Blessé très grièvement lors de l’attentat de Charlie le 7 janvier 2015, le journaliste Philippe Lançon nous donne, avec Le Lambeau, le lent récit d’une reconstruction physique et morale. Salutaire et éclairant. Prix Femina 2018 et prix des Prix 2018.
C’est une lecture parfois éprouvante, qui s’immisce au compte-gouttes, comme une perfusion, qui fait souffrir, mais aussi soulage. Luz et Catherine Meurisse, plusieurs mois après l’attentat du 7 janvier à Charlie, avaient pris le crayon pour dessiner leur tentative d’éradiquer leurs souvenirs. Philippe Lançon, journaliste à Libération et à Charlie, a attendu trois ans pour écrire sur cette brisure définitive. Présent dans la salle de rédaction, il a été frappé au visage par une balle qui l’a laissé pour mort et qui lui a ôté tout le bas du visage. C’est une « paire de jambes noires » dont il se souvient, allongé sur le sol, et le crâne fracassé de Bernard Maris : « je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j’avais été, mais je ne le savais pas. Je l’écoutais parler et je pensais : mais qu’est-ce qu’il dit ? ».
Un autre homme : c’est bien de cette renaissance, qu’il s’agit tout au long de ces 500 pages qui ne vous lâchent pas et font assister le lecteur à la difficulté extrême de passer d’hier à demain. Pour renaître, il faut raconter la vie d’avant, et dans la première partie du livre, le journaliste décrit avec précision la veille de l’attentat, la dernière nuit, le dernier matin, derniers, car il s’agit bien d’une mort qui survient à 11h25, « peut être 11H28 ». Tout est décrit avec minutie et une précision qui agissent comme un exorcisme, une manière de rendre réel ce qui apparaît comme un mauvais rêve. Comme un journaliste d’investigation, soucieux de rapporter les faits au plus juste, Philippe Lançon redevient reporteur, car « écrire sur mon propre cas était la meilleure façon de le comprendre, de l’assimiler, mais aussi de penser autre chose – car celui qui écrivait n’était plus, pour quelques minutes, pour une heure, le patient sur lequel il écrivait : il était reporteur et chroniqueur d’une reconstruction ».
La reconstruction de trois années (toujours pas achevée), on va la suivre pas à pas, presque jour par jour, une reconstruction physique agrégée, accolée à la reconstruction morale et intellectuelle. Reconstituer une mâchoire avec le péroné, c’est redonner vie à la parole. Redonner forme à son visage, c’est rétablir le lien avec les autres. Reconstruire son corps c’est reconstruire sa pensée et Philippe Lançon décrit avec minutie, sans complaisance et sans larmoiement, ce long cheminement qui lui permettra, au bout de longs mois, de surmonter ces angoisses pour retrouver la rue ou retourner dans son appartement. Dans cette progression, où l’environnement médical constitue un « ailleurs », un monde en suspension entre l’avant et l’après, le journaliste va être accompagné par des personnes hors du commun comme Chloé, « sa » chirurgienne avec qui vont se tisser des liens particuliers. Il explique alors cette situation de dépendance vis-à-vis d’un corps médical dont les compétences détiennent le sort de votre vie. Véritable reportage en immersion, on découvre les attentions du personnel hospitalier, leurs difficultés, leurs états d’âme : « la première apparition dont je me souviens, Émilie, était une petite infirmière brune de vingt et un ans. (…). Allongé dans mon lit et respirant comme je pouvais, je l’ai regardé faire en me demandant si ma vie pouvait dépendre de quelqu’un d’aussi têtu, et plus encore, d’aussi jeune ». Derrière les portes voisines se cachent aussi d’autres souffrances comme celles de Ludo, une autre « gueule cassée » qui un jour s’éteindra laissant la trace de deux pieds entrevus dans une porte entrebâillée.
Avec pudeur et justesse, il décrit comment sa propre personne interfère désormais dans la vie des autres, de ceux qu’ils l’aiment et dont il se sent responsable de modifier leur vie. Son frère, qui l’accompagnera dès les premières minutes et dont la silhouette apparaît en creux et avec discrétion. Ses parents qui feront face, remettant en cause parfois leurs convictions profondes. Son amour Gabriella, un amour mis à rude épreuve dans le choc entre une vie qui poursuit sa route « normale » et une vie entre parenthèses. Les policiers, en permanence à sa porte, qui vont l’accompagner au musée dans un retour à la vie sous la forme d’un retour à la beauté des peintures de Velásquez, à qui il va adresser une lettre collective de remerciements.
Les livres et les souvenirs littéraires se mêlent aussi à cette convalescence. Philippe Lançon descend presque quotidiennement dans « le monde d’en bas », celui du bloc opératoire, avec parfois « un livre planqué sous le drap » comme les « Lettres à Milena » de Kafka ou « La Recherche du Temps Perdu » de Proust. Les souvenirs littéraires ressurgissent ainsi au fil des circonstances et des moments de réflexion. Juste avant de sombrer dans le voile inconnu de l’anesthésie.
Philippe Lançon, sans fausse pudeur, sans apitoiement personnel, se met à nu d’abord pour lui même, pour s’aider à revivre. Avec ses mots, il nous emmène dans le domaine de l’introspection, nous invite à réfléchir sur notre condition humaine. Quand le corps ne fait qu’un avec la pensée. Quand « la copine », le pied à perfusion, vous sert de béquille, à votre corps. Et à votre âme.