Une brève histoire de l’enfermement, Des prisons urbaines aux villes pénitentiaires

La naissance des établissements pénitentiaires

À partir de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, le fait est que les villes françaises ont été le théâtre de l’instauration d’une structure urbaine indexée sur la nécessité de prendre en compte la nouvelle pénalité révolutionnaire, à savoir la peine d’emprisonnement. En effet, à la suite de la naissance de la prison pour peine dans le sillage de la Révolution française, la France s’est progressivement dotée d’établissements pénitentiaires : il s’est effectivement agi, dès l’avènement du Premier Empire, de pourvoir peu à peu chaque département d’établissements nommés d’abord « maisons de répression », puis « maisons centrales de détention », qui furent notamment les héritières des dépôts de mendicité d’Ancien Régime, ainsi que l’ont montré J.-G. Petit et Ch. Carlier. Aujourd’hui, chaque département possède au moins une maison d’arrêt, et certains départements en possèdent même davantage, sans compter les centres de détention et les maisons centrales qu’on trouve, ici ou là, éparpillés sur le territoire français. Ce rappel historique de l’émergence relativement récente de la pénalité d’emprisonnement, au sortir de la Révolution française, permet de dresser le constat suivant : les villes, de préférence de grandes tailles, ou celles qui possédaient d’anciens établissements privés ou ecclésiastiques abandonnés, ou encore les chefs-lieux de département, ont dû concentrer leurs efforts sur l’accueil, en leur sein, d’un établissement pénitentiaire. En effet, dans la mesure où la construction ou l’entretien de pareils édifices nécessitaient l’engagement financier de l’État, dans la mesure aussi où la peine de prison a pour origine des considérations d’ordre religieux s’articulant autour, d’une part, de la création monastique de la punition à l’isolement dans un cachot et autour, d’autre part, de la valorisation religieuse de la cellule comme lieu propice à l’apparition du remords, dans la mesure encore où un legs historique et sémantique s’est opéré entre le domaine pénitentiel et le registre pénitentiaire, un certain nombre d’anciens édifices religieux, comme les abbayes et les monastères, ont alors été récupérés et transformés par les pouvoirs publics en établissements pénitentiaires. De sorte que, au cours du XIXe siècle, la configuration de la cartographie de la France devait présenter désormais un nouvel aspect corrélé à la mise en place d’au moins une prison urbaine, et donc d’une prison dans la ville, au sein de chaque département. On assiste donc, à cette période, au rassemblement des individus, ayant commis des infractions à la législation, dans des établissements pénitentiaires dont l’objectif principal consiste à les fixer en un lieu dédié à la mise à l’écart et aux procédures de la discipline, comme l’a subtilement démontré M. Foucault (cf. Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993 [1975]).

On a donc ici affaire à un regroupement plutôt qu’à un éclatement de la population pénale, dont les causes, multiples, peuvent être liées – outre à l’obligation de concentration de la population des Outlaws, au sens de R. castel, dans des espaces plus facilement contrôlables -, à la croissance démographique et au modèle productiviste autour duquel s’organise la société à économie de marché.

La théorie historique de l’encellulement

De manière générale, il est pour le moins notable que le regroupement des hommes dans des espaces particuliers du vivre-ensemble procède du partage de valeurs communes et d’un besoin de coopération dans les échanges et le travail. C’est ainsi que le grand spécialiste de la société médiévale, l’historien R. Fossier qui fait autorité en la matière, a démontré qu’entre le Xe et le XIe siècle sont apparus de nouvelles représentations et pratiques de la coexistence, ainsi que des usages inédits encadrant la vie quotidienne, allant jusqu’à parler de « révolution », plutôt que de « mutation », pour qualifier le processus ayant conduit, à cette période, au bouleversement des isolats et des habitats disséminés sur le territoire, à la fabrication de la maison au détriment de la simple cabane, et à l’émergence du village. Il indique les motifs fédérateurs ayant concouru au groupement des hommes dans les villages, à savoir tout particulièrement le pôle cimetérial et ecclésial : il a fallu que les habitants se réunissent autour d’une nécropole pour se sédentariser et coexister au sein d’un même village, pour des raisons assez évidentes, tenant tout particulièrement au fait qu’il est plus facile de demeurer là où sont les morts pour leur rendre hommage et leur vouer un culte, plutôt que de les transporter. L’historien va jusqu’à souligner que c’est le cimetière bien davantage encore que l’église qui a institué cette nouvelle manière d’habiter et d’incarner ces espaces nouvellement créés, à la faveur d’un « tassement des vivants autour des morts qui les appellent » (R. Fossier, La société médiévale, Paris, Armand Colin, 2006, p. 197).

