Deux livres racontent les relations de Picasso avec les femmes : Picasso le Minotaure de Sophie Chauveau et Picasso. 8 femmes de Laurence Madeline. Deux livres implacables pour un génie créateur, mais homme odieux.
« Je ne jette rien de l’artiste et presque tout de l’homme. »
Une phrase de l’autrice dans la préface de son livre Picasso, le Minotaure dit tout de l’ouvrage et de sa tonalité. Sophie Chauveau est connue pour ses formidables biographies d’artistes, de Léonard de Vinci à Manet, en passant par Fragonard ou Botticelli. Ces biographies documentées, mais aussi romancées dans les interstices laissés par les recherches documentaires, sont la plupart du temps bienveillantes. Cette fois-ci le ton est différent car, bien que retraçant la presque totalité de la vie de l’artiste espagnol, la biographe relate surtout une existence à l’aune de ses rapports avec les femmes à commencer avec celle de sa sœur Conchita dont la mort l’autorise, selon le serment qu’il s’est fait à lui-même, adolescent, à peindre sa vie durant.
Cette fois-ci, la lecture est éprouvante et provoque parfois presque la nausée. Germaine, Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise, Jacqueline, autant de prénoms associés à l’œuvre du peintre andalou, autant de femmes utilisées par de nombreux historiens de l’art pour qualifier les périodes si riches et si variées d’inspiration du peintre. Au fil du récit détaillé, dont la force est de ne jamais se transformer en réquisitoire, l’apparition successive de ses femmes constitue des moments clés d’un renouveau pictural. Une nouvelle maîtresse est comme un déblocage artistique, une porte ouverte vers un renouvellement créatif. À chaque nouvelle jouissance physique apparaît une nouvelle jouissance artistique, tant l’œuvre de Picasso est pour qui la connaît parfaitement et sait la décrypter, une œuvre totalement biographique. Picasso a besoin de la réalité pour peindre même s’il la transforme. Cette réalité, c’est celle d’abord de ses amantes qui se multiplient sur ses toiles, nues, vêtues pour des portraits. Pour créer, la tension sexuelle est nécessaire, indispensable mais avec son corollaire picassien, la domination de l’homme. Tout devient alors terrifiant et à chaque nouvel amour, un processus identique se met en place. Une période faste d’amour passion, rarement exclusif pourtant, et puis progressivement une machine à broyer, destructrice, perverse qui se complait à faire souffrir la femme au-delà de l’imaginable, faisant par exemple passer les premiers portraits amoureux de Dora Maar, heureux et colorés vers l’image symbole de la Femme qui Pleure, qui deviendra synonyme de la maîtresse photographe.
On aurait presque aimé que ce texte soit accompagné en postface d’un avis d’un psychiatre, capable d’expliquer cette forme extrême de perversité d’un génie créateur quémandant l’amour puis la destruction de l’autre. Sophie Chauveau évoque souvent comme explication à ce comportement qui va bien au-delà du machisme la date de naissance de Picasso, 1881 et la fin du siècle précédent, ainsi que son origine andalouse, province espagnole qu’elle estime particulièrement arriérée et machiste culturellement et socialement.
ll n’en reste pas moins que ce comportement odieux avec les femmes se répète à l’infini avec les hommes, ses « amis », ses plus proches, comme Max Jacob, Cocteau, et tant d’autres qu’il abandonnera avec parfois un plaisir pervers. Seul bémol, l’amitié n’est pas l’amour et l’absence de relations sexuelles provoque peut-être moins de dégâts. La lecture est passionnante mais éreintante, tant sont rares les moments où le peintre se montre sous un jour favorable. L’écrivaine n’oublie pourtant jamais de démontrer son génie, sa vitalité créatrice qui n’a d’égale que sa vitalité sexuelle, deux forces indissociables chez Picasso. L’excuse unique du peintre ? « Toute femme est une machine à souffrir » et Sophie Chauveau de compléter la pensée du peintre : « ce n’est pas lui qui les abîme et les détruit, c’est leur amour trop grand pour elles. Lui se contente de le consigner sur la toile ».
Avec son essai, Picasso. 8 femmes, Laurence Madeline se préoccupe plutôt de réhabiliter la mémoire de ces huit femmes maîtresses, amantes, souvent minorées, voire rejetées par ceux qu’elle désigne sous un vocable général « d’historiens ». Féministe, elle souhaite revisiter leur histoire sous l’angle d’une « historienne » et en retraçant leur existence, leur donner une nouvelle identité. On découvre au fur et à mesure que la plupart ont en commun, une grande envie de vie et de liberté, souvent une soif de reconnaissance. Étrangement, la responsabilité de Picasso dans leur destruction, jamais niée, n’est guère mise au premier plan, comme si elle était un fait acquis et secondaire par rapport à l’image restée dans la mémoire collective de ces huit femmes, amantes et modèles, qualificatifs auxquels l’écrivaine voudrait substituer celui de « partenaires », en forme de réhabilitation.
Le Minotaure que Picasso a peint des centaines de fois est l’image en double du peintre : dominateur, sexuellement violent et violeur, monstrueux et mythologique. On peut y accoler un second qualificatif, celui d’ogre tant Picasso a dévoré ses femmes après s’en être délecté jusqu’à épuisement. Marie-Thérèse Walter s’est pendue. Jacqueline Roque s’est tiré une balle dans la tête. Dora Maar et Olga Khokhlova ont fini dans la déraison. Fernande Olivier a subsisté en quémandant, souvent par des tiers, des subsides. Quant aux enfants, petits-enfants, Picasso n’ayant volontairement rien prévu de sa succession, se réjouissant à l’avance du carnage que provoquerait sa mort, il fut largement exaucé jusque dans sa tombe. Seule Françoise Gilot, plus que centenaire, a survécu physiquement et moralement à celui qui fut finalement son bourreau. Elle était peintre mais est partie vivre aux États-Unis.
Artiste génial accolé à un homme médiocre, rarement un tel paradoxe ne s’est si justement appliqué. Le même paradoxe que celui d’être émerveillé par La Femme nue dans un fauteuil et de savoir que Marie-Thérèse, peinte, est aussi celle qui se suicidera des années plus tard, victime d’une perversité inouïe.
Picasso, le Minotaure de Sophie Chauveau. Éditions de poche Folio, octobre 2020. 620 pages.
Picasso. 8 femmes de Laurence Madeline. Éditions Hazan, avril 2023. 240 pages. 25 €.