La toute petite fille monstre (éditions Lunatique – 2013) est le premier roman d’Adeline Scherman Nebojša, ex-journaliste qui a vécu quelques années en Serbie. Oeuvre de fiction, le récit s’inspire de faits réels. L’écrivaine, amoureuse de l’ex-Yougoslavie, ne s’est pas lancée dans une œuvre facile.
S’essayer à raconter l’innommable, le crime de guerre, le caractère monstrueux de l’être humain, n’est pas une chose aisée. D’autant plus qu’elle s’y attache par le biais d’un conte philosophique, en éludant soigneusement l’usante trame narrative des récits de guerre, généralement adoptée par ceux qui se lancent dans ce genre littéraire polémique. A fortiori, pour relater l’histoire véridique du criminel de guerre Goran Jelisić et de sa jeune compagne Monika (les faits ont eu lieu en Bosnie-Herzégovine durant l’année 1992), l’auteur emprunte un style quasi lyrique, rythmé par des phrases aussi concises que métaphoriques, s’attachant à croquer de façon allégorique le tréfonds ignominieux de l’âme humaine pervertie par la mécanique libertaire du crime.
Monika Ilić Simonović
Pour décrire la monstruosité de Goran – l’homme –, l’écrivaine n’a nullement besoin de s’éterniser sur des images ou des faits, tellement l’Histoire regorge d’archétypes de ce genre d’olibrius assoiffés de sang. Sa transformation a été des plus simplistes : « Il faut croire que la guerre transforme les pêcheurs en bourreaux ». Le pauvre hère a tout de suite ressenti qu’avec une arme et un uniforme il accèdera à ce qu’il n’avait jamais eu auparavant : la puissance, la domination des autres, voire le respect (forcé) de leur part. Ainsi « la question du sens de la vie disparaît si la mort n’est rien de plus qu’une étincelle ».
En revanche, analyser l’expérience d’une meurtrière, la chose n’est pas commune. Les femmes vivent en général en marge des carnages. L’auteur, à travers les émois de cette jeune héroïne, interroge de manière sous-jacente sur la responsabilité du sexe féminin. Les femmes ne sont-elles pas censées avoir pour attributs la douceur, la maternité, la beauté, le désir, le sens de la préservation de la vie ? Ne doivent-elles pas alors assumer un rôle de gardienne face à la monstruosité masculine et la détresse des victimes ? Pourquoi ne pas imaginer une grève du sexe dans les situations de conflit ? Que nenni, rien de tout cela chez Monika constate Adeline Scherman Nebojša qui livre dans ce premier roman une véritable autopsie féminine du crime, en racontant la trajectoire (im)morale d’une jeune adolescente qui s’est entichée du machiavélique Goran, surnommé par certains le Adolf serbe – reductio ad Hitlerum bien facile, les crimes sont toujours plus rouges dans le charnier du voisin…
La jeune Monika avait 16 ans lors de sa rencontre avec Goran à Brčko, localité du nord de la Bosnie-Herzégovine sur le bord de la Save. Cette petite tête vide, électrisée par le nationalisme ambiant, s’éprend du soudainement majestueux policier qui lui offre le pouvoir de faire souffrir à sa guise ses compatriotes. Bien vite, elle y trouve une quasi-jouissance charnelle. La narratrice – en quelque sorte le surmoi de Monika – avoue que « La beauté ne peut trouver son siège qu’à la frontière la plus ultime de la souffrance ». Et va jusqu’à se poser des questions sur le sens de la rapidité des exécutions. « Mieux vaut l’honnêteté d’une rafale de mitraillette que le supplice de l’espérance ». Et quel effet produirait sur elle d’épargner une victime ? À cela son for intérieur répond implacablement qu’« il n’y a pas de sens profond à la vie. Pas de sens qui transcende ». « La fidélité des morts est la seule sur laquelle elle puisse compter… »
Après la rupture avec Goran, sa quête intérieure se poursuit dans la vie normale et prosaïque en Serbie. Paradoxalement, la dureté de la paix la rattrape. « La stabilité prend possession petit à petit de son existence. » « Et c’est terrifiant pour elle. La tranquillité l’affole au plus haut point », car « à Brčko, l’explosion des règles lui avait offert l’opportunité d’assouvir une soif ». Mais la paix, c’est plus dur. « Elle n’est pas faite pour la paix », déclare la narratrice. En contrepoint du pointillisme de la guerre, « le bonheur n’est pas assez exigeant », se persuade-t-elle pour trouver en quelque sorte un fondement à la stupidité des crimes et des tortures.
