Ordre des discours et discours d’ordre, la recherche dans le champ pénitentiaire

Unidivers Mag a consacré une recension fouillée à Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance (voir notre article) mais aussi au Déménagement (voir notre article), nous avons demandé à Tony Ferri de contribuer par quelques articles réguliers à une réflexion d’ensemble hautement souhaitable : que sont et que devraient être l’institution judiciaire, la prison, les aménagements, la surveillance et la peine aujourd’hui ? Nouveau volet.

 

Dans le domaine de la recherche universitaire, et tout particulièrement dans le champ pénitentiaire, il est frappant de constater qu’il existe un ensemble foisonnant d’études plus ou moins remarquables, plus ou moins abouties et plus ou moins variées portant sur la prison, le sens de la peine, les modalités d’exécution des sanctions, les relations entre les personnels pénitentiaires et les personnes condamnées, la vision des métiers pénitentiaires par les acteurs eux-mêmes de telle ou telle profession (surveillants, conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, directeurs des services pénitentiaires), et choses semblables.

On relève également que ces études s’appuient, dans leur diversification même, tantôt sur des connaissances approfondies dans le secteur du droit (droit pénal, procédure pénale, droit public…), tantôt sur les acquis des sciences humaines et sociales (sociologie, histoire, psychologie…), tantôt encore sur les résultats apportés par les disciplines et les technologies du chiffre (statistique, instituts de sondage…). Néanmoins, la pierre d’achoppement de toutes ces études, bien qu’elles se fondent sur des méthodologies probantes et des connaissances maîtrisées dans chacun de leur domaine respectif, repose sur le fait que leur approche est presque exclusivement externe à l’égard de leur objet d’étude.

En effet, il est fréquent d’observer que la plupart des études publiées portant sur le registre pénitentiaire sont des études menées par des chercheurs tout à fait extérieurs au champ pénitentiaire proprement dit, et résultent de travaux conduits par des « spécialistes » qui ne fréquentent pas ou côtoient à peine, tout au plus de manière superficielle et artificielle, les espaces ou les individus inclus dans leur objet de recherche. De sorte que le trait d’union de l’ensemble de ces études consiste dans le fait qu’elles pèchent typiquement par un déficit d’expérience, par un manque de fréquentation assidue du terrain et de commerce avec les individus directement concernés, par un éloignement des pratiques et par des représentations qui relèvent davantage de la recherche en cabinet que de la proximité journalière avec les lieux et les sujets de leurs discours.

Bien entendu, dans la mesure où le propre du chercheur est qu’il occupe une place institutionnelle telle qu’elle lui permet de s’en autoriser pour conduire ses recherches, il se peut qu’il se défende de porter un regard qui soit en dehors de la réalité du terrain et qui, de ce fait, manque son objet d’étude ; il se peut qu’il se refuse à admettre que ses conclusions n’ont rien de scientifiques ou d’adéquates tant par rapport au vécu des personnes qui habitent au quotidien les lieux dont il traite que par rapport aux événements singuliers qui, à la fois, ponctuent la vie des personnes incarcérées et accompagnent les tâches que réalisent les fonctionnaires à l’intérieur de ces espaces d’exception que constituent les lieux d’exécution d’une peine ; il se peut même que, par pédantisme, orgueil ou malhonnêteté intellectuelle, il répudie d’un revers de la main l’accusation qui peut lui être justement adressée de présenter des résultats tronqués, biaisées, erronés, par cela même qu’il n’a pas l’expérience de ce dont il parle, par cela même qu’il ne vit pas ce que vivent journellement les personnes condamnées dans leur chair quand ils ont à exécuter une sanction pénale qui n’est jamais neutre ni sans conséquences sur le parcours d’une existence, par cela même encore qu’il ne sait pas ce que constatent quotidiennement les personnels dans ces territoires de relégation que sont les prisons et les différents espaces et cadres d’exécution des mesures.

En d’autres termes, force est d’enregistrer que le chercheur universitaire, qui n’est ni un condamné ni un professionnel de l’accompagnement pénal, qui n’est pas un praticien de la conduite des mesures de sanctions, se contente, la plupart du temps, de pérorer, quoique souvent avec brio, sur la prison, les condamnés et les objets pénaux en général, sans atteindre véritablement le cœur du sujet traité, le noyau problématique de ce qui mérite d’être vu et relevé dans l’étude – ce qui, a contrario, supposerait, pour se soustraire à la dérive de la péroraison, la réalisation d’un effort de décentrement à l’égard de la creuse et par trop abstraite position universitaire ou posture institutionnelle.

Car si, dans son exposé, dans son rapport, dans son étude, à l’occasion de sa conférence, c’est toujours à un niveau scientifique ou expertal qu’il prétend se hisser, en revanche jamais il ne peut se glorifier, sans que cela puisse faire immédiatement l’objet d’un soupçon de la part de ceux qui sont directement concernés et qui se chargent au jour le jour, heure après heure, d’une manière ou d’une autre, de lutter contre les effets corrosifs de la sanction, d’avoir satisfait à une phase d’immersion totale, prolongée et authentique dans la prison ou avec les personnels à l’occasion de l’exécution de leurs tâches et missions quotidiennes – une telle immersion impliquerait bien autrement, de la part du chercheur, la volonté de faire le grand plongeon au centre de la sentine, le désir non affecté de prendre authentiquement les habits de l’autre (du condamné, du personnel pénitentiaire), et, par conséquent, l’acceptation de fréquenter par certains côtés l’infréquentable, de mettre les mains dans le cambouis, de s’écarter des préjugés tenaces qui bâillonnent la population pénale et quelquefois les personnels pénitentiaires, de résister aux discours convenus, institutionnels, médiatiques.