Dès lors, par suite de la logique de la christianisation des habitants, et consécutivement à la place et au rôle nouvellement dévolus au cimetière comme nécropole familiale, il en a résulté l’apparition de ce que l’historien médiéviste nomme l’ « encellulement » des habitants dans des espaces de groupement et de resserrement – espaces destinés à permettre d’abord l’organisation de la prière, et ensuite l’instauration d’un terroir, d’une mentalité commune et d’un système juridique partagé. Si l’historien parle d’encellulement, c’est pour marquer que le regroupement d’hommes dans des villages et des villes ne va pas de soi, et que ce processus d’encellulement urbain réclame de puissants points d’ancrage et de fixation, à commencer par le cimetière et l’église :

« Désormais, souligne R. Fossier, il y aura des cellules de vie, neuves à la campagne, rénovées en ville. On les appellera ‘seigneuries’ ; mais le mot a des sens divers et ne recouvre pas tous les groupements ; c’est pourquoi j’ai opté pour ‘encellulement’ ; c’est un néologisme, assez laid et de connotation vaguement carcérale, ce qui convient assez bien d’ailleurs. Je le préfère à d’autres qui ne touchent souvent qu’un aspect de l’encadrement par les hommes de la guerre et de la prière » (voir R. Fossier, La société médiévale, Paris, Armand Colin, 2006, p. 196).

Par où l’on voit que, grosso modo, à partir de l’an Mil, les processus de peuplement qui ont conduit à l’avènement des villages, puis, à compter du XIIIe siècle, à celui des villes, résident dans un principe d’instauration d’espaces permanents, homogènes et solidaires, c’est-à-dire qu’il a fallu favoriser l’enracinement des gens dans un système d’habitats groupés et corrélés les uns aux autres pour qu’émerge peu à peu la configuration moderne des villes selon la logique du centre et de la périphérie, et selon la tendance à la concentration des habitations. La théorie de l’« encellulement », comme éclairage de la naissance du milieu urbain, défendue par R. Fossier, se conjugue avec le principe d’une centralisation de l’habitat autour de pôles unificateurs et polarisateurs.

La tendance concomitante à la décarcéralisation des milieux habités

Parallèlement à ce mouvement médiéval de construction, par « carcéralisation », d’abord des villages, puis des villes, il est frappant de constater aujourd’hui l’existence d’un mouvement concomitant inverse, sans doute plus prégnant que le précédent, de « décarcéralisation » des milieux habités, grâce aux travaux des architectes. Ce second mouvement tend à caractériser actuellement la recherche d’une diversification fonctionnelle des architectures contemporaines et la prise en compte des bienfaits d’une certaine mixité sociale : d’où l’actualité des variations architecturales et urbaines des milieux habités, matérialisées, d’une part, par la diversité des espaces dont la taille peut osciller du lot au macro-lot, en passant par l’îlot, et, d’autre part, par la qualité ou l’originalité de la structure urbaine qui peut être tantôt fermée, tantôt semi-ouverte, tantôt encore ouverte, selon des schémas très complexes. Dès lors, pour tenter d’appréhender ce double mouvement inverse, concomitant et enchâssé de carcéralisation et de décarcéralisation des milieux de vie urbains aujourd’hui – double mouvement qui caractérise l’identité de la ville comme ouverture à la transformation -, nous pouvons former l’hypothèse suivante, en nous appuyant sur le changement de perception de la mort dans les sociétés occidentales : au sortir de la Révolution française, un tournant s’est opéré dans les modalités de l’enracinement des populations, parce que la mort est devenue un objet sale et tabou. De sorte qu’il s’est agi de l’éluder, au point qu’il n’est plus question de mourir maintenant chez soi, en compagnie de ses proches, à qui il convient de faire ses adieux et de proférer, le cas échéant, ses dernières recommandations, mais de mourir dorénavant seul, loin de sa famille, en ignorant presque son état de moribond, dans des espaces dédiés et désincarnés comme les hôpitaux, qui apparaissaient dès lors, dans la mouvance notamment des thèses neuves sur l’hygiénisme, comme les nouveaux lieux centralisés et permanents à investir, en lieu et place du domaine privé (Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Les Éditions du Seuil, 1975).

