Les éditions L’œil ébloui publient, en octobre 2024, trois nouveaux textes de la collection Perec 53. Parmi eux, Une seule lettre vous manque de Claro. En partant de La Disparition de Perec, paru en 1969, l’auteur questionne le langage, ses limites, son impossibilité à représenter le monde et à dire l’indicible.
Au quatrième temps de l’ambitieuse entreprise de Dire son Perec lancée par les éditions L’œil ébloui (Nantes) « Dire /son/ Perec en 53 livres de 53 pages par 53 artistes » (cf. « Georges Perec, immarcescible présence », Unidivers, 3 avril 2024), nous avons plaisir à retrouver l’écrivain Claro (sans prénom avoué) qui nous avait donné naguère La maison indigène (Actes Sud, 2020), un magnifique roman dédié à son grand-père bâtisseur né à Oran (cf. « La maison indigène de Claro : Quand l’encre se mêle au sang », Unidivers, 16 avril 2020) où l’on trouve cette définition qui, sans doute, pourrait bien évoquer le style propre à Georges Perec : « Une matrice. Une page vierge dressée à la verticale, en attente d’une encre empathique, capable de mettre en branle un destin ». Comment s’étonner qu’avec une incomparable acuité l’auteur se plaise ici à nous renvoyer de ses yeux la plus juste image de l’auteur de La Disparition (Gallimard, 1969) ? Ce roman consacré à la disparition d’Anton Voyl – Antoine Voyelle, un personnage qui a perdu ses « e » – est écrit, en une incroyable prouesse, sans utiliser la voyelle la plus utilisée de la langue française. D’où le titre de ce petit livre de 53 pages : Une seule lettre vous manque.
Le titre de ce récit en forme d’essai, et pour tout dire d’hommage, pastiche le fameux vers de Lamartine « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Sauf qu’ici, Claro peuple ce titre d’une longue et fine analyse du roman en lipogramme (figure de style qui consiste à écrire un texte où une lettre de l’alphabet est délibérément absente). L’auteur du Clavier cannibale (Éditions Inculte, coll. « Temps réel », 2009) ne pouvait qu’être sensible à cet exercice anthropophagique auquel se livre Perec dans ce livre où Claro montre bien que ce n’est pas seulement une lettre qui disparaît, mais assurément autre chose qui ressort à l’être. Il entreprend donc une lecture de ce qui a disparu dans la vie comme dans l’écriture de Georges Perec. Que l’on songe à cette autre œuvre – majeure – W ou le souvenir d’enfance (Les Lettres Nouvelles, 1975) où Perec, derrière Queneau, plonge dans « cette brume insensée où s’agitent des ombres », pour découvrir que dans ces apparitions, ces fantômes myrteux, comme le dit si bien Claro « les morts continuent d’occuper la même place ». La place vide laissée sur le mur par le tableau qu’on a décroché, par exemple. Et qu’y a-t-il derrière la voyelle e absente, oui, qu’y a-t-il derrière elle ? Claro traque cette absence et découvre, tiens, que ne pouvant écrire le mot « réveil » qui a deux « e », il a écrit « Jaz » qui, comme l’on sait, est une marque de réveil, mais voilà, nous explique Claro, la mère de Perec travaillait justement dans cette fabrique des montres, cette mère qui fut déportée et mourut dans les camps de concentration que l’auteur évoque ou suggère en les mêlant au souvenir d’enfance de W, ce roman emblématique. Et cette disparition de sa mère est devenue une obsession du romancier, ce qui fait écrire à Claro, dans un remarquable nuancement, qu’il ne s’agit pas de dire qu’il y a là un roman où la lettre « e » n’apparaît pas : « La Disparition de Perec est un roman dans lequel ne cesse de disparaître le lettre ‘’e’’ », d’où le titre de ce livre qui n’est pas informatif, mais allégorique. Sauf qu’il faut avoir la clé, et Claro – dont le patronyme d’origine espagnole renvoie à la clarté, à l’évidence – nous la fournit dans sa précieuse exégèse : « Jaz est le nom d’un fabricant de mécanismes horlogers pour lequel travaillait la mère de Perec qui a été déportée puis est morte à Auschwitz », et Claro pousse plus loin, et avec une sorte de génie critique, son analyse : « il est même possible d’entendre, inaudible, une insupportable rime, qui nous ferait passer de ‘’Jaz’’ à ‘’gaz’’ ». Et de citer alors tout ce paragraphe éclairant, ou plutôt éclairé par Claro, où le protagoniste rejoint les « ombres » de la nuit (la Nuit de Cristal ? Kristallnacht ?) et la « brume insensée » évoquées à travers cet « imbroglio confus » :