Autant dire que, tant que les chercheurs ne se résolvent pas à se mettre littéralement dans la peau des sujets qu’ils étudient (les prisonniers, les personnels pénitentiaires), à s’effacer derrière la voix des condamnés et des praticiens, à « habiter » les espaces dont ils traitent et que définissent la prison, le domicile des condamnés, toute mesure ordonnée par l’autorité sanctionnatrice, à s’approprier le rôle et les missions de l’un ou de l’autre corps des métiers pénitentiaires, à remplir les tâches quotidiennes qui lient les personnels à une fonction précise et à une identité professionnelle particulière, à entretenir journellement les relations avec les partenaires institutionnels et associatifs, ainsi qu’avec l’autorité judiciaire (juges de l’application des peines, substituts du procureur, juges des enfants…), bref à s’identifier un tant soit peu aux sujets dont ils parlent et à s’éprouver au long court comme détenus ou comme acteurs de terrain, il y a alors tout lieu de penser qu’ils manqueront toujours le sujet qu’ils se proposent d’étudier et que le résultat de pareille étude, qui ne s’est pas méticuleusement nourrie de l’expérience de l’enfermement et de la subjectivité des acteurs d’ « en bas », est promis à deux écueils, à savoir :

  • à celui reposant sur un mouvement de séduction et de duperie, tout au plus, des gens d’ « en haut » qui s’intéressent de loin à ces espaces singuliers et à cette modalité d’organisation technologique de l’existence de ces « hommes infâmes » , pour reprendre le vocabulaire de M. Foucault, au sein d’une détention, comme si, de ces hommes, il s’agissait de bêtes curieuses ;
  • à celui consistant, à propos de la population pénale, dans la production d’énoncés en conformité avec ce qu’en disent depuis toujours les autres chercheurs, le gouvernement des vivants, le bio-pouvoir, les instances médiatiques qui absorbent, font taire, filtrent, digèrent et reprogramment à leurs conditions la parole de ceux qui sont réduits à la posture subalterne d’une soi-disant inintelligibilité de langage dès lors qu’ils sont taxés de l’incapacité de se rendre audibles et autonomes à l’aide de la langue « propre » et communément admise, et dès lors qu’ils doivent endosser, même s’ils ne sont pas nécessairement à leur taille, les vêtements de la dangerosité. Parlant souvent, quoique pas toujours, l’argot des prisons, le verlan des territoires de relégation, le jargon inquiétant d’un idiome d’un autre monde, ces « hommes infâmes », on l’aura compris, sont de prime abord les détenus, les condamnés en général, doublés certaines fois du statut invalidant de l’étranger, à l’égard de qui s’intensifie et se radicalise à l’extrême aujourd’hui la technologie de la punition – ce dont témoigne l’inflation des taux de mise sous écrou – donnant lieu au retrait de leur dignité humaine au moyen des divers dispositifs de l’enfermement.
  • Ce sont encore ces êtres infâmes, discrédités, infantilisés, humiliés dans leur corps, parfois désespérés et acculés au suicide qui sont amenés à faire face aux discours des chercheurs qui n’éprouvent pas le moindre regret de parler à leur place  – dans des colloques, des commissions, des travaux, parfois avec condescendance, à l’aide d’autres symboles et d’autres représentations que les leurs, selon des codes langagiers que les sujets de leur étude ne partagent pas forcément et qui les mettent sur la défensive ou en retrait à l’égard de ce qu’ils perçoivent bien comme outrecuidants, inadaptés, impropres à les comprendre et à les aider – de leur condition de vie, de leur subjectivité, du numerus clausus, des causes qui les ont poussés à commettre telle ou telle infraction, etc., et cela sans jamais les avoir rencontrés au parloir, ou, mieux, sur une coursive, dans leur cellule, ou dans leur quartier de relégation, dans un bureau d’entretien exigu (que les professionnels désignent souvent sous le vocable de « box ») sans jamais avoir discuté avec eux, en leur restituant leur voix de telle sorte que, à l’occasion de l’exercice même de la parole, il y ait un symétrique face-à-face, une relation d’égal à égal sur le plan de la condition humaine, sans jamais les avoir accompagnés au long court, vraiment au long court, dans leur quotidien, derrière les barreaux, à l’occasion d’une inspection de cellule ou d’une fouille à corps, à leur domicile. Voilà donc ce qui manque aux écrits des chercheurs qui se lancent dans des travaux portant sur le registre pénitentiaire : excepté la dimension rigoureuse du discours universitaire qui se présente comme possédant toutes les allures de la scientificité, il manque à leurs travaux de recherche un véritable contenu de vie, une dimension humaine, une densité « expériencielle », un ancrage dans l’empirie. De sorte que, entre, d’un côté, le discours du chercheur, le savoir de l’expert, la volonté du scientifique d’objectiver des données générales ressortissant à des individus qui se situent aux antipodes de ces opérations scientifiques d’affadissement et d’appauvrissement du singulier, et, d’un autre côté, les dimensions complexes de la subjectivité des condamnés, la réalité carcérale, l’environnement particulier et les besoins vitaux de ceux qui sont estampillés par un casier judiciaire, s’observent une distance incompressible, infranchissable, un véritable choc de la rencontre qui ne peut se solder que par un rebond divergent, par une incommensurabilité langagière, par deux paroles s’excluant l’une l’autre, mais toujours au détriment de l’une et au profit de l’autre dans le résultat des travaux de recherche universitaire.

Quand certains chercheurs ne renoncent pas à tenter de mettre les pieds en prison pour conduire un sujet d’étude relativement aux prisonniers, quand ils prétendent avoir un moment, à cette fin, approché l’administration pénitentiaire, il n’est pas rare que cette fréquentation se traduise, en réalité, par une relation de courte durée, de quelques semaines tout au plus, établie selon les délais accordés et le programme fixé par l’autorité accueillante qui possède les clés et aux conditions mêmes de cette autorité ; il n’est pas impossible non plus que ces rencontres se ponctuent par des serrements de mains, un échange courtois entre le représentant de l’établissement et le chercheur, ou par une visite partielle des locaux. Rien donc de ce qui est laissé visible au chercheur, quand bien même celui-ci serait motivé pour en savoir davantage, n’échappe à une programmation, au sacro-saint motif sécuritaire et au bon vouloir du directeur de l’établissement pénitentiaire. Le chercheur, quand il peut quelquefois accéder aux lieux de la détention, est très vite assujetti au règlement et aux procédures d’usage, mis en condition, apprivoisé, placé dans un angle de l’établissement qui ne lui permettra pas de se faire une idée à la fois globale et précise de ce qu’il y a à voir. Cette vue partielle laissée au chercheur ne s’explique pas seulement par l’expression du motif sécuritaire, par  la réalisation d’une visite au pas de charge de quelques locaux triés sur le volet au sein de la détention, par le respect dû à la préservation de l’anonymat des détenus, par les conditions de travail propres à la vie en détention, par les contraintes des personnels, par les nécessités de service, et choses semblables ; elle s’explique aussi et surtout, quand bien même les portes de la prison seraient laissées grandes ouvertes, par l’existence inévitable d’angles morts afférents aux propriétés d’une prison, par l’histoire complexe de l’établissement particulier dont il convient de prendre, en quelque sorte, la température, par l’impossibilité d’avoir une lecture sinon exhaustive, du moins suffisante, seulement en quelques semaines, dans un créneau horaire de quelques heures, et, qui plus est, en dehors de tout échange durable avec les détenus, quant à la nature de la détention, quant à l’expérience de l’enfermement, quant aux relations qui se nouent à l’intérieur des murs et qui diffèrent d’un établissement à un autre, quant aux duretés de la privation de la liberté, quant aux conséquences physiologiques et psychologiques du confinement durable derrière le béton, les barbelés, en l’absence de repères habituels, en dehors des relations avec la famille et les proches, en déficit de travail, de statut, de reconnaissance, de perspectives d’avenir. Même au long court, après des années d’investissement professionnel et d’implication personnelle dans ces lieux de l’anti-monde1, il resterait encore, pour le chercheur, bien des choses à voir, à observer, à comprendre, à évaluer, à s’expliquer sur ce qu’est une prison « républicaine », sur ce qu’est un parcours d’emprisonnement ou de condamnation pour un homme accablé par son infraction.