L’appréhension de la mort en Occident

Les bonnes analyses historiques sur la question de la gestion occidentale de la mort ne manquent pas. Il est à remarquer que ces analyses convergent vers l’idée que, grosso modo, ici comme ailleurs, l’après-Révolution française marque une rupture fondamentale dans la représentation de la mort et dans la manière de la prendre en charge. Rappelons ici les grands axes de cette rupture, afin d’en saisir, par contrecoup, les évolutions et les enjeux au sein même des institutions de stricte clôture. Le rapport à la mort jusqu’au XVIIIe siècle se trouve, en effet, caractérisé par quatre éléments distincts entrant dans la composition de ce qu’on peut appeler le rituel de mort :
⁃    d’abord, le mourant avait une relation directe à la mort, en ce sens que, comme la mort n’était pas du tout un objet tabou, il préférait se confronter à la mort et la sentir venir, l’éprouver dans un sentiment tout intérieur. Loin donc de se voiler la face, le mourant avait la volonté et le courage d’affronter la mort « en face », d’en sentir les signes annonciateurs, afin de prendre ses dispositions à l’égard de sa famille, de se faire entourer par les proches et de se rappeler les bons moments de la vie. Par où l’on retrouve aussi toute la thématique du « regard de la mort en face », si chère aux chevaliers et aux moines sous la féodalité et l’Ancien Régime ;
⁃    ensuite, cette recherche d’avoir un rapport direct à la mort consistait, non pas seulement dans le fait d’énoncer des regrets de la vie passée, mais dans celui de prier Dieu de protéger sa famille, de bénir ses enfants et de demander pardon pour le mal que le mourant a pu causer, le cas échéant, à ses proches :
⁃    « Après la complainte du regret de la vie, précise Ph. Ariès, vient le pardon des compagnons, des assistants, toujours nombreux, qui entourent le lit du mourant ». (Voir Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Les Éditions du Seuil, 1975, p. 22) ;
⁃    puis, le troisième moment du rituel consistait dans l’énonciation de la coulpe, de sa propre culpabilité, et se manifestait dans l’acte de joindre les deux mains et de les lever instamment vers le ciel, en vue de prier Dieu d’accorder son entrée dans le Paradis ;
⁃    enfin, le quatrième moment se caractérisait par l’entrée en scène effective du prêtre, figure magistrale dans le rituel d’accompagnement des morts jusqu’à la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, qui avait vocation d’accomplir les gestes ecclésiastiques, notamment de lire les psaumes et de bénir le mourant, en un mot il s’agissait pour le prêtre de mener à bien la procédure de l’absolution :
⁃    « Elle [l’absolution] était donnée par le prêtre, qui lisait les psaumes, le Libera, encensait le corps et l’aspergeait d’eau bénite. Cette absolution était aussi répétée sur le corps mort, au moment de la sépulture (…) L’extrême-onction était réservée aux clercs, elle était donnée solennellement aux moines dans l’église ». (Voir Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, op. cit., p. 22).
⁃    Ce qui ressort de ce rituel de gestion de la mort, à cette période de l’histoire, c’est que la mort faisait l’objet d’une cérémonie publique, qui était ordonnée et codifiée selon la coutume et les bonnes mœurs, et qui consistait dans le fait de se préparer à mourir et de rendre publics les rituels par l’accueil d’autres personnes au chevet du mourant (famille, proches, voisins…). Une telle « publication » des rituels de mort supposait l’indifférence ou l’ignorance face aux règles d’hygiène, car peu importait la présence de tiers au chevet du mourant gisant au lit. La présence de tiers englobait jusqu’à celle des enfants ! De façon générale, la cérémonie publique ne revêtait aucunement un caractère dramatique ou excessif. Ce rapport à la mort, cette acceptation de la mort traduisait, on le voit, l’idée que la mort était chose ou phénomène appartenant à l’ordre des choses et qu’il ne s’agissait pas de s’en offusquer, mais bel et bien de l’apprivoiser.
⁃    Par où l’on voit que, par opposition à cette vision traditionnelle de la mort, propre à la société féodale et d’Ancien Régime, la mort est devenue aujourd’hui un objet très abstrait qui n’appartient à personne. Plus qu’ailleurs, la mort en prison est synonyme de mort par délaissement et abandon. On y meurt seul, éloigné de sa famille et de ses proches, et souvent de mort violente. Le phénomène du suicide, qui touche plus la population carcérale que la population française en général, prouve qu’on y meurt sans l’assistance d’un prêtre ou d’un médecin, au fond dans le dénuement le plus total. Un parallèle pourrait être également fait avec la manière dont la mort apporte son lot de tristesse et de déréliction au sein des établissements hospitaliers.

