Le père Noël n’est pas une ordure mais une aide

Décidément, il est de certaines années où il ne fait pas bon être Père Noël. Elles reviennent régulièrement comme une sorte d’éternel retour des hivers sombres pour le débonnaire personnage qui offre pourtant son aide bienveillante dans le passage du temps et des âges.

ray lamber, Pere Noel
Dessin extrait d’Au pays bleu, roman d’une vie d’enfant

Il y eut comme cela l’année 1951, probablement la plus cruelle pour lui : on y vit sa dénonciation – et presque sa condamnation définitive – portée devant une assemblée de l’ONU. Son effigie fut en grandes pompes brûlée devant la cathédrale de Dijon par les autorités ecclésiastiques locales sous l’accusation de paganisme. À l’inverse : quand l’Albanie a changé de régime, une des premières décisions du nouveau gouvernement postcommuniste fut de faire interdire le Père Noël, accusé cette fois d’être un archétype chrétien ! Ainsi, année après année, il fait cycliquement l’objet d’attaques virulentes : trop chrétien pour les uns, trop païen pour les autres, trop récent pour certains, trop américain pour d’aucuns, trop septentrional, trop mercantile, trop puéril, trop grotesque, trop ceci, trop cela…

Et de nouveau, cette année, on a vu des rangées d’adversaires se dresser contre le Père Noël, interdisant le personnage dans telle ville, dans telle école… Que d’énergie déployée contre un homme seul qui n’a à ma connaissance aucun crime à son actif !

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Mais bon sang, en quoi un personnage censé apporter la joie, le bonheur et des cadeaux en une période solsticiale par nature sombre mérite-t-il une telle acrimonie ? Il n’est même plus accompagné, comme jadis, par des accompagnateurs dispensateurs de châtiments (pour les enfants indisciplinés) : les Pères Fouettard ou Pierre le Noir, pour ne citer qu’eux.

Quelle méconnaissance ces oppositions manifestent-elles ? Cette ignorance qui crée les barrières, les intolérances, quand l’heure de la fête devrait être toute aux réjouissances, à la fraternité, à la chaleur et à la lumière restaurée (au moment où les jours vont bientôt rallonger et que la lente remontée vers la clarté va s’entamer). Un temps dédié à l’amour en un mot. Et c’est bien le message qu’entend dispenser le Père Noël bien avant sa distribution de cadeaux (dont nous savons bien, adultes, quelle part réelle il a dans cette dernière fonction, au moins sur le plan purement marchand).

Car il n’est ni chrétien, ni spécifiquement païen, ni – vraiment pas – récent, ni – incontestablement – américain. Et la litanie pourrait se poursuivre longtemps. Avec quelques étincelles dans les yeux qui le ramèneraient aux heures bénies d’une enfance insouciante, le chercheur intéressé, l’historien (et on en voit des plus sérieux fondre – même s’ils ne l’avouent pas toujours – en se replongeant dans le sujet) pourrait remonter la trace de l’origine archétypale du Père Noël jusqu’aux primo-temps de la psyché humaine, dans les grottes rupestres ou les premières parois gravées de motifs « sacrés ». On le reconnaîtrait dans la figure de certains « sorciers » ainsi figurés, comme dans la vallée des Merveilles du mont Bégo (Col de Tende, Alpes maritimes, l’un des plus vieux sanctuaires humains) ou dans la grotte ariégeoise des Trois Frères. On l’identifierait à l’être mythique qui aurait compris, maîtrisé et donné aux hommes le premier vrai « don », le premier vrai cadeau de l’histoire du monde : le feu. Un « don » qui, avant la découverte de sa production par le silex ou d’autres médias, était attribué à des « puissances célestes ». Ces puissances qui faisaient tonner les volcans ou fondre la foudre sur les arbres en générant ce feu pour lequel le sorcier/proto-Père Noël allait être l’intermédiaire entre cette immanence et les humains. Et en remerciements, les anciens auraient ainsi enflammé un arbre pour glorifier ces « dieux » qui leur avaient octroyé la possibilité de se chauffer, de cuire les aliments, de repousser les bêtes sauvages, d’avoir des armes plus efficaces… C’est là la forme primitive de l’arbre de Noël (même si l’archétype Père Noël et l’arbre/conifère tels que nous les connaissons aujourd’hui vont chronologiquement se séparer avant de se retrouver plus récemment).