Cette manière proprement universitaire ou institutionnelle d’aborder les questions qui touchent le domaine pénitentiaire en ne tenant aucunement compte de la perception et de la parole de ceux-là même qui sont prioritairement concernés par l’étude montre à quel point le secteur de la recherche s’organise et fonctionne par exclusion, et ignore ce dont il parle. Lorsqu’un chercheur s’intéresse, par exemple, à la question de savoir quel est le sens de la peine, comment s’articulent les peines d’emprisonnement à celles du milieu ouvert, comment comprendre le phénomène de la surpopulation carcérale, ou quels sont les moyens ou les leviers disponibles pour tenter de mettre un frein au processus dit de récidive, il est frappant de constater que jamais les condamnés sont sollicités par l’étude, que jamais leur avis, leur demande ou leurs besoins ne sont pris en compte à la lumière de ce qu’ils ont ou auraient à dire sur le sujet. Ce qui caractérise ces études, c’est la manière proprement singulière de bâillonner les sujets qui sont pourtant impliqués par elles, ce sont les procédures par lesquelles demeure acquise jusques et y compris le secteur de la recherche la nécessité de figer les condamnés dans une posture d’exclusion ou de rejet, d’opposer à leur voix tout un système de verrouillage de la parole, de maintenir hors de circulation les sujets ayant à subir une peine par le moyen de techniques de neutralisation de leur être, de leur déplacement, de leur dire. Dès l’abord de leurs travaux de recherche, les chercheurs reconduisent ainsi la dichotomie initiale et le geste inaugural du gouvernement des vivants consistant à opérer des divisions et des subdivisions au sein du peuple, à faire émerger au sein de celui-ci des catégories et des populations préformées de toutes pièces, et à fixer des pans entiers de l’humain à un système d’empêchement de prise de la parole, à des procédures animalisantes de garrottage, de placement d’entraves, témoignant de ce que le propre de la police réside décisivement dans des techniques de musellement du corps, du dire, de la mobilité. En dehors de la participation complice de l’institution universitaire à l’annihilation de la liberté de réflexion et de parole, à la mise en œuvre de procédures visant à court-circuiter la portée d’une parole qui aurait vraiment quelque chose à dire, dès lors surtout qu’elle n’entre pas dans un canevas, qu’elle sort des sentiers rebattus, qu’elle échappe aux codes et aux canons de la ritournelle universitaire et soi-disant universelle (il n’est pas indifférent, à cet égard, que le terme même d’université ait étymologiquement partie liée avec celui d’universalité), il a appartenu à M. Foucault d’insister sur le conservatisme de l’université, sur sa double fonction d’exclusion et de normalisation. Si, selon l’auteur de Surveiller et punir, il existe, à l’intérieur de la société, une variété de mécanismes d’exclusion qui touchent différentes catégories d’individus, à commencer par celle des fous, il appert que celle des étudiants n’y échappe pas non plus. Pour quelles raisons l’étudiant est-il, selon M. Foucault, assujetti aux mêmes règles de l’exclusion ou de court-circuitage que le fou ? :

d’abord, parce que le campus fonctionne comme un lieu de relégation, par où se confirme le principe selon lequel les techniques d’exclusion et de discrimination se structurent spatialement ;

ensuite, parce que le savoir qui est transmis à l’étudiant est suranné, inadapté à l’emploi et aux contraintes du capitalisme financier, et éloigné des réalités empiriques du terrain ;

enfin, parce que la vie estudiantine elle-même s’organise autour de mécanismes théâtraux déconnectés du monde contemporain. De sorte que le monde étudiant est entretenu dans l’illusion d’appartenir à un ailleurs qui permet de jouir d’amusements et de libertés individuelles – de telles ou telles distractions, de telles ou telles récréations, d’une vie faite en carton-plâtre, provoquant un détournement de l’attention, un trouble de la lucidité, une perturbation de la conscience politique. Citons, en ce sens, ce passage éloquent de M. Foucault :

« L’étudiant est mis à l’écart de la société, relégué sur un campus. En même temps qu’on l’exclut, on lui transmet un savoir de type traditionnel, démodé, académique, un savoir qui n’a aucun rapport direct avec les besoins et les problèmes du monde d’aujourd’hui. Cette exclusion est renforcée par l’organisation, autour de l’étudiant, de mécanismes sociaux fictifs, artificiels, d’une nature quasi théâtrale (les rapports hiérarchiques, les exercices universitaires, le tribunal des examinateurs, tout le rituel de l’évaluation). Enfin, l’étudiant se voit offrir une sorte de vie récréative – une distraction, un amusement, une liberté qui, là encore, n’ont rien à voir avec la vie réelle (…) ; moyennant quoi, les jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans sont, pour ainsi dire, neutralisés par et pour la société, rendus fiables, impuissants, castrés, politiquement et socialement. C’est là la première fonction de l’Université : mettre les étudiants hors circulation2 ».