Le modèle carcéral moderne

Le caractère carcéral des villes, au sens positif déjà indiqué de ce qui rend possible la communauté des hommes, s’est asymptotiquement désagrégé, sans avoir à ce jour complètement disparu, au profit de l’instauration de structures carcérales désincarnées et éloignées des villes, le terme carcéral étant cette fois ici à entendre au sens de l’élimination sociale et de la mise à l’écart par rapport aux milieux habités. Si le mouvement de carcéralisation de la société médiévale a peu à peu permis l’apparition d’un vivre-ensemble spontané et la complexification des relations communautaires et interindividuelles, à l’inverse, le mouvement de décarcéralisation qui s’y superpose, à l’époque contemporaine, fait bien davantage écho à l’appauvrissement des liens humains, au délitement des solidarités et à la construction de structures et de lieux carcéraux totalement factices, désincarnés et inhabitables.
Au fond, à l’aube du XIXe siècle, ni le culte des morts ni le soin dû aux défunts n’ont continué à faire sens pour la société. Au contraire, il s’est désormais agi de contourner ces anciens pôles centralisateurs, de s’en tenir éloigné, de sorte que, comme élément décisif de regroupement et de vie, le cimetière, tout particulièrement, s’est vu progressivement abandonné au profit d’autres lieux de polarisation administrative comme les hôpitaux (pour les malades et les mourants), et même la prison naissante (pour les déviants ou les anormaux). Si le principe de l’encellulement urbain, au sens médiéval du terme, a encore fait l’objet, ici ou là, d’applications manifestes, et ce au lendemain de la Révolution française, il a toutefois connu un virage remarquable par le truchement de l’interchangeabilité du principe de vie et du principe de mort, affectant jusqu’aux rapports des hommes aux édifices cultuels (cimetière, église) : en effet, dorénavant, ce n’est plus autour de la mort que doivent s’effectuer les rassemblements des villageois et des citadins, comme au Moyen Age, mais autour de la vie, autour d’une forme de volonté de puissance et autour de l’accomplissement individuel. C’est à la faveur d’un mécanisme de généralisation et d’institutionnalisation d’espaces destinés à promouvoir la vie, du moins en apparence – ainsi, des hôpitaux qui prennent soin des mourants plutôt que des morts en vue de les aider à recouvrer santé et vitalité, ainsi encore des prisons qui permettent le maintien en vie des criminels contre l’usage des supplices de jadis et la peine capitale, etc. – que se sont paradoxalement, et tout spécialement, déployés, à l’intérieur des villes, des territoires administratifs de relégation et de mort comme les hôpitaux mouroirs et les établissements pénitentiaires. Dans nos sociétés, là où il y a Éros, Thanatos n’est jamais loin… En définitive, l’enracinement des habitants, et même maintenant des populations, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, procède, non pas de la reconduction, sous d’autres formes, du processus d’« encellulement » spontané tel que l’envisageait l’auteur de la Société médiévale dans des temps plus lointains, mais de son déplacement de fait et de sens : l’encellulement n’a plus cours en ville, mais vers la périphérie urbaine ou hors de la ville, si l’on entend par « encellulement » non pas seulement la tendance au regroupement des hommes, mais surtout les formes postiches de ghettoïsation résidentielle, de contrôle social, voire d’élimination punitive…