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Notre Père Noël moderne est naturellement le résultat de métamorphoses que nous pourrions suivre à travers les méandres des âges, depuis ce sorcier des origines, de Saturne, Janus et Pan en Merlin et Puck, Mercure et Gargan (le Gargantua de Rabelais), mais aussi Odin-Wotan, Belenos, les Seigneurs du Désordre médiévaux, Cernunnos, Herne, Peter Pan et Robin des bois, le Chevalier vert de la geste arthurienne, le Grand Veneur, maître de la Chasse sauvage (la procession des morts, bien connue dans les contrées bretonnes entre Samhain/Toussaint et solstice d’hiver), autrement dit le Erl-König, le roi de Hel (le monde des morts) qui deviendra Harlequin, meneur du Carnaval de la Saison, en passant encore par Knecht Ruprecht, le vieux père Gel, Saint-Nicolas, bien sûr, en expliquant comment ce dernier prend cette fonction avant de devenir Santa Claus sous la plume de Washington Irving et Clement Moore (avant d’être illustré admirablement par des Thomas Nast ou Haddon Sundblom – l’illustrateur de la fameuse boisson gazeuse qui lui a donné un cachet particulier et une notoriété dans sa robe rouge sans pour autant l’avoir créé). Au gré de l’aventure, on croiserait même des mères Noël avec la tante Erie, Chauchevieille, Perchta, Holle, la fameuse Befana italienne, Abundia ou Abonde (chez Jean de Meung, où l’on devine le souvenir de la corne d’abondance) et tant d’autres. Un raccourci – ou une remontée temporelle – ici assurément étourdissant qui mériterait maints développements pour faire revivre ces personnages et passeurs des heures sombres solsticiales.

Ces franchissements de passages temporels sont des « petites morts » (le trépas signifie étymologiquement « passer à travers ». En terre bretonne, le nom du personnage de la mort, l’ankou – issue de l’ancienne forme du dieu Belenos, ankavos – s’ancre dans un terme qui a donné des mots comme « angoisse » et qui déclinait une idée de goulot, de passage pénible, comme le sablier. Au-delà de ces franchissements temporels, ces archétypes ont pour fonction d’aider au passage des âges et, notamment, au basculement de l’enfance dans l’âge adulte. Et de ce point de vue, le Père Noël (ou quel que soit le personnage qui occupait sa fonction jadis ou qui se substituera à lui) remplit un rôle primordial qui, loin de devoir être condamné devrait être au contraire soutenu. Doit-on faire croire au Père Noël ? La question ne se réduit naturellement pas à se demander si c’est lui ou non qui apporte les cadeaux ; ceux qui, pour attaquer le brave homme, se limitent à cela commettent probablement une erreur de fond que n’ont pas manqué de relever bien des pédopsychiatres aujourd’hui à l’instar de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans son texte Le Père Noël supplicié.

Père Noël

Ce thème du « devenir adulte » ou rester enfant est l’un des propos majeurs de la psychologie. Et, selon Lévi-Strauss, le « Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre[1]. » Alors que Saint Nicolas était un personnage, comme tout saint, concernant grands et petits, le Père Noël s’adresse spécifiquement aux enfants. Il est incontestablement lié à une symbolique de rites de passage pour progresser vers l’âge adulte. Les enfants sont censés être tenus à l’écart d’un mystère. Toutefois, comme le souligne la pédopsychiatre Marie-Christine Mottet, s’il y a un avant et un après, il est bien ardu d’identifier le pendant, ce qui constitue le rite lui-même[2].

Quelle qu’elle soit, l’« initiation » du Père Noël passe par le sommeil, Hypnos, jumeau de Thanatos, la mort. C’est lorsque les enfants dorment que vient le personnage. Et lorsqu’ils s’éveillent pour regarder qui dépose les cadeaux, lorsqu’ils comprennent, on peut dire qu’ils sont initiés au mystère. Ont-ils pour autant tué le Père ? Non. Au contraire, celui-là même qui vivait dans leur esprit, va bientôt renaître de leur fait même, car l’enfant devenu adulte va à son tour donner forme et existence au Père Noël pour ses propres enfants.

