Entretien avec Pierre Adrian, Que reviennent ceux qui sont loin

Finesse. Délicatesse. Comment définir autrement cette merveille de roman qui raconte une maison, le mois d’août, une famille et plus sûrement le temps qui passe, l’enfance perdue, l’âge mûr qui arrive et la vieillesse que l’on découvre. Inoubliable. Que reviennent ceux qui sont loin de Pierre Adrian.

C’est l’histoire de la « grande maison » au loquet blanc, celle au bout de la terre, avant que les prés et les champs ne tombent à la mer. C’est l’histoire d’un lieu qui appartient à la grand-mère presque centenaire où depuis toujours, la famille se retrouve chaque été. C’est aussi l’histoire d’un mois, celui du mois d’août, ce mois « qui ressemblait le plus à la vie ». C’est peut-être encore l’histoire d’un trentenaire qui revient après dix ans d’absence rechercher des souvenirs.

30 ans, l’âge de Pierre Adrian, est pour le narrateur celui des premiers bilans. À 30 ans on est de plain pied dans l’âge adulte et on ne fait plus partie de ces enfants qui jouent dans tous les étages de la maison, font souffrir inutilement une mouette blessée dans le jardin, désireux de montrer leur force naissante. Mais à 30 ans on n’est pas encore dans la vieillesse naissante du tonton bricoleur ou dans la vieillesse accomplie des tantes chargées de mettre en marche chaque matin l’horloge des tâches essentielles du bon fonctionnement de la demeure.

C’est l’âge du regard habitué mais pas encore usé, celui d’un passage intermédiaire :

J’avais fini d’être un fils. J’étais un père sans enfant.

Ces thèmes déjà lus, l’auteur Des Âmes Simples, à la manière proustienne, les rend par sa perception fine et tendre des choses, par son ajustement des mots, inoubliables. L’émotion est à fleur de pages et nous semble familière, racontant au lecteur des instants vécus. Août c’est le moment de la vacance, celle de la journée qui s’ouvre devant rien, devant le temps à passer qui se propose infini sans aucune obligation que celle de respirer. S’il pleut, ce pourra être un voyage à « la ville » , à Brest. S’il fait beau ce sera la plage, chacun à son heure, pour s’y baigner, s’y faire bronzer, observer le ressac et dévoiler, derrière le rituel du bronzage, des manières de vivre, de penser, dissimulées au quotidien.

Ce ne sont pas des souvenirs qui s’égrènent, mais des moments essentiels, socles d’une vie partiellement construite avec comme perspective l’avenir de ces personnes qui peuplent la maison dans un joyeux et bruyant capharnaüm apparent, dissimulant des émotions derrière le brouhaha des heures désordonnées. Chacun se cache vainement dans un anonymat collectif recherché que Pierre Adrian scrute avec une tendresse magnifiée, attentif aux gestes du quotidien pour avouer :

Mais je ne croyais plus que les souvenirs ressassés étaient du temps perdu. Au contraire, avec Anne et les cousins de mon âge, je tâchais de les rassembler avant qu’ils n’aient tout à fait disparu. Ils me constituaient.

Ce qui est nouveau pour les enfants est déjà souvenirs pour les trentenaires. Ce temps qui passe, c’est l’histoire de la vie comme les lignes magnifiques qui disent de lancer à la mer ce doudou devant la famille vers l’âge de 6 ans, rite initiatique d’abandon de la petite enfance, enthousiasmant vers la promesse du futur, mais terrifiant, car marqueur irréversible de la fin d’un âge.

On ne perd rien de ces mutations que l’éventail extrême des âges offre à celui qui à 20 ans avait considéré ces vacances comme d’un autre temps, sans intérêt. Les habitudes de la tribu racontent les vies telles celles de la grand-mère, sphinge presque immobile, regardant son petit monde, dont elle oublie les petits noms, et qui pourtant vient d’elle-même, fondatrice d’une communauté. Elles disent aussi la transmission imperceptible de ces petits moments de vie qui vous font à la manière de la madeleine de Proust.

Bien sûr comme dans toute existence, le drame est proche parfois. On le sent venir à quelques mots, quelques phrases écrites çà et là, prémonition que le mois d’août n’est pas en vacance de la vie réelle et de ses duretés. Mais le malheur ne peut venir qu’après le milieu du mois comme s’il fallait que les marées laissent le temps à la famille de vivre ensemble ces moments fondateurs répétés depuis des décennies. Ce sont des larmes qui affleurent alors. Elles montrent comment Pierre Adrian est allé bien au-delà de la transcription de photos sépia en écrivant le passage inexorable du temps comme un homme très âgé qu’il n’est pas. Il a écrit le roman de la vie avec des mots à faire pleurer. Une pépite de la rentrée littéraire.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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