La place de la surveillance électronique pénale dans le paysage urbain contemporain

L’apparition, globalement au début du XXIe siècle, de nouvelles modalités d’exécution des pénalités, indexées sur l’imposition du port du bracelet pénal aux condamnés, est de nature à créer l’illusion d’une sortie hors du modèle factice de l’encellulement, puisque ce à quoi on assiste avec l’avènement de la surveillance électronique pénale, c’est à une sorte de mise en œuvre paradoxale de la « prison à domicile ». Et en effet, un certain nombre de condamnés n’ont plus aujourd’hui à « faire leur peine » à l’intérieur d’établissements spécialisés et étatisés, mais à l’extérieur, à leur domicile, dans des espaces privés et disséminés dans les villes. Dès lors, à tout prendre, on pourrait croire qu’au phénomène d’encellulement et de concentration des individus dans des espaces communs, autour de l’an Mil, s’est graduellement substituée, jusqu’à l’époque contemporaine, une forme de « décarcéralisation totale » tant de la coexistence humaine que du contrôle social. Et, de fait, sur le plan des pénalités, les condamnés n’ont plus, avec l’usage de la surveillance électronique, à essayer de s’approprier des lieux dont la particularité est d’être clos et inhabitables, mais à porter discrètement sur eux et chez eux, à leur travail et en milieu « libre », un bracelet électronique destiné à les assigner à résidence et à les tracer minutieusement, comme dans le cas du dispositif de surveillance électronique mobile. Sans aborder ici la difficulté tenant à l’annexion du domicile ou de la maison comme domus par l’autorité publique, il convient de relever cependant que la mutation primordiale engendrée, dans le domaine des pénalités, par l’émergence des technologies de la surveillance électronique, et illustrée par la mise en œuvre d’un enfermement « dehors » parallèlement à l’existence d’un enfermement « dedans », n’a pas suscité, en réalité, de profonds bouleversements dans le traitement des condamnés, car, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit toujours de procéder par enfermement et fixation artificielle, avec cette différence que les procédures actuelles trouvent à s’exercer au sein de périmètres plus vastes, aménageables et paramétrables. C’est pourquoi, nous sommes fondés à poser l’idée qu’on a affaire aujourd’hui non seulement au maintien du paradigme carcéral, tel qu’il s’est dessiné au commencement de l’époque contemporaine, mais à son extension croissante ; par suite, nous proposons l’hypothèse qu’avec la surveillance électronique pénale on assiste à la création d’une forme de mobilité et de modélisation de l’enfermement, ce qui contribue à consolider, en retour, le motif de fixation et d’appareillage des corps à des structures ou des lieux d’enfermement -, que cet enfermement concerne le domicile, un quartier, une ville, une zone ou le territoire national. Autrement dit, la surveillance électronique ne remet pas fondamentalement en cause le modèle de l’encellulement, tel qu’il s’est développé à l’époque contemporaine, mais définit une technique de modulation des dispositifs de contrôle en fonction de l’évolution de la société et de l’état des technologies. À l’intérieur d’un monde devenu diaboliquement liquide au sens de Z. Bauman, de tels dispositifs exigent le recours à une fluctuation réaffirmée des modalités de la sanction pénale, et visent à atteindre à la capacité de volatilité et de multidirectionnalité du regard-regardant de la surveillance, dont le propre réside dans son pouvoir de mobilité, de perméabilité et d’invisibilité, ainsi que dans ses caractéristiques ondulatoires et sa force d’emménagement à l’intérieur d’espaces normalement tenus secrets par les individus (leur domicile, leur famille, leur intimité, leur désir, leur subjectivité). De sorte que, si le caractère volatile, réticulaire et adaptatif des dispositifs de contrôle électroniques relève de la traque et du méta-regard, il reconduit fortement la forme, devenue banale dans son principe, de l’enfermement carcéral moderne, dont l’emblème est représenté par les établissements pénitentiaires, et ne manque pas d’élargir son champ d’action à un enfermement « dedans ».

