La photographie sociale, des manifestes visuels

Unidivers poursuit sa balade photographique dans la collection Photo Poche (voir notre article). Recueil collectif cette fois, recueil militant. La photographie sociale. Ou quand la photo veut changer le monde…

Il est des photos qui vous assènent dès leur première vue un véritable coup de poing dans l’estomac. Des photos vous assomment, vous perturbent, vous poussant parfois même à fermer les yeux ou à tourner précipitamment la page. Ce livre regorge de ces photos qui se figent à jamais dans votre mémoire. Deux raisons apparaissent essentielles au caractère incontournable de ces images.

Oscar Gustav Rejlander
Oscar Gustav Rejlander

La première réside dans le thème de l’ouvrage : « la photographie sociale » définie ici comme une photographie « d’investigation et de communication sur les problèmes sociaux. C’est une photographie militante dont l’objet est de témoigner en faveur des victimes ». Pourtant cette dimension de dénonciation des souffrances s’apparente plus à une simple description de la condition humaine. C’est bien en effet cette condition, dans ce qu’elle a de plus tragique, que décrit une photo sépia de Gustave Rejlander de 1860 montrant un enfant en guenilles replié sur lui-même (rappelant d’ailleurs étrangement le célèbre dessin de Van Gogh  « Worn Out », vingt ans plus tard) qui exprime toute la douleur du monde.

Stephan Vanfleteren
Stephan Vanfleteren

Idem celle, clôturant l’ouvrage, de Stefan Vanfleteren, figeant les mains et le visage d’un homme épuisé par la vie, déjà tourné vers le sol qui va l’engloutir. Toutes les étapes de notre vie traversent l’ouvrage à travers les besoins de l’Homme et ses errements : la faim, la naissance, la mort, la folie, la haine, la peur, la maladie, la solitude, les conditions de travail. Cette « photo sociale » trouve son origine en 1935 aux États-Unis avec la FSA (Farm Security Administration : voir notre article consacré à Walker Evans) qui en demandant à seize photographes de montrer la misère notamment des États du Sud voulait justifier de la nécessaire politique sociale de Roosevelt. Un travail encore inégalé et à l’origine de la naissance des plus grands photographes, dont Dorothea Lange, Marjory Collins ou, Walker Evans.

Henri Cartier-Bresson
Henri Cartier-Bresson

La seconde force tient dans la qualité extraordinaire des regards de ces grands photographes qui ne se contentent pas de fixer ce qu’ils voient ex abrupto. Par leur talent ou leur génie, ils cadrent l’instant présent avec un formalisme qui accroit la force du moment. Témoigne de cette vision unique l’une des plus célèbres photos de l’histoire de la photographie : celle de Henri Cartier-Bresson en Inde en 1947 qui, par un cadrage hors norme, oppose la main maigre d’une mère protégeant la tête fragile et épuisée de son enfant à la raideur et à l’éternité d’une roue en bois. Cette photo assure d’ailleurs la couverture de l’ouvrage. De nombreux autres tirages sont déjà connus comme celui d’Eugène Smith et son portrait de trois mineurs gallois, symbole de la condition ouvrière ou celui de Martine Franck à l’hospice d’Ivry-sur-Seine photographiant une vielle femme au regard halluciné et tenant contre sa joue une poupée, étonnant retour sur l’origine de sa vie.

Chris Killip
Chris Killip

Outre ces photos, que l’on a plaisir à voir compilées dans un seul ouvrage, d’autres sont moins connues, mais aussi fortes. Celle de Kris Killip en 1976 photographiant un « jeune sur un mur » ; en fait, un adolescent de profil adossé les mains jointes les yeux fermés dans un rictus de souffrance intérieure que l’on devine, fait partie de ces photographies sur laquelle on se recueille comme sur une image pieuse, tant elle donne à réfléchir.

Jane Evelyne Atwood
Jane Evelyne Atwood

Citons encore celle de Jane Evelyne Atwood qui représente un couffin posé sur le sol devant deux portes de prison du centre pénitentiaire pour femmes des Baumettes (notre regard se porte au-delà de ses portes pour nous laisser imaginer, dans l’instant, ce qui se passe derrière les verrous). Laisser voir sans montrer. Le pouvoir de l’image à son paroxysme.

Tous ces documents montrent donc la condition humaine dans ce qu’elle a de plus dur. Mais elles ont aussi vocation essentielle à faire bouger les choses : les conditions de vie à l’usine, dans les hôpitaux, les hospices, dans les pays en voie de développement, mais aussi les inégalités sociales, les injustices, le tiers-monde. Rien n’est gratuit dans ce travail de photographe. Chacune de ses photos se veut un manifeste.

Jean-Louis Courtinat
Jean-Louis Courtinat

Cette volonté de témoigner est celle de Jean Louis Courtinat, photographe trop méconnu, mais qui vient de voir en décembre 2013 son travail récompensé par une monographie personnelle dans cette même collection(*). Dans le recueil collectif, il est présent par une photo au centre d’accueil des SDF de Nanterre qui montre un homme nu, de dos, allongé sur un carrelage nettoyé par le balai d’un employé. L’Homme ravalé au rang d’un animal. Dans une interview sur France Culture, Jean Louis Courtinat revendiquait sa qualité de militant et expliquait que récemment un de ses reportages avait modifié totalement les conditions de vie d’un établissement qu’il avait photographié des semaines durant. Il avait révélé une réalité que le directeur du lieu n’avait pas perçue jusque-là.

Jean-Louis Courtinat
Jean-Louis Courtinat

Militer sans slogan, sans mot, avec le simple usage de la vue, c’est le défi que ses photos traduisent. Dans les textes qui accompagnent ces documents, tous les photographes expriment leur volonté de « faire savoir » pour qu’à notre tour, comme eux, nous ouvrions les yeux.

Jean-Louis Courtinat
Jean-Louis Courtinat

 

 

« La photographie sociale ». Ouvrage collectif.  Photo Poche n° 126. Éditions Actes Sud. 13 euros.

 

* « Jean Louis Courtinat » Photo Poche N°150. Éditions Actes Sud. 13 euros. Paru en décembre 2013. Ouvrage nécessaire, mais très éprouvant.

 

 

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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