L’artiste contemporain français Pierre Soulages est décédé mercredi 26 octobre 2022, à l’âge de 102 ans. Le peintre aura consacré sa carrière à sculpter le noir, surnommé « l’outrenoir », pour en faire jaillir la lumière…
En fin d’année 2020, le patio du musée des beaux-arts de Rennes accueillait des artistes qui composent avec la lumière à l’occasion du remplacement intégral de sa verrière. Parmi eux, Pierre Soulages, grand maître du noir qui n’a eu de cesser d’expérimenter la couleur noire par le prisme des reflets de la lumière. L’artiste nous a quitté dans la nuit du 25 au 26 octobre 2022, et laisse derrière lui une œuvre qui a marqué l’histoire de l’art, et les esprits, par sa brillance.
Pierre Soulages a toujours aimé le noir, la preuve étant qu’il s’habillait en noir depuis qu’il était en âge de choisir ses habits. Né le 24 décembre 1919 à Rodez, l’artiste parlait peu de sa peinture, il n’en faisait aucune théorie. Il préférait parler de la matière, de la lumière, et des outils qui lui permettaient de travailler la couleur noir. Il y associa de temps à autres des couleurs, bien que celles-ci restent sombres, profondes, mais le but semblait toujours de découvrir toutes les variations du noir, ses reflets, sa profondeur et son intensité lumineuse.
Le futur artiste est élevé par sa sœur, de 14 ans son aînée, et sa mère à la mort de son père alors qu’il n’a que 6 ans. Cette dernière, employée dans une boutique de chasse et pêche, le voyait médecin, il fut artiste, un des plus grands de sa génération, celui qui révolutionna la peinture par ses études picturales.
Son œuvre était par essence abstraite, mais il serait difficile de trouver l’origine réelle de cette préoccupation pour le noir. Peut-être est-il prédestiné à ce destin artistique ? Quelques anecdotes ouvrent néanmoins des pistes, permettent de percevoir sa vision singulière, son approche quasi primitive de la peinture. Par exemple, sa fascination pour les vieilles pierres, les matières patinées et érodées comme le bois, le cuir et le fer dès son plus jeune âge. On y peut voir un attrait prononcé pour la matière brute, celle que l’on travaille et manipule. Celle que la lumière modèle et fait vivre de ses reflets. Un intérêt que les paysages des Causses, sa visite au lycée de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, dont il réalisera les 104 vitraux de 1987 à 1994, et son choc émotionnel devant les peintures rupestres confirment.
Les stries noires qu’il dessine sur une page blanche avec son encrier, alors qu’il est âgé de huit ans, sont un autre indice. Que dessinait-il ? « De la neige » fut sa réponse. « Ce que je voulais faire avec mon encre, c’était rendre le blanc du papier encore plus blanc, plus lumineux, comme la neige. C’est du moins l’explication que j’en donne maintenant », a-t-il d’ailleurs raconté bien plus tard. Ses sillons tracés présageaient-ils un avenir rempli de toiles et d’obscurité lumineuse ? L’annonce inconsciente de ses futures pérégrinations picturales ? Peut-être.
Sur les conseils d’un professeur, le jeune homme candidate et entre à l’école des beaux-arts de Paris en avril 1939, mais l’académisme de l’enseignement, et sa médiocrité, le désolent au point qu’il préfère retourner dans sa ville natale. Mais pendant ce bref séjour, le musée du Louvre, celui de l’Orangerie et les expositions de Cézanne et Picasso à la galerie Paul Rosenberg sont autant de révélations qui l’incitent à se consacrer pleinement à la peinture.
Mobilisé en 1940, démobilisé au début de 1941, Pierre Soulages s’installe à Montpellier pour préparer son école de professorat. Si son passage à l’école des Beaux-arts de Montpellier n’a pas été un élément décisif dans sa vie, sa rencontre avec Colette Llaurens, elle, le sera. Ils partagent les mêmes passions, tombent amoureux et se marient en fin de cette même année. Pendant son séjour montpélliérain, il fréquente régulièrement le musée Fabre où Les Baigneuses de Courbet (1863), La Descente de croix de Pedro de Campana (1547) et Saint-Agathe de Zurbaràn (1630-1633) le laissent admiratif. Il découvre aussi les œuvres de Max Ernst et Salvador Dali. Toutes ses découvertes le confortent : il ne peut vivre sans la peinture.