Ainsi est-il possible de poser le théorème suivant : si les documents et les analyses historiques sont de nature à permettre d’étayer la thèse selon laquelle la théorie de l’encellulement est repérable, au cours de l’histoire des sociétés européennes occidentales, à la lumière des processus qui ont conduit à la sédentarisation, à l’enracinement et à la fixation, tantôt naturelle tantôt factice, des hommes, ainsi qu’au groupement de l’habitat, néanmoins les formes d’aménagement et de réajustement des techniques de l’enfermement aujourd’hui, notamment dans la société française, par le biais du port du bracelet pénal, ne conduisent pas à remettre sérieusement en cause la poursuite du mouvement de « décarcéralisation- désolidarisation » des milieux habités et de « recarcéralisation -concentration » des institutions contemporaines de strictes clôtures (hôpitaux, prisons notamment). En réalité, ces formes d’aménagement permettent d’aider à gérer les flux conséquents des individus devant intégrer ces institutions. Sur le plan pénal, elles sont utiles, parce qu’elles facilitent le contrôle des déplacements des condamnés au sein d’espaces circulatoires mis en réseau, et soumis aux règles de la compénétration et de l’interdépendance. De sorte que nous ne saurions être loin de soutenir que, concurremment avec la mise en place des prisons dans les villes au sortir de la Révolution française, on assiste aujourd’hui à l’annexion des villes et des espaces privés par le phénomène de l’enfermement dedans, dont le propre est d’être intangible et impalpable : autrement dit, parallèlement à la présence des prisons dans les villes, on ne peut manquer d’observer actuellement la tendance à l’implantation des villes et des foyers à l’intérieur d’espaces prenant graduellement des allures dramatiquement pénitentiaires, ne serait-ce que par le fait que s’instaurent continûment des formes de vigie permanente, établie à distance, qu’illustrent aussi bien le développement de la vidéosurveillance, l’essor de la technologie des mouchards et du drone, que le foisonnement du contrôle par satellite ou à l’aide du bracelet pénal. La vitesse de propagation des nouvelles technologies ne semble pas connaître de limite, ainsi qu’en attestent les travaux de J.-C. Froment et de M.-S. Devresse.

Dès lors, une conclusion s’impose : la particularité des villes d’aujourd’hui réside dans le fait qu’elles tendent à présenter un caractère fortement pénitentiaire, en ce sens qu’elles ne se vivent plus au dehors, comme au Moyen Age où les rues étaient encombrées, sales, propices à la rencontre, promptes à la fête quand il s’agissait de réunir les mêmes corps de métiers, mais se rétractent au dedans, à domicile, de façon irrémédiablement retranchée des autres, en étant de plus en plus placées sous surveillance. Les rues ne sont plus des espaces de conversation « pleins », mais seulement des axes de circulation « vides », à la manière des ailes des établissements pénitentiaires. En raison du sécuritarisme, la vie semble avoir déserté les villes contemporaines, qui ne sont plus que réduites à des espaces creux de passage, de distance et d’enfermement

Tony Ferri

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Crédit photographique : couverture de l’ouvrage réalisé par l’asbl Autrement »:  L’enfer-me-ment, Bruxelles, Husson éditeur, 2007

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Tony Ferri
Docteur en philosophie, Chercheur postdoctoral associé au Laboratoire GERPHAU (Groupe d’études et de recherches philosophie - architecture - urbain, UMR 7218/CNRS/ LAVUE), auteur notamment de qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012, Tony FERRI est actuellement Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice.


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