Du reste, il ne suffit pas de prendre la parole pour avoir quelque chose à dire, et ce ne sont pas ceux qui prennent habituellement la parole, parmi la cohorte d’individus qui sont autorisés à parler, par exemple, de l’état des prisons, à l’occasion de débats publiques préparés, sur des plateaux de télévision ou à l’intérieur d’un programme d’intervention comme un colloque ou une conférence, qui ont justement quelque chose à dire sur le sujet. Bien au contraire, les effets de parole, d’annonce, du dire ont vocation, dans ce système de neutralisation, d’absorption et de récupération de l’expression, de se volatiliser, de se dissiper, de se perdre dans un nuage de poussière de sons et de bruits s’entrechoquant au hasard, semblablement à ce qui se passe dans la nature tourbillonnante composée, selon les matérialistes grecs comme Leucippe et Démocrite, d’atomes et de vide, de saturer la capacité individuelle d’audition, de réflexion et de création par le moyen d’un brouhaha indescriptible et permanent. De sorte que l’on assiste à un phénomène pour le moins curieux : bien que nos démocraties libérales, dopées à l’économie de marché, se targuent de favoriser la liberté d’expression comme un bien consommable par tous, il y a lieu de relever que cette liberté du dire donne à voir paradoxalement un enfoncement et un égarement de la parole dans des procédures de répétition, de rengaine et de refrain monotone qui rendent proprement le propos inefficace, hors-sujet, et qui le charge d’un indice de profonde inutilité, de vanité et d’inconséquence. En d’autres termes, bien que l’on puisse apparemment tout dire (ou presque), rien de ce qui est dit n’est en fait serti d’efficacité, de promesse de changement, d’action, de constance logique. Jamais rien de ce qui est dit n’est suivi de l’effet escompté, rien de ce qui s’exprime en paroles ne s’adosse à une conception politiquement efficiente, neuve ou prometteuse du vivre-ensemble, ou ne se relie à une cause. Autant dire que le propos démocratique est proprement verbeux, se ruine dans les dispositifs diffus de bavardage, tourne à vide et se consomme lui-même dans son expressivité même, disparaît dans la seconde même qui suit l’apparition de sa prononciation, de son bredouillement. A cet égard, on ne se privera pas de relire ces lignes du philosophe A. Brossat :

« Nous ne sommes pas privés de la parole, loin de là, mais nous sommes, politiquement, sans voix, pour autant que, de manière de plus en plus manifeste, le dispositif électoral et parlementaire, loin de permettre que le rassemblement de nos voix se transforme en volonté générale, expression de notre souveraineté en acte, est destiné – à l’inverse exactement – à reconduire la forme effectivement oligarchique du gouvernement des populations, assurer la continuité d’un pastorat humain plus ou moins éclairé ou défaillant (…). Tout ce que nous pouvons dire, avons à dire, qui concerne les affaires publiques, le domaine politique, le « commun » n’est que flatus vocis, tandis que le statut d’énonciateur des discours, paroles, énoncés qui comptent [souligné dans le texte] est de plus en plus exclusivement réservé à une ou des castes : élites politiques, communicants, journalistes, lobbyistes, faiseurs d’opinion, etc. […]. Cette dépréciation de la parole des gens ordinaires inscrite dans l’horizon du commun ou de la collectivité conduit naturellement à une ‘chute de la cote’, pour parler comme Walter Benjamin, de la parole tout court : l’insignifiance de la parole publique nourrit son devenir trash, le goût régressif de dire n’importe quoi, n’importe comment, puissamment attisé par la structure communicationnelle elle-même : la radio, la télé, Internet, le téléphone portable se présentent désormais (…) comme des dispositifs destinés à assurer la prolifération à l’infini de la parole jetable, du discours kleenex, des mots sans suite destinés seulement à meubler la désolation du monde, à l’image de toutes les musiques de salle de bain, de hall de gare et de supermarché3 ».

Loin donc que la recherche universitaire vise à sérieusement tenir compte de la parole des sujets impliqués par l’étude, ou à en rendre compte en s’effaçant authentiquement derrière la parole de l’autre, du tout autre, dans sa posture d’inquiétante étrangeté, trop souvent elle ne répond en fait qu’à des « commandes institutionnelles », qu’aux objectifs de carrière des chercheurs, qu’à des petits intérêts ambitieux et inavouables de quelques-uns qui, bien qu’ils soient de plus en plus appareillés à un système sur-administré, restent plus que jamais souterrainement désireux de devenir quelque chose comme des « pontes » de l’université.

Certains condamnés opposent quelquefois à cela une certaine rétivité, parfois même plus abruptement une fin de non recevoir, une abstention radicale du dire, un silence déroutant. Ce silence ne signifie pas forcément quelque chose comme un silence de mort, qui ferait signe vers une inaptitude à la réflexion, une incapacité de dire quelque chose, une sorte d’aphasie ou une timidité enfantine. Tout à l’opposé, il importe de souligner que, bien que le condamné soit maintenu dans une posture infériorisé, dégradé et réifié dans le geste même qui l’exclut et le met hors circuit aux confins de l’enfermement, bien qu’il n’ait corrélativement ni droit à la parole ni droit à l’écoute, il ne s’agit pas de croire que, lorsqu’il se résout à se taire, c’est parce qu’il ne sait pas parler. Si ce silence – qu’il utilise parfois ici ou là, en entretien, en réunion, à l’intérieur des dispositifs, teintés de discipline ou incrustés de bio-politique, à l’occasion des programmes de prévention de la récidive et de groupes de parole, ou devant n’importe quel scrutateur, qu’il soit chercheur, soignant ou policier –  ce silence, disons-nous, n’est pas nécessairement destiné à produire des effets de sidération tenant au fait qu’il semble être à contre-courant de toute attente, impropre à servir l’intérêt immédiat du mutin, ou marqué de déficience de tout à-propos. Le fait est que ce silence est toujours susceptible de déchirer les énoncés verbeux à l’aide d’un arrêt brutal – le propre du verbiage réside dans le fait qu’il ne doit surtout pas s’arrêter et qu’il tend à occuper tout l’espace -, le fait est que ce silence est en capacité d’exprimer un refus ou une défiance à l’égard d’une ré-assimilation de la parole, à l’égard de la digestion de celle-ci par cette sorte d’estomac diagnostiqueur ou universitaire, à l’égard d’une reprise et de réajustements des énoncés aux seules conditions de l’objectif de la recherche. Car, lors même qu’une poignée de chercheurs, rare, pour ainsi dire introuvable, s’emploierait à répercuter la parole du condamné dans le cadre de quelques travaux, cette répercussion se ferait encore et toujours selon une ré-assimilation de la parole à l’intérieur d’un canevas préétabli, attendu, standardisé, de telle sorte que cette parole serait retravaillée, récupérée et modifiée par une réflexion extérieure indexée sur tous les dispositifs « bis » ou commençant par le préfixe « re- ». La parole de celui qu’on interroge, en tant qu’il est justement interrogé, ne saurait être libre, dès l’instant où elle doit être reprise, correspondre au format d’un questionnaire, épouser les lignes de l’interrogatoire, accepter le péril de subir un détournement de son contexte d’expression, un dépouillement de sa spontanéité initiale. En d’autres termes, le chercheur qui passe au crible de l’examen, par exemple, les violences symboliques ou réelles qui ont cours en détention, ou encore des questions ressortissant au sens de la peine ou aux pratiques professionnelles pénitentiaires passe généralement sous silence ce que pourraient dire les sujets de ces pratiques, les condamnés eux-mêmes qui, en réalité, n’ont pas leur mot à dire. Et quand bien même il s’agirait d’aventure de les sonder, cette exploration, sous forme de questionnaire ou d’interrogatoire, ne viserait pas à découvrir leurs pensées, à soumettre la recherche à leur avis, à comprendre authentiquement leur position, à faire fondamentalement cas de ce qu’ils ont à dire indépendamment des prétentions de la recherche, autrement dit cette exploration ne consisterait pas à mettre l’accent sur l’innovation en partant de la parole seule du détenu ou du professionnel, mais à rapporter, à formater, à provoquer ou suggérer des réponses toutes faites, à échapper à la réplique audacieuse ou à la riposte, à faire correspondre des réponses à ce qui est tout à fait escompté, selon les exigences institutionnelles, standardisées, académiques, canoniques, dans le cadre d’un processus d’ordre. Dans le domaine pénitentiaire, au moyen de questions précises, insistantes ou insidieuses, le chercheur ressemble, pour le condamné, à un policier, à un donneur d’ordre, à un agent de la mise en conformité. Mais c’est aussi pourquoi, inversement, il peut arriver que, sous couvert de proposer de relater un dire qui ne serait pas le sien, sous les dehors de ne pas tenter de parler à la place de celui qui essuie un questionnaire en règle, le chercheur du registre judiciaire est celui par qui se découvre et se prolonge, lors même qu’ils seraient pressées de questions, le mutisme délibéré de certains condamnés. Car, pour les condamnés qui pourraient être quelquefois savamment sondés, il y a des silences qui sont synonymes de refus de collaborer avec le représentant institutionnel, le missionnaire universitaire qui toisent avec morgue leur statut inférieur. Cette résolution de garder le silence face à celui qui se croit investi d’un pouvoir du fait même d’occuper une place ou d’incarner le savoir, cette volonté de dire non à l’examinateur, sans toutefois l’exprimer verbalement – ce qui traduit l’intention polie de ne pas même prendre la peine de faire usage de la parole dès lors qu’elle est précisément interdite sous une forme libre -, souligne qu’ils ne sont pas dupes du manège et qu’ils ont conscience, d’une part, que le silence peut être tantôt redoutable, agaçant, humiliant, tantôt volcanique, disruptif, politiquement véridique à l’égard d’un corps politique qui organise l’avilissement, dès l’instant où il ne sert à rien de donner de la voix là où, d’expérience, elle est politiquement vaine, inaudible, étouffée, décriée.

