Dans le champ de la musique populaire, le soupçon de plagiat constitue une des bêtes noires redoutées de tout artiste. Force est de constater que depuis quelques décennies, les accusations dans ce domaine se sont multipliées. Et les affaires les plus retentissantes touchent le plus souvent des succès interplanétaires. Mais sont-elles toujours bien fondées ? Peut-on leur accorder un réel crédit ? C’est à cette question que nous allons tenter de répondre dans cet article.
À l’instar d’autres arts tels que le cinéma ou la littérature, le domaine des musiques populaires est régulièrement secoué par diverses affaires infamantes ou compromettantes pour certaines personnalités et souvent aussi sordides les unes que les autres. Néanmoins, il est une accusation qui revient de façon récurrente depuis un certain nombre d’années dans le monde de l’industrie musicale et qui fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires : le plagiat. Ainsi, les chanteurs Pharrell Williams et Robin Thicke durent affronter les héritiers de Marvin Gaye, après s’être inspirés, sans autorisation, de la chanson « Got To Give It Up » (1977) pour leur succès « Blurred Lines » (2013). C’est également à ces mêmes héritiers qu’Ed Sheeran et sa collaboratrice Amy Wadge ont dû faire face récemment. En effet, selon l’accusation, la chanson « Thinking Out Loud » (2014) copierait entièrement le célèbre « Let’s Get It On » (1973) de Marvin Gaye.
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D’une manière générale, le plagiat revient, pour un artiste, à copier, sinon emprunter tout ou partie d’une œuvre sans en mentionner son créateur et en s’en attribuant la paternité. Mais dans le domaine plus précis de la musique populaire internationale, les frontières entre l’originalité et le plagiat ne sont pas clairement définies et s’avèrent même problématiques. Selon le droit français, une œuvre musicale peut être considérée comme un plagiat si elle copie au minimum 8 mesures d’une œuvre préexistante.
Toutefois, cette théorie résonne plutôt comme une simplification, tant les éléments qui constituent une œuvre musicale (sa mélodie, ses rythmes, ses enchaînements d’accords, etc.) sont pluriels et donnent lieu à un nombre colossal de combinaisons possibles. On trouve une définition plus satisfaisante offerte par Antoine Chéron, avocat spécialisé dans la propriété intellectuelle. Ce dernier affirme ainsi qu’on peut parler de plagiat lorsqu’il existe un nombre plus important de ressemblances que de différences entre deux morceaux.
Face à l’incertitude qui domine dans la définition du plagiat, il convient également de faire quelques remarques quant à la conception commune de l’originalité dans le domaine musical. En effet, la manière avec laquelle une chanson ou un morceau de musique rentre dans nos vies s’inscrit non seulement dans l’inconscient collectif, mais également et avant tout dans une expérience individuelle propre à chacun. Nous entretenons ainsi un rapport toujours personnel à une chanson, par exemple en raison de la puissance émotionnelle procurée par sa mélodie, ses progressions harmoniques, ou encore ses rythmes, ainsi que de son potentiel à devenir la « bande son » d’un moment de notre vie, à nous faire émerger des souvenirs. Notre attachement est donc tel que nous en venons à la considérer comme un objet unique et singulier et que nous nous l’approprions au prisme de notre propre ressenti. Toute impression de voir cette chanson copiée ou de n’être qu’une pâle copie peut donc nous faire crier à l’imposture et soulève un problème d’ordre moral.
Pourtant, nous avons tendance à oublier que chaque chanson est toujours liée, d’une manière ou d’une autre, à son contexte de création. Ce dernier est défini, le plus souvent, par une ou plusieurs tendances ancrées dans une période de l’Histoire de la musique, mais il se rapporte plus largement à tout élément qui influe, peu ou prou, sur son processus de création et son existence dans le monde de la musique.
Ainsi, certaines chansons qu’on pourrait opposer sous l’argument du plagiat sont intimement liées à des éléments structuraux communs qui tiennent parfois lieu de standards, de schémas dans les musiques populaires. C’est notamment le cas des enchaînements d’accords, dont certains furent intégrés de façon récurrente dans de nombreuses chansons populaires du siècle dernier. Ainsi, l’enchaînement I — VI – II – V (ex : Do M —La m —Ré m —Sol M), connu sous le nom d’« anatole », se retrouve dans un très grand nombre de standards de Broadway, puis dans les ballades « doo wop » de la fin des années 40 au début des années 60. Par exemple, c’est lui qui structure, « Blue Moon », le standard de la comédie musicale (1934) et dans « Devil Or Angel » (1956) du groupe vocal The Clovers.
