2 G. Chantraine, ibid., p. 277.
3 G. Chantraine, ibid., p. 280.
4 G. Chantraine, ibid., p. 282.
5 G. Chantraine, ibid., p. 283.
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