Les rationalités pénitentiaires

De là vient que nous entendons faire valoir un autre angle d’approche des questions qui touchent le milieu pénitentiaire. Contre un certain discours de confiscation institutionnel, il importe de faire droit à un travail de restitution de l’interrogation en direction du champ pénitentiaire, au bénéfice des acteurs de terrain eux-mêmes, et, pour ainsi dire, in medias res4. Le rétablissement de l’interrogation se matérialisera ici à travers une réflexion portant sur les rationalités pénitentiaires en tant qu’elles orientent décisivement la manière d’assigner des missions et un rôle aux personnels pénitentiaires d’insertion et de probation. A cette fin, il conviendra de dégager à la fois, pour chacune des rationalités identifiées, ses caractéristiques propres qui président à la constitution et aux missions de ce corps de praticiens, le paradigme sur lequel elle s’appuie et fonctionne sur un plan pragmatique, la méthodologie dont elle se réclame, l’élément arbitraire qu’elle comporte et les particularités de son éthique. Il y a d’ores et déjà lieu de relever que deux rationalités, majeures et perceptibles, s’affrontent concrètement aujourd’hui, et engagent la vision même de la pénalité :

La rationalité prédictive :

Il s’agit de la logique qui, dans une perspective de protection de la société, vise à prévoir le crime, à anticiper sur l’avenir, et ce en tâchant de dégager des éléments relatifs au passé des délinquants et de s’appuyer sur des données antérieures relatives à l’état d’une population, à des tables statistiques. Cette logique a pour paradigme, dans le registre criminologique, la question de la prévention de la récidive. Selon cette rationalité, la peine est d’abord conçue comme une arme de défense sociale, et a pu trouver un écho favorable au sein du mouvement de politique pénale appelé, au sortir de la Drôle de Guerre, la Nouvelle Défense sociale (1945-1975), qui a milité notamment pour l’accroissement des effectifs au sein des équipes de police et de magistrats. Cette logique prédictive s’appuie sur une méthodologie actuarielle, qui se constitue sur une technologie de calcul prévisionnel tourné vers le passé infractionnel de groupes, de cohortes, de catégories d’individus. Elle privilégie un raisonnement en termes de facteurs de risque, de gestion de flux, et accorde la priorité aux données antérieures et globaux, aux éléments structurels auxquels s’articulent, selon elle, les causes de la délinquance. Son postulat général est que le phénomène de la délinquance repose sur un principe de causalité, que l’acte délictuel ou criminel est le résultat d’un enchaînement de causes et d’effets en partie prévisibles, la conséquence d’un enchâssement de mécanismes plus ou moins identifiables. La pénalité qui s’exprime au travers de la rationalité prédictive est une pénalité foncièrement hantée par une logique comptable et gestionnaire. L’élément arbitraire de cette rationalité réside dans son principe même : comment, en effet, s’assurer que les dispositions de la loi, toute teintée de généralité, ne contreviennent pas et correspondent à chacun des individus qui n’ont pas leur second pareil ? Comment ne pas succomber à la dérive de plaquer des généralités et des dogmes standardisés sur la variété du vivant humain ? Et surtout, comment garantir que l’individu récidivera, sans, du coup, le condamner arbitrairement par avance ? Cette rationalité, on le voit, vise à prévoir, à rendre des comptes, à quantifier. Elle s’affirme comme abordant le problème de la délinquance sous l’angle des faits, de l’élément factuel, de la matérialité de l’événement, de la positivité de l’action, du réel objectivable. Son programme s’ordonne à des mesures et des résolutions de nature bio-politique. Selon pareille rationalité, la prise en charge des délinquants relativement aux soins, au registre éducatif, au versant social, à la fréquence des convocations, au rythme du suivi, s’effectue sous condition préalable d’opérer par classement, découpage, orientation, régulation, segmentation. Concrètement, il s’agit d’orienter la personne placée sous main de justice (PPSMJ) vers des groupes de parole, des programmes de prévention de la récidive (PPR), des dispositifs bio-politiques, en fonction de l’évaluation du degré de dangerosité de l’individu, en fonction de ses antécédents judiciaires, en fonction de l’état d’un budget. L’éthique qui prévaut ici du côté des professionnels est celle de la responsabilité, qui consiste à tenir compte de la réalité des données factuelles et des contraintes extérieures qui s’imposent à l’évaluateur, au prévisionniste, au calculateur.