« Dans la mesure – écrit encore Lévi-Strauss – où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants[3]. » En réalité, comme toujours dans cet esprit paradoxal, les enfants sont en quelque sorte, déjà initiés – parce qu’ils ont accès à une réalité à laquelle les adultes n’ont plus accès. Nous aurions peut-être affaire ici à une non-initiation : les « initiables » – les enfants – étant déjà initiés et les « initiateurs » – les adultes – ne pouvant plus revenir en arrière pour être initiés. Or, Lévi-Strauss redéfinit dans un sens positif le contenu de cette « non-initiation » qui ne serait pas une privation, mais une relation positive entre les deux groupes symbolisant donc pour l’un les morts et pour l’autre les vivants[4].

À travers ce rite périodique, il y a une véritable appréhension indispensable des mystères de la vie et de la mort, et de l’éternel retour[5]. Le Père Noël, personnification et mémoire – fussent-elles aseptisées ou dégénérées – d’un dieu incarné, est la manifestation ultime des religions à mystères, marquant l’immixtion de l’idée d’immortalité dans la conscience humaine, notamment par l’observation des cycles naturels. C’est une réflexion sur la vie, sur la pérennité de la vie, par-delà les différents « trépas », les rites de passage qui l’égrènent.

Ainsi derrière ce personnage en apparence « futile », comme derrière les autres héros de contes, derrière Peter Pan, Robin des Bois, voire les héros arthuriens, nous parcourons un sentier de vie jalonné de « trépas », mais aussi de notions aussi remarquables qu’identifiables comme la bienveillance, la persévérance, la vigilance (la veille et l’éveil de l’enfant attentif, dans l’attente, prêt à s’éveiller), l’amour, le secret et le mystère aussi. On a pu parler, à propos de ces « cultes » ou de ces « rites », de croyance suspendue. L’adulte ferait « comme si », pour dissimuler peut-être un vide spirituel, des cultes ou des croyances vidés de leurs contenus. Peut-être. Mais il ne faut pas pour autant négliger les grandes lois archétypales à l’œuvre derrière ces héros « enfantins » qui nous invitent à garder l’esprit ouvert, émerveillé, enthousiaste – au sens littéral de « transport vers les dieux [quelles que soient les notions que l’on peut mettre vers ce terme] » ou l’intériorité sacrée de l’être. En somme, se retrouver soi-même face au miroir de ce que l’on est et de ce que l’on aurait voulu être, qui nous ramène à la vieille maxime socratique : Connais-toi toi-même (pour mieux connaître encore les autres).

Alors oui, à l’heure de clore un petit texte forcément trop lapidaire qui, dans l’esprit même de la symbolique du personnage, s’est volontairement voulu partir sur un ton léger avant d’aborder des notions plus « essentielles », on peut assurément voir dans le mythe du Père Noël une forme dégénérée, inférieure, d’un mythe initiatique. Peut-être. Mais ces quelques évocations ont peut-être incité à voir dans cette forme triviale le reflet d’éléments plus profonds. Ces derniers invitent à une réflexion sur soi-même et sur son propre cheminement à travers le prisme de la joie, de l’amour et des étincelles scintillant comme des étoiles-guides dans les yeux. Comme une porte ouverte sur le chemin, une étape sur la voie de l’Amour et de la Sagesse. 

[1] Le Père Noël supplicié, p. 26.

[2] Le Père Noël est une figure, p. 161.

[3] Le Père Noël supplicié., p. 34.

[4] Lévi-Strauss appuie notamment sa démonstration sur un rite des indiens Pueblos, le rite des Katchina, revenant périodiquement visiter les enfants pour les châtier ou les récompenser. Or, ces katchina – incarnés symboliquement par les parents grimés et masqués au cours de la célébration – sont en fait, selon le mythe pueblo, l’âme de petits enfants morts noyés au moment des grandes migrations ancestrales  du peuple. Selon Lévi-Strauss, ces katchina sont à la fois la manifestation des grands ancêtres, mais ils sont aussi les enfants, héros de la fête. Les vrais initiés ne sont pas les parents grimés, mais les enfants qui sont les Katchina. Le Père Noël supplicié, pp.  31-32.

[5] Au passage, rappelons que les Saturnales – dont nos fêtes de Noël sont largement les héritières – étaient des fêtes des larvae, des larves, c’est-à-dire des morts laissés sans sépulture ou errants dans les limbes, ce lieu intermédiaire, sans pouvoir gagner le repos des séjours bienheureux.

Visuel extrait d’Au pays bleu, roman d’une vie d’enfant, roman scolaire (cours élémentaire) 1941 – éditions Eugène Belin illustré par Ray Lambert

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