Pierre Lemaitre Au revoir là-haut, les poilus ont gagné le Goncourt !

Les fans de romans noirs connaissent Pierre Lemaitre et ont tremblé d’angoisse et de plaisir mêlés en lisant ses précédentes publications, et cet auteur peut être classé dans le clan (assez restreint) des auteurs français de romans policiers valant le coup d’être lu. Avec Au revoir là-haut, il devient incontournable. Non pas parce que le fameux prix Goncourt vient de lui être décerné, mais parce que Pierre Lemaitre entre par la grande porte dans le groupe des « auteurs à lire absolument ». Il serait assez péjoratif de déclarer qu’il est devenu un « vrai » auteur, mais le lecteur ressentira néanmoins au cours de ce long roman la maîtrise acquise et une virtuosité à manier mots, idées et humour qui ne peut que subjuguer.

Au revoir là-haut – Pierre LemaitreEt pourtant le sujet ne prête pas à rire au départ (ni à la fin d’ailleurs !). Le lecteur plonge dès les premières pages au fond des tranchées de la guerre de 14, à la veille de l’Armistice certes, mais cependant toujours dans la boue et sous les bombes qui déversent leurs dernières salves. Tous voudraient bien que ça s’arrête, maintenant, tous voudraient retrouver famille et amis, fiancée ou femme, enfants, foyer, et parmi eux le jeune Albert Maillard qui ne pense qu’à sa douce fiancée. Mais le lieutenant Pradelle, chef du bataillon, ne le voit pas de cet œil et lance un dernier assaut, pour la gloire, sa gloire à lui qu’il voudrait enfin voir éclater, afin que ses hauts faits remontent à sa hiérarchie.

Et ce dernier assaut sera catastrophique puisqu’il va faire basculer le destin d’Albert, qui découvre la sordide manœuvre de Pradelle et se retrouve du coup à mourir au fond d’un trou d’obus, puisant ses dernières forces et ses dernières bulles d’air dans la gueule béante d’un cheval en décomposition. Le destin va également changer la vie d’Édouard Péricourt, un compagnon d’infortune qui tente de lui sauver la vie, et qui a la fâcheuse idée de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Ces quelques pages du début du roman sont totalement époustouflantes de réalisme et en même temps qu’on y vit l’horreur, on jubile de bonheur à ces situations totalement ubuesques. Mais n’en dévoilons pas trop…

Les deux poilus survivent cependant et continuent leur chemin ensemble. Albert se sent redevable de son compagnon et son caractère timoré et sans envergure l’empêche de tout lâcher pour retrouver sa vie, bien que de celle-ci il ne reste plus grand-chose. Quant à Édouard, dessinateur hyper talentueux, il a malheureusement perdu en même temps que la moitié du visage son étincelle de vie et ne veut surtout pas reparaitre devant sa famille, avec laquelle les relations étaient déjà compliquées et tendues avant-guerre. Et il ne veut en aucun cas de leur pitié. Les deux acolytes montent donc une magouille pour faire passer Édouard pour mort et retournent à la vie civile après l’hôpital, vie dans laquelle ils végètent, souffrent et subissent comme beaucoup d’anciens poilus la dure loi du retour au monde du travail, qui est assez simple pour eux deux : du travail, Albert en trouve, mais seulement des petits boulots misérables. Édouard, lui, reste cloitré dans l’appartement avec sa gueule défoncée, tentant d’oublier sa douleur et son malheur dans la morphine tout d’abord, puis dans d’autres drogues, mais cependant égayé par les visites d’une jeune voisine d’une dizaine d’années, une enfant qui ose le regarder en face, n’a pas peur de lui, et arrivera peut-être à lui donner le goût de vivre.