La rationalité situationnelle :

Il s’agit d’une logique qui vise, dans une optique de valorisation de l’identité individuelle ou monadique, à comprendre la situation de l’individu à un moment donné de son existence, à explorer les différentes facettes de ce qui caractérise l’in situ, le fait d’être en situation, en tâchant de dégager des éléments prospectifs, de mettre en œuvre un projet, de réaliser un inventaire, un diagnostic permettant d’évaluer des perspectives. A partir d’un examen analytique, elle tente d’établir des conclusions sur la situation immédiate de l’individu, qui peut être critique ou complexe, en vue d’établir des plans d’adaptation à plus ou moins long terme, à plus ou moins longue échéance. Cette logique a pour paradigme, dans le registre criminologique, la question de la réinsertion individuelle, la question de la place et du rôle de l’individu dans la communauté, la question de la normalisation. Cette rationalité est indexée sur une méthodologie analytique ou clinique, qui se construit sur des techniques d’accompagnement destinées à insuffler une dynamique de transformation de l’individu, à l’aider à intérioriser les normes et les lois, à le soutenir dans ses efforts pour affirmer son autonomie et assumer ses responsabilités d’adulte, à lui permettre de sortir hors de la condition de minorité (au sens kantien), à favoriser l’apprentissage de la liberté et l’exercice de la citoyenneté, à instaurer les conditions d’une prise de conscience de la nécessité de respecter les règles et les codes en société et de répudier les actes de transgression, à rappeler les règles de droit et les attentes en matière comportementale, à trouver les points d’accroche ou d’ancrage permettant à l’intéressé de se remotiver et de retrouver les ressources qui lui permettront de travailler à sa réinsertion. Cette rationalité ne néglige aucunement les éléments singuliers, contextuels, conjoncturels et accidentels de l’existence individuelle, elle attache une importance particulière à l’histoire et à l’environnement du sujet. Elle met l’accent sur la dimension relationnelle, sur une exigence quasi morale d’un face-à-face, d’un entretien, d’une interrelation, entre le délinquant et le représentant de l’État, garant de l’application de la loi ou de la sanction (juge de l’application des peines, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation). Cette logique requiert un rapport de confiance minimal entre les acteurs du face-à-face, qui n’est pas perçu comme le lieu ni comme l’occasion d’une confrontation, mais comme un espace de discussion où les peines sont susceptibles d’être individualisées (« l’individualisation des peines »), négociées, contractualisées, assouplies, en fonction des engagements réciproques des parties et sous condition de l’investissement du condamné. La question de la reconnaissance par le condamné de sa culpabilité et celle de la manifestation par lui d’un regret d’avoir commis les faits sont fondamentales. L’absolution du condamné, l’octroi d’un aménagement de peine ou d’une remise de peine, l’accès à une progressivité de son régime de détention, etc., sont très puissamment conditionnés par le diagnostic et l’avis du professionnel de l’insertion et de la probation, ainsi que par les décisions du juge de l’application des peines. Dans cette perspective, il s’agit notamment d’évaluer le positionnement de l’intéressé au regard des faits commis, de comprendre son passage à l’acte, de définir les éléments du contexte de la commission de l’infraction, d’apprécier son investissement dans un objectif de changement, de mesurer le respect par lui de ses obligations particulières, d’estimer ses besoins et de l’amener à maintenir un cap et à collaborer à une dynamique de transformation de soi aux conditions de la norme et de la loi. L’élément arbitraire de cette rationalité réside dans la conséquence qu’elle implique : comment, en effet, s’assurer que les décisions du juge, dans le cadre des procédures d’individualisation des peines, ne soient pas arbitraires, fluctuantes, injustes, inégales non seulement d’un juge à un autre, mais dans le traitement juridictionnel même des condamnés ? La peine s’envisage ici comme une arme de rétribution, d’expiation, de distillation d’une souffrance à l’endroit du condamné, comportant néanmoins, pour lui, en contrepartie, les chances d’obtenir un aménagement ou une réduction de peine, une réhabilitation, une resocialisation. Selon pareille rationalité, la prise en charge des délinquants dans les différents secteurs du soin, de l’éducatif, du social, et choses semblables, se réalise à partir de l’élaboration d’une synthèse établissant les différentes caractéristiques (psychologiques, éducatives, sociales) de l’individu et permettant d’orienter la mesure dans telle ou telle direction, de proposer un parcours d’exécution de peine individualisé, d’envisager un « traitement » au sens d’une prescription d’une manière d’agir avec l’interlocuteur, au sens d’une recommandation d’une conduite. Le rythme des convocations au Service pénitentiaire d’insertion et de probation peut alors s’établir a posteriori sur un mode intensif, espacé, ordinaire, administratif, et donc varié. Par où l’on voit que la logique situationnelle s’inscrit, non plus dans l’horizon de la bio-politique, c’est-à-dire du vivre et du mourir, mais bien plutôt dans celui de l’anatomo-politique et des disciplines. Dans ce schéma, l’éthique qui a préséance du côté des professionnels est celle de la conviction, qui consiste à tenir compte du fait qu’un acte de délinquance est l’expression d’une volonté en situation, qu’il traduit la personnalité d’un individu qui est en situation, qui est soumis aux règles du devenir. Dans ces conditions, le principe qui commande ici le passage à l’acte délictuel ou criminel est moins un principe de causalité mécanique qu’un facteur humain, à savoir le fait d’exister, le fait d’être en situation, le fait être en relation avec, le fait d’ « être englué », selon une expression existentialiste.

Un clivage méthodologique ?

De là résulte qu’il existe aujourd’hui deux grandes approches de la criminalité (en réalité, il y en a plus, si l’on tient compte des nuances et des variantes entre les pays), en tout cas se dégagent assez nettement deux grandes tendances criminologiques : l’une, anglo-saxonne, qui privilégie la mise en œuvre de tables criminologiques (les fameux « actuariats ») et l’étude statistique et qui, de ce fait, part du général pour aller vers le particulier, en appliquant des schémas génériques et des résultats généraux à des situations concrètes, diverses et variées ; l’autre, française, voire latine ou méditerranéenne (ce qui se fait, par exemple, en Italie ou en Espagne, est assez proche de la tradition française en matière d’accroissement de la juridictionnalisation des aménagements de peine5), qui accorde la priorité aux pratiques d’individualisation (« l’individualisation des peines »), aux méthodes d’entretien et à l’analytique et qui, de ce fait, préfère, a contrario, partir du particulier pour aller vers le général : on part de l’individu, de ses singularités et de son environnement de vie, pour se hisser, de proche en proche, par cercles concentriques, vers des conclusions plus générales ressortissant, par exemple, au profil ou à la personnalité du condamné, ou encore à sa situation globale.