« Anton Voyl n’arrivait pas à dormir. Il alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il poussa un profond soupir, s’assit dans son lit, s’appuyant sur son polochon. Il prit un roman, il l’ouvrit, il lut ; mais il n’y saisissait qu’un imbroglio confus. Il butait à tout instant sur un mot dont il ignorait la signification. »
On sent bien, alors, le poids du non-dit, tout ce que ce texte, à la lueur d’un « e » disparu, veut nous dire à demi-mots, dans ce style si retenu, discret, presque mutique de l’auteur :
« Bien sûr, le lecteur ne le sait pas forcément, mais Perec lui le sait. Sa contrainte à lui, ce n’est pas d’éviter le ‘’e’’, c’est aussi d’entretenir le souvenir d’eux, de ses parents, disparus, morts tous deux quand il était petit. »
Il est de nombreux autres endroits de ce texte lumineux où le critique Claro fait merveille et montre bien le grand poids et le vrai prix d’un roman qui pourrait n’apparaître que comme un exercice de style, justement à la Queneau, par ailleurs capable de nous surprendre et de nous éblouir. Ah oui, l’œil ébloui, il ne pouvait en être autrement ! Les variations auxquelles il se livre sur le thème de la traduction sont dignes du grand traducteur qu’est aussi Claro (rien de moins que William T. Vollmann et Salman Rushdie ou Mark Z. Danielewski dans sa gibecière). Et il nous confie cette exigence, celle de Claro truchement de Perec : « Faire de la violence de la langue une alliée vicieuse et consentante ». Allant plus loin, et faisant du texte « bancal » de Perec la traduction d’un texte disparu – « l’original joue les fantômes », note-t-il – pour lequel, au comble de la confusion, car comment comprendre la Shoah, cette impénétrable énigme de l’Histoire ? Perec s’écrie : « Il nous faudrait un Champollion » déchiffrant ces hiéroglyphes. Il a, alors, cette admirable formule : « La traduction maquille l’amnésie en mémoire ». Mais l’on retiendra pour finir sa fine remarque sur cette langue, l’hébreu, « qui survit sans signes vocaliques », et c’est pour noter, une fois de plus nous éclairant : « Dans le mot ‘’juif’’ manque un ‘’e’’, le ‘’e’’ du ‘je’ qui cherche à retrouver le sens de l’enfance, le sens du ‘’jeu’’ ». Et certes, on ne peut parler de Perec sans en revenir toujours à son Souvenir d’enfance. Et Claro, rejoignant Alain Roussel dans sa Vie secrète des mots et des choses (Maurice Nadeau, 2019), soulignera que Perec, au comble du roman réaliste, aura fait des « lettres – des personnages à part entière ».
Ayant donc établi ici que Perec « écrit depuis une tombe », il glosera enfin le fameux apophtegme de Montaigne et nous en livrera la clé définitive :
« Peut-être que mourir n’est pas la même chose que disparaître, peut-être que disparaître n’est pas tout à fait mourir, est autre chose, et que philosopher c’est non seulement apprendre à mourir, mais également faire la différence entre mourir et disparaître. »
Sitôt fermé cette variation éblouissante sur Une seule lettre vous manque, on n’aura de cesse que de retrouver sur les rayons de la bibliothèque ou de courir acheter La Disparition, qu’on lira forcément en suivant la lampe torche de Claro. À lui, nouvel Argonaute, de nous livrer cette autre toison d’or :
« Disparition. Quel mot, quel mot cassé, ou peut-être plié. Quel mot, devenu titre. Comme Perec dut l’aimer, une fois fixé. Quel mot terrible. Comme il fleure le cimetière, la Shoah, la dictature. L’oubli. L’impossible oubli. Le mystère, l’attente, aussi. »
En 53 pages, Claro nous a tout dit de ce roman et de son auteur. Bien plus que tant de thèses doctorales dispendieuses glosant à perte de vue sur une Disparition à jamais retrouvée, ici, dans ces minces feuillets – pardon, folios.
Christophe Claro, Claro : Une seule lettre vous manque, éditions L’œil ébloui, octobre 2024, 53 p., 12€
À signaler, dans la même collection, la parution conjointe de :
Anne Savelli, Lier les lieux, élargir l’espace (06/53)
Antonin Crenn, Terminus provisoire (07/53)
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Mourir n’est pas toujours disparaître, en effet, puisque, dans certains cas, il nous reste les livres. S’il avait vécu plus lontemps, Pérec nous aurait peut-être un jour régalés d’un ouvrage sur l’antisémitisme, sans j, ni u, ni i, ni f. Une gageure, certes, mais il en aurait sûrement été capable!