Leur vie est presque pire que la guerre : c’est l’exclusion, la solitude, la pauvreté, la déchéance et surtout l’absence de perspective d’avenir, et tout cela au quotidien. Plus les doses de morphine qu’Albert doit trouver par n’importe quel moyen pour calmer son ami. Jusqu’au jour où Édouard aura comme un sursaut et fomentera une magnifique arnaque censée les rendre millionnaires. La France est alors toute entière engagée dans la glorification des soldats tombés au front et le talent de dessinateur du jeune homme va servir à créer de somptueux monuments aux morts qui trôneront sur chaque place de village dans tout le pays.

Voilà pour l’histoire principale, mais ce roman est bien plus que cela. Le lecteur y trouvera un humour cynique tout à fait subjuguant, car Lemaitre, bien que s’inspirant de faits réels et s’étant très largement documenté sur cette période trouble de l’après-guerre, mêle à la vraie histoire des anecdotes de son cru, mais si vraies qu’on aura du mal à distinguer les unes des autres. Et puis il décrit pour notre plus grand plaisir les hommes de cette époque, les plus démunis dans leur misère poignante et les puissants dans toute leur arrogance, leurs magouilles.

De main de maitre, l’auteur aborde les personnages secondaires en leur donnant autant de présence et de profondeur que les deux héros de son roman. Chacun des protagonistes de cette histoire porte un trait de caractère qu’on pourrait penser presque satyrique, mais qui décrit parfaitement les turpitudes de l’âme humaine et ses bassesses. Parfois sa grandeur d’âme, mais c’est plus rare. Trafics et intrigues sont monnaie courante et le lieutenant Pradelle, devenu par un hasard facétieux le gendre du père d’Édouard, organise même une fantastique arnaque sur les cercueils et les cadavres des poilus tombés au combat, que l’État veut rassembler dans des cimetières dédiés. À chaque cadavre exhumé et ré enterré –peu importe s’il a été identifié ou non et s’il est en entier ou mélangé avec les restes d’un inconnu- il compte mentalement ses bénéfices, qui bientôt lui permettront de restaurer complètement le château familial.

Le père d’Édouard qui de toute sa vie a rejeté son fils aura un sursaut d’amour pour lui, mais un peu tard et sa sœur est un parfait modèle de jeune femme de bonne famille cachant sous son vernis policé une flamme insoupçonnée. Vous découvrirez également avec délices le vérificateur de l’État, qui arpente les cimetières pour détecter les fraudes et dont la description est un véritable morceau d’anthologie, le bras droit de Pradelle, soumis à son boss et servile comme il n’est pas permis, ainsi que d’autres personnages qui tous, dans leur description ou leurs actions, retiendront votre attention. Rien n’est laissé au hasard, le souci du détail, de la phrase qui décrit en un tour de main, du mot qui dépeint… C’est une belle peinture des caractères humains dans toute leur horreur : mensonges, bassesses, lâcheté, violence… le sens moral n’a plus court et les faibles seront écrasés comme de vulgaires cafards pour les profits des nantis. Vous trouverez aussi dans ce roman une superbe relation d’amitié, celle qui lie Albert et Édouard, de l’amour, du désespoir à la pelle, et un cynisme délicieux qui éclaire les faits sous un angle nouveau, tout à fait jubilatoire, d’autant plus que l’écriture de Lemaitre est un régal, et ne s’essouffle pas malgré la longueur du roman.

Et Lemaitre est vraiment en ce sens un « grand » auteur, qui réussit non seulement à nous offrir un roman bourré d’humour noir qui vous fera rire aux aventures pourtant tragiques de ses personnages, mais qui de plus, dresse une véritable fresque des années 20, que l’on sait folles, mais habituellement pas sous cet angle, et qui furent bien plus impitoyables que ce que l’on imagine. L’auteur se tire avec brio de ce récit audacieux d’une rare intensité et sans longueurs, sans jamais tomber dans le pathos ou la caricature trop forcée et ces 600 pages sont un délice à lire.

Pierre Lemaître Au revoir là-haut, Albin Michel, août 2013, 570 pages,  22,50 € Prix Goncourt 2013

 

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