  • Entre ces deux approches, qui ont l’air antinomiques, il n’y a pas lieu de procéder à une hiérarchie. Aussi convient-il de se déprendre de la tentation de former des conclusions trop hâtives en ce qui concerne la prétendue supériorité de l’une de ces approches sur l’autre. De même que la France ne fait pas mieux que les Anglo-saxons, de même les Anglo-saxons ne font pas mieux que la France, en termes de prévention de la récidive ou d’enrayement de la délinquance. Il est même à remarquer que, bien que l’approche actuarielle soit née de l’inventivité américaine, il n’en demeure pas moins que, parmi les pays de l’OCDE (les pays les plus industrialisés de la planète), le crime touche encore fortement le territoire états-unien qui ne brille ni par l’instauration de politiques de prévention et d’aide aux démunis par le travail, l’économique et l’égalisation des conditions, ni par la lutte contre les discriminations et les exclusions.

Y a-t-il opposition entre les interprétations et les faits ?

Ces rationalités pénitentiaires de prise en charge des condamnés permettent-elles de mieux interpréter et de comprendre le phénomène de la délinquance ? Sont-elles à même de relater objectivement et d’anticiper adéquatement les faits délictuels ou criminels ? Qu’est-ce qu’interpréter ? Qu’est-ce qu’établir un fait ?

D’une manière générale, interpréter consiste, à l’égard d’un texte, d’un récit, d’un acte ou d’un événement par exemple, sinon à le traduire, c’est-à-dire à le transposer dans autre chose, ou sous une forme distincte, ou encore dans d’autres mots, le cas échéant en le commentant, ou en en extrapolant le contenu ou l’importance, du moins à tenter d’en dégager la signification profonde ou d’en déterminer la portée exacte. L’acte même d’interpréter suppose donc, on le voit, l’intervention de la subjectivité. La critique qui peut être adressée aux tenants de l’interprétation repose sur le fait qu’elle ne permet pas de définir les conditions d’un accès à l’objectivité, qu’elle ne saurait prétendre à la scientificité.

  • A l’opposé, un fait désigne généralement une donnée, quelque chose qui s’impose à soi de l’extérieur. On suppose que la facticité du fait tient à ce qu’il est dénué de toute intervention subjective, et qu’il flirte avec le réel et la nouveauté. Le verbe faire apporte un éclairage supplémentaire : quand on dit que Dieu a fait l’homme à son image, ou que Paul a fait un enfant à sa femme, transparaît justement l’idée de nouveauté, de chose brute, de naissance en tant que point de départ ou origine. En d’autres termes, on associe généralement le fait au réel, et rien qu’au réel, en tant qu’il est premier ou originaire, dans toute sa plénitude, dans toute sa pureté. Le reproche qui peut être adressé aux partisans du fait consiste précisément à insister sur le caractère pour le moins illusoire qu’il y a de croire en la valeur absolue d’un fait au motif qu’il serait « brut », « pur », au sens d’une objectivité ou d’une matérialité parfaite, et au motif qu’il serait donc, à ce titre, dépourvu de toute détermination, de tout sens qui le précéderait ou l’excéderait. Le reproche consiste donc à appeler l’attention sur le mirage qu’il y a de croire en la possibilité d’être fidèle au fait « brut », et sur le réalisme naïf qu’une telle croyance entretient, parce que nul ne saurait restituer un fait tel qu’il s’est passé, selon une sorte de fidélité de miroir. Nietzsche ne donnait-il pas à penser quand il énonçait qu’il n’y avait pas de faits, mais uniquement des interprétations ? Les rationalités prédictive et situationnelle présentent, dans leur logique respective même, un mixte d’interprétations et de relations aux faits.

Les structures du pouvoir pénitentiaire moderne

Entre ces deux rationalités spécifiques qui caractérisent le pouvoir-savoir de l’État s’exerçant actuellement dans le champ pénitentiaire, il semble bien qu’il n’y ait rien de commun et que tout s’oppose. Néanmoins, à bien y regarder, elles forment toutes les deux un point focal qui les relie décisivement et qui, au fond, exprime l’unité des structures du pouvoir moderne. Dans la cas de la rationalité prédictive, on l’a vu, l’action du pouvoir étatique consiste dans l’élaboration d’une méthodologie permettant d’objectiver, en quelque manière, les pratiques professionnelles, de réduire les disparités dans la prise en charge des condamnés, et de s’appuyer sur des grilles et des items de lecture préfabriqués, de sorte qu’elle se présente comme captative, ou plutôt ablative des singularités, des idiosyncrasies. Car, ce faisant, elle fait abstraction des individus et des études de cas, elle ne vise qu’à satisfaire à l’intérêt de la société (ou d’une partie de la société au travers du groupe ou de la classe) et à la sur-administration des populations. M. Foucault qualifie cette technologie de pouvoir de « gouvernement par totalisation ». A l’opposé, avec la rationalité situationnelle, il y a lieu, pour le pouvoir de l’État, de maintenir, et même d’approfondir, l’ensemble du travail analytique et les méthodes d’entretien afin d’élaborer un savoir fin sur la conscience des condamnés, de sorte que cette rationalité se présente, a contrario, comme oblative. Ce faisant, elle se détourne des variables macroscopiques, elle ne s’occupe que de la part incompressible des subjectivités humaines, des récits de vie, des positionnements individuels, de la « vie intérieure », des témoignages et de ce qui se passe dans la tête des individus. M. Foucault qualifie cette technologie de pouvoir de « gouvernement par individualisation », proche, selon l’auteur de Surveiller et punir, de cette technique de pouvoir qu’il désigne sous l’expression de pouvoir pastoral hérité du christianisme. Cette forme de pouvoir pastoral est, selon lui, « une forme de pouvoir qui ne se soucie pas seulement de l’ensemble de la communauté, mais de chaque individu particulier, pendant toute sa vie », et sa caractéristique est qu’elle « ne peut s’exercer sans connaître ce qui se passe dans la tête des gens, sans explorer leurs âmes, sans les forcer à révéler leurs secrets les plus intimes. Elle implique une connaissance de la conscience et une aptitude à la diriger6 ».