De même, dans les années 1960, l’enchaînement I — IV — V — V (ex : Do M — Fa M — Sol M — Sol M) est un élément harmonique tiré de la musique populaire mexicaine qui fut intégré dans de nombreux standards de la pop américaine de cette période. Il est présent, en outre, dans la reprise de la chanson « La Bamba » (1958) par Ritchie Valens, « Twist And Shout » (1961) des Isley Brothers, ou encore pendant le refrain de « Like A Rolling Stone » (1965) de Bob Dylan.
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Toutes ces chansons obéissent de près ou de loin à un principe de reproduction parfois quasi industriel, sous divers aspects. Mais dans le même temps qu’elles répondent d’une certaine standardisation, la variabilité de leurs mélodies, ainsi que les ajouts ou retraits d’autres éléments laissent transparaître l’âme et l’originalité de leur créateur. De façon assez évidente, il peut s’agir de rajouts d’accords, des variations de rythmes, ou d’ornements particuliers utilisés au gré de l’interprétation.
Étant donné ce caractère ambivalent, l’originalité chez les chanteurs et musiciens populaires se révèle ainsi être, pour beaucoup d’entre eux, un talent d’adaptation et de personnalisation d’esthétiques musicales préexistantes plutôt qu’une totale innovation. En effet, certaines structures (notamment harmoniques) peuvent plus difficilement être variées que les tournures d’une ligne mélodique. Les chances de créer une chanson en tous points originale semblent donc assez minces et c’est dans ces variations subtiles, les différences de l’œuvre par rapport à d’autres chansons, que résiderait alors la personnalité et la créativité de leur auteur.
Certes, nous pouvons relativiser, dans une certaine mesure, le caractère infamant de l’inspiration puisée par certains artistes dans les œuvres de leurs confrères. En effet, il faut rappeler la place centrale de la mimèsis, soit l’imitation, dans l’art occidental. Elle en constitue même l’un des fondements, à travers l’enjeu dans l’art pictural ou la littérature, de représenter ou imiter la nature. Mais, outre un plus grand nombre de ressemblances que de différences entre deux chansons, il semble plus facile de déterminer un plagiat si le morceau original peut être aisément reconnu à l’oreille, pendant l’écoute de la chanson « suspecte ».
De ce point de vue, on constate ainsi que la démarche artistique de certains compositeurs paraît parfois assez ambiguë. C’est le cas, par exemple de certains collaborateurs d’Ed Sheeran, dont quelques chansons ont fait l’objet de poursuites judiciaires. Dans « Thinking Out Loud », évoquée précédemment, le début des couplets présente effectivement une rythmique et des enchaînements d’accords semblables à ceux qui sont utilisés dans « Let’s Get It On » de Marvin Gaye. Cependant, son parcours harmonique inclut des accords supplémentaires et la tournure de sa mélodie atteste de son originalité, car elle est différente de celle de la chanson de Marvin Gaye.
Davantage que pour « Thinking Out Loud », le caractère original essentiel à la création artistique semble moins discernable lorsqu’on écoute la chanson « Happier », interprétée par Ed Sheeran et sortie sur son album Divide en 2017. En premier lieu, les rythmiques couplées aux enchaînements d’accords, ainsi que les tournures de la mélodie semblent très fortement inspirées de celles de la chanson « Stay With Me » (2014) de Sam Smith. On peut ainsi soupçonner une logique habile de contournement du plagiat. Mais mentionnons également que dans la chanson de Sam Smith, la mélodie vocale et les enchaînements d’accords présents dans le refrain rappellent également ceux de la chanson « I Won’t Back Down » (1989) de Tom Petty, que ce dernier avait coécrite avec Jeff Lynne. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle Sam Smith et ses collaborateurs durent faire figurer les noms des deux compositeurs sur les crédits de la chanson.
En définitive, la question de l’originalité et du plagiat reste une dialectique qui ne saurait être résolue par des schémas et des définitions simplistes. Déterminer un éventuel cas de plagiat ne semble donc envisageable que par une écoute minutieuse, objective (et donc honnête) au cas par cas de chaque chanson, tout en assumant les standardisations qui régissent depuis des décennies le domaine de la musique populaire. Le diable est dans le détail dit-on… la créativité aussi.