Si bien que dans le réel, elle n’a strictement aucune raison d’être. « S’il n’y a pas d’utilité à la vie, pourquoi être constamment empêchée de profiter de cette incroyable liberté conférée par l’absence totale de responsabilité ? » La seule chose qui la faisait vivre, c’était l’attirance envers ses amants : Goran, Sergueï et Marjana. Mais elle ne les aimait pas finalement. Elle les utilisait chacun à leur façon : l’un pour la liberté, l’autre pour son épaule rassurante, et la dernière pour son innocence feinte. Au demeurant, Monika essaie d’être à rebours « comme il faut dans ce monde ». En fait, elle vit par défaut. Ce qui l’horripile au plus haut point après avoir vécu l’intensité existentielle de la guerre, c’est la morale sociétale. « Morale qui arrive directement dans le sillage de la paix. Mais la paix, au fond, c’est la servitude. La soumission aux impératifs de la cohabitation, aux conditions, aux compromis, aux obligations. Ce dont elle rêve, c’est un pays sans lois, sans églises, où seul le désir compte ». « Dieu que la paix est chiante » s’exclame-t-elle à foison. Chez elle, « le Bien et le Mal ne sont dictés que par les impérieux ordres du cœur. »
En comparaison, la vie morbide avec Goran était beaucoup mieux. Mais, tout bien réfléchi, elle ne l’aimait pas ce gars-là. « Elle l’a choisi parce qu’il était un rempart et parce ce qu’il lui laissait la plus entière des libertés ». Son besoin à elle, au regard du vide, était de se sentir exceptionnelle. En cela, elle estimait avoir « le courage de la haine » qui lui donnait de la hauteur, sa grandeur à elle, considérant ses actes comme une règle de la Nature. Tant et si bien que si c’était à recommencer, elle égorgerait, éventerait de nouveau. Juste pour dominer son prochain, pour le plaisir d’exister plus intensément que dans la réalité normale…
Condamnations et femmes en noir
Les crimes de Goran ayant été condamnés par le tribunal international de La Haye à 40 ans de prison, ceux de Monika l’ont été par la Justice bosnienne à 4 ans. Deux autres femmes ont également été condamnées, une bosnienne et une croate. Y a-t-il une morale qui se détache clairement de cette histoire, si ce n’est celle évidente d’une page de barbarie ? Le lecteur découvrira la genèse criminogène romancée de cette femme « exceptionnelle » et les leçons qu’en tire l’écrivaine Adeline Scherman Nebojša.
Ce qui peut être rajouté à cette sorte d’allégorie sur l’essence libertaire, c’est l’émergence des protestations des femmes en noir à Belgrade dès le début de la guerre d’ex-Yougoslavie en 1991-1992. Ces femmes ont appelé à l’époque les mobilisables à la désertion et organisé depuis 1991 plus de 1000 manifestations dans 15 villes de Serbie, 3 du Monténégro et 3 autres de Bosnie-Herzégovine. Elles ont combattu avec leurs armes féminines devant l’indifférence générale des médias occidentaux qui s’attachaient plutôt à filmer la haine masculine. En contrepoint de Monika, qui ne savait pas quoi faire de sa vie, ces femmes avaient conscience de son intérêt, du besoin de règles, de religions, d’échanges.
Il faut lire ce petit ouvrage pour s’imprégner de la réalité humaine néfaste qui nous guette dans notre dos. D’une certaine manière, la littérature sauve cette Monika désespérée qui n’avait rien en sus du plaisir de la chair. Ni de foi, ni conviction, passions, centres d’intérêt, règles de vie…
La toute petite fille monstre, Adeline Scherman Nebojša, mars 2013, 18€. Éditions Lunatique, Le bas livet, 53380 La Croixille.