Par où l’on voit que le gouvernement par totalisation et le gouvernement par individualisation sont deux formes de pouvoir qui visent à accéder à la connaissance et à la maîtrise de la communauté des hommes et des individus eux-mêmes selon des angles de vue, certes, différents, mais complémentaires. En effet, il appert que ces deux formes de gouvernement des vivants se rejoignent, interfèrent et coopèrent subtilement dans le pouvoir pastoral qui, en dernière instance, vise à combiner les deux. Tandis que la rationalité prédictive, tout adossée qu’elle est aux tables actuarielles et aux données de la statistique, n’a d’yeux que pour l’établissement de prévisions criminologiques en ordonnant son approche, d’une part, à l’unique passé abstrait et générique des délinquants, et qui plus est, des délinquants « en général », et, d’autre part, à un principe mécanique de l’action humaine, la rationalité situationnelle s’attache, quant à elle, à mettre à jour les différentes facettes et motivations des individus, à percer leurs trajectoires d’existence et leur environnement de vie, à cerner, le cas échéant, leurs caractéristiques propres, voire leurs inquiétantes singularités ou leurs bizarreries personnelles, en tâchant, d’une part, de s’élever du particulier vers la situation globale des condamnés et, d’autre part, de définir les contours de projets individuels et des plans d’adaptation prospectifs en faveur des intéressés. Pour conclure, voici ce qu’écrit M. Foucault, à propos de l’avènement, au cours de l’histoire moderne, du pouvoir pastoral :

« La multiplication des objectifs et des agents de pouvoir pastoral a permis de centrer le développement du savoir sur l’homme autour de deux pôles : l’un, globalisant et quantitatif, concernait la population ; l’autre, analytique, concernait l’individu7 ». Et, désireux de promouvoir d’autres formes de subjectivité, d’ajouter plus loin : « Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte de ‘double contrainte’  politique que sont l’individualisation et la totalisation simultanées des structures du pouvoir moderne8 ».

Et pour imaginer autre chose, faire preuve d’inventivité, en appeler à la créativité, il se peut qu’il faille, à un moment donné, oser le geste, pour reprendre le vocabulaire du philosophe Ph. Roy, de « trouer la membrane9 »…

Notes

  1. Sur cette notion d’anti-monde comme espaces en marge ou invisibles, ou comme marqueur de séparation spatiale, voir notamment R. Brunet, Champs et contrechamps. Raisons de géographe, Paris, Belin (coll. « Mappemonde »), 1997, et O. Milhaud, Séparer et punir. Une géographie des prisons françaises, Paris, éditions CNRS, 2012.
  2. Cf., « Conversation avec Michel Foucault », dans Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard (coll. « Quarto »), 2001, p. 1052 [89].
  3. A. Brossat, « Raconter des histoires qui comptent », dans Abécédaire Foucault, Paris, éditions Demopolis, 2014, p.250-251. Sur la manière dont se distribuent, se discriminent et se hiérarchisent une sorte de « bonne violence » et une espèce de « mauvaise violence », notamment dans l’ordre des discours démocratiques, on se reportera avec profit à l’ouvrage de C. Cagnat, Politiques de la violence. Essai sur l’impuissance citoyenne, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012.
  4. C’est ce qu’ont cherché à faire avec fécondité les auteurs suivants : d’abord, sur la question de la réalité carcérale, G. De Coninck et G. Lemire, dans Être directeur de prison. Regards croisés entre la Belgique et le Canada, Paris, l’Harmattan (coll. « Criminologie »), 2011 ; ensuite, sur la question de la probation, A. Normandeau, dans « Faut-il transformer ou abolir la probation ? Notes de lecture », dans Criminologie, vol. 12, no 2 intitulé « Probation : aide ou contrainte ? », Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1979, pp. 89-105, et O. Razac, F. Gouriou et G. Salle, dans Les rationalités de la probation françaiseLes chroniques du Cirap, n17, mars 2014.
  5. Voir Delphine Agoguet, « Les aménagements de peine privative de liberté en droit comparé (Allemagne, Espagne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Turquie) »,Criminocorpus [En ligne], L’aménagement des peines privatives de liberté : l’exécution de la peine autrement (Paris, 3-4 novembre 2011), comparaisons internationales, mis en ligne le 08 octobre 2013, consulté le 22 mai 2014. URL : http://criminocorpus.revues.org/2510 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.2510
  6. Voir « Le sujet et le pouvoir », dans M. Foucault, Dits et écrits, II (1976-1988), Paris, Gallimard, 2001, p.1048 [306].
  7. Ibid., p.1050.
  8. Ibid., p.1051.
  9. Ph. Roy, Trouer la membrane. Penser et vivre la politique par des gestes, Paris, l’Harmattan (coll. « Esthétiques »), 2012.

Bibliographie 

  • Delphine Agoguet, « Les aménagements de peine privative de liberté en droit comparé (Allemagne, Espagne, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Turquie) »,Criminocorpus [En ligne], L’aménagement des peines privatives de liberté : l’exécution de la peine autrement (Paris, 3-4 novembre 2011), comparaisons internationales, mis en ligne le 08 octobre 2013, consulté le 22 mai 2014. URL : http://criminocorpus.revues.org/2510 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.2510.
  • Alain Brossat,  Abécédaire Foucault, Paris, éditions Demopolis, 2014.
  • Roger Brunet, Champs et contrechamps. Raisons de géographe, Paris, Belin (coll. « Mappemonde »), 1997.
  • Cédric Cagnat, Politiques de la violence. Essai sur l’impuissance citoyenne, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012.
  • Gérard De Coninck, Guy Lemire, Être directeur de prison. Regards croisés entre la Belgique et le Canada, Paris, l’Harmattan (coll. « Criminologie »), 2011. 
  • Michel Foucault, Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard (coll. « Quarto »), 2001.
  • Olivier Milhaud, Séparer et punir. Une géographie des prisons françaises, Paris, éditions CNRS, 2012.
  • André Normandeau, « Faut-il transformer ou abolir la probation ? Notes de lecture », dans Criminologie, vol. 12, no 2 intitulé « Probation : aide ou contrainte ? », Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1979, pp. 89-105.
  • Olivier Razac, Fabien Gouriou, Grégory Salle, Les rationalités de la probation française, dans Les chroniques du Cirap, no 17, mars 2014. URL : http://www.enap.justice.fr/actualite.php?actu=386
  • Philippe Roy, Trouer la membrane. Penser et vivre la politique par des gestes, Paris, l’Harmattan (coll. « Esthétiques »), 2012.
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Tony Ferri
Docteur en philosophie, Chercheur postdoctoral associé au Laboratoire GERPHAU (Groupe d’études et de recherches philosophie - architecture - urbain, UMR 7218/CNRS/ LAVUE), auteur notamment de qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012, Tony FERRI est actuellement Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice.


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