En 1946, à son retour en banlieue parisienne, à Courbevoie, il est refusé au salon d’automne, mais il expose de grandes toiles abstraites au 14e salon des surindépendants l’année suivante. C’est là que sa carrière commence réellement. Son « impressionnante symphonie de sombres coloris », comme le définit le journaliste Maximilien Gauthier, fait office d’ovnis au milieu des formes géométriques ou des toiles colorées, plus en vogue à l’époque. Mais Pierre Soulages travaille les couleurs sombres, le brou de noix, et il expérimente le goudron sur verre. On rapproche alors son travail des débuts à l’abstraction aux couleurs restreintes de Hans Hartung, aux côtés de qui il exposera dès 1949, à la galerie Otto Stangl de Munich et à la galerie Betty Parsons de New York notamment.
Le format de ses toiles s’agrandit au fur et à mesure que des couleurs interviennent, mais attention, seulement des couleurs sourdes, comme l’ocre, le rouge ou le brun, parfois le bleu. Elles sont un outil à la nitescence de la lumière et apparaissent par le grattement, le raclage de la matière noire.
1979 marque le tournant de sa carrière, c’est la rencontre entre le noir, la lumière et Pierre Soulages. Le peintre patauge alors devant une toile qu’il recouvre d’une pâte noire avant de la retirer, puis de l’appliquer de nouveau, et finalement la retirer… Il va se coucher désemparé et le lendemain matin, une étincelle s’illumine dans son esprit comme la lumière qui sculpte la couleur qu’il tentait de travailler, de dompter même. Il ne s’agit plus seulement du noir, mais aussi de la lumière et de sa manière de transcender la surface du noir.
Le centre d’art George Pompidou organise la même année une exposition des peintures récentes de l’artiste. Ses premières peintures monopigmentaires y seront exposées. De ses toiles se dégagent une forte émotion, un présence indicible qui aspire l’observateur, peut-être de par la profondeur et l’intensité de la couleur qui va bien au delà du simple noir.
De « noir-lumière », Pierre Soulages lui donnera le nom « d’outrenoir » en 1990 : « au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir ». Depuis ce bienheureux désarroi artistique, le peintre, tel un sculpteur, travaille en symbiose avec la lumière. Les tracés sont parfois lisses, d’autres fois en relief. Ils construisent la composition de leur verticalité ou de leur horizontalité, voire diagonalité. Pierre Soulages est resté jusqu’à la fin dans l’instant créatif, créant pour que la lumière fasse vivre le noir, le sculpte et laisse apparaître les aplats, les rainures. Il ne prévoyait jamais quel serait le résultat.
Ses toiles se vendent aujourd’hui à des millions. Son approche de la peinture a fait de lui un des artistes les plus influents, à l’échelle internationale, dans le domaine de l’art contemporain, mais pas seulement. Pierre Soulages compte parmi les peintres dont le travail a inspiré tous les champs de l’art : Le Triangle – cité de la danse accueillera les 9 et 10 décembre prochain Les Yeux fermés de Mickaël Le Mer (compagnie S’POART) dans le cadre de son partenariat avec les Transmusicales. Ce spectacle a été pensé en hommage à l’artiste à l’oeuvre en noir.
Tenter de résumer la vie et la carrière de ce peintre décédé dans la nuit du 25 au 26 octobre 2022 n’est pas chose aisée, seule une publication de plusieurs centaines de pages saurait, peut-être, satisfaire l’appétit des amateurs et curieux de sa peinture. Mais raconter quelques bribes de sa vie et quelques instants magiques qui l’ont mené dans cette voie artistique, ainsi que parler de ses œuvres est, semble-t-il, lui faire déjà hommage : « La mort m’importe peu, tant que mes